Cent ans après le Grand Incendie
Un hoquet ébranla le corps turquoise d’Embrun, et ses yeux s’ouvrirent brutalement, éblouis par une lumière bleutée. Quelques bulles s’échappèrent de sa gueule et il comprit qu’il se trouvait sous l’eau, dans la mer. La seule source de lumière provenait d’une fissure au fond de la grotte où il se trouvait. Il remua doucement la tête, et une douleur lacinante le prit, provenant de son museau. De nouvelles bulles remontèrent jusqu’au plafond de la caverne sous-marine. Il effleura du bout des griffes la zone brûlée par la branche embrasée et ses serres rencontrèrent un cataplasme d’algues gluantes.
Un remous dans l’eau sur sa gauche l’alerta et il se tourna vivement. Son regard s’adoucit de soulagement lorsqu’il vit Thazard s’approcher. L’Aile de Mer avait les écailles d’un bleu étrangement sombre, et ses yeux aigue-marine dénotaient avec les couleurs foncées de son corps. Il était maigre et ondulait gracieusement dans l’eau salée, mais ses pattes étaient musclées, résultat d’années d’entraînement physique aux côtés du père d’Embrun. Ce dernier apparut également, la mine grave, les ailes parcourues de fines brûlures. Il s’approcha, ses yeux verts perdus dans le vide.
— Tout va bien ? demanda-t-il en aquatic, ses taches lumineuses s’allumant à plusieurs reprises.
— J’ai mal au museau, répondit Embrun en désignant la zone sans pouvoir l’allumer, à cause de la douleur. Où sont les autres dragons de Mer ?
Thazard se mut vers lui et prit place à ses côtés. Son regard était triste mais il arborait toujours ce sourire rassurant qui lui était propre.
— La plupart s’en sont sortis, avec quelques brûlures, sans doute, déclara-t-il. Mais notre clan a tout de même connu de nombreuses pertes.
« Notre clan », songea Embrun, perturbé. Il employait les mêmes termes que Kombu lorsque ce dernier désignait les dragons de Mer. Comme si les Ailes de Mer formaient une unité à part, une véritable tribu qui ne souhaitait pas se mêler aux autres dragons. « Est-ce donc ce que souhaite Père ? La scission de toutes les races de Pyrrhia ? La fin de la diversité ? ». Il s’aperçut que le fidèle ami de son père avait posé une patte griffue sur son épaule, comme pour le rassurer. Son regard l’incitait à se reposer et à ne plus penser à l’assaut du bastion. Après les cris des dragons se battant, le crépitement des flammes, le silence opaque de l’océan était presque inquiétant.
Des courant lui parvinrent lorsqu’une grosse Aile de Mer pénétra dans la grotte, envoyant des tourbillons d’eau çà et là. Kombu se retourna vivement, l’oeil sévère.
— Aplysie, j’avais demandé à ne pas être dérangé ! s’exclama-t-il en aquatic.
— Chef, c’est urgent, clignota la dénommée Aplysie, ses yeux violacés roulant dans leurs orbites à toute vitesse. La patrouille que vous aviez demandé vient de rentrer, et elle vous informe du retrait des Ailes de Boue vers les marécages. Elle n’a pu se rendre sur les lieux de l’attaque, mais affirme que le brasier s’est éteint.
— Patientez hors de la grotte, ordonna Thazard, son ordre ponctué de puissants clignotements des écailles sous ses yeux clairs. Nous vous rejoindrons dès que possible.
La dragonne de Mer obtempéra et disparut du champ de vision d’Embrun, toujours étourdi par la douleur de sa blessure. Kombu remercia son ami en allumant quelques écailles de son torse puis s’échappa à son tour de la caverne sous-marine. Le dragonnet turquoise fut seul avec Thazard, qui apporta des algues propres et s’empressa de défaire son cataplasme. Son esprit, lui était dirigé vers la bataille du bastion. Quelle durée s’était écoulée depuis l’assaut des Ailes de Boue ? Quelle était l’ampleur des dégâts ? Sa gorge se serra lorsqu’il songea aux victimes qui avaient péri dans l’attaque. Des Ailes de Mer comme des Ailes de Boue, les uns pris au dépourvu, les autres responsables. « J’aimerai connaître la raison de ce combat » songea le dragonnet.
Une fois son bandage mis en place, Thazard l’invita à se reposer, puis quitta à son tour la grotte dans une nuée de bulles. Embrun était désormais seul, entouré d’eau salée et étourdi par le silence. La fraîcheur des nouvelles algues rendait son mal supportable, et pourtant le jeune Aile de Mer n’avait aucune envie de s’endormir. Grâce à sa vision nocturne, il détecta quelques lichens aquatiques qui grimpaient sur la roche, ainsi qu’un filet de lumière s’échappant de la fissure d’entrée. Il fit quelques brasses jusqu’à cette arche, et remarqua qu’aucun dragon de Mer n’était dans les parages. Il n’aperçut même pas le museau bienveillant de Thazard. « Il a dû rejoindre mon père, et ils ont jugé que personne ne ferait de mal au fils de Kombu » pensa-t-il avec un brin d’amertume. « Soit. Je devrais aller jeter un coup d’oeil près des marécages, pour voir si les Ailes de Boue ne préparent pas un autre mauvais coup. » Une certaine peur se mua chez le dragonnet turquoise, inquiet de revivre les évènements précédents.
Il s’élança vivement, utilisant un courant marin proche pour se propulser vers l’Ouest. Ses pattes palmées lui étaient d’un grand soutien pour nager plus vite, Embrun glissait entre les tourbillons d’eau. Le bleu profond de l’océan s’offrait à lui. Lorsque sa tête émergea des flots, il aperçut les rives sablonneuses et les nuances brunes du marécage au loin. L’eau glissait sur ses écailles, une pluie fine s’abattait sur l’océan. « La tempête est en train d’arriver sur nous » songea-t-il. Ne notant aucun museau Aile de Boue dans le paysage, il replongea sous la surface et atteignit en peu de temps la berge.
Les gouttelettes froides qui tombaient devant ses yeux étaient de plus en plus serrées, et leur contact chatouillait les écailles imperméables du dragonnet. Ses serres nacrées laissaient de fines traces dans le sable spongieux, et sa queue y traçait un sillon. La pluie s’intensifia, et Embrun crut entendre le tonnerre gronder au loin. Sous ses pieds, le sol se changea en boue, et il courut sous le couvert des arbres pour se mettre à l’abris. Dans le bois, il faisait plus sombre, et les formes biscornues des branches n’avaient rien d’accueillant. Brusquement, le jeune Aile de Mer turquoise regretta d’avoir quitté la grotte sous-marine. Sur ce terrain marécageux, les Ailes de Boue pourraient le surprendre à tout moment ; il était vulnérable.
Soudain, une branche craqua dans son dos, et, instinctivement, Embrun se recroquevilla sur lui-même. « Ca y est, je suis fait. Un monstre va sortir de l’ombre pour me dévorer, et Père sera déçu de moi. Pire, il sera en colère, il regrettera d’avoir voulu faire de moi un héros. » Un épais buisson épineux frémit, et, tremblant de terreur, le dragonnet vit deux éclats orangés s’y allumer.
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