Cent ans après le Grand Incendie
Une brise légère soufflait doucement sur l’océan, chargée d’une délicieuse odeur de sel marin. Les vaguelettes venaient s’écraser entre les serres du jeune dragon turquoise, don’t le regard émeraude était plongé dans la contemplation de l’eau. Chez lui. Depuis toujours. Bien qu’appréciant la vie au bastion, le plaisir de nager entre les courants de la Baie des Mille Ecailles, il lui arrivait trop souvent de s’ennuyer ferme. Son père l’énervait, avec ses idées de « culture », de « direction des siens », tout ce qui touchait à son rôle. Embrun n’était pas vraiment fier d’être le fils de Kombu, dirigeant de la majorité du peuple Aile de Mer à ce jour. Non pas qu’il n’appréciait pas sa place dans la société de sa tribu, mais le caractère de son père l’insupportait. Il voulait faire de son fils unique un champion, un chef, un leader, tout ce que le dragonnet turquoise détestait de tout son coeur. Lui était en réalité d’une nature timide, un peu peureuse, mais passionnée par le monde extérieur, et par la beauté des moments. Embrun se serait vu écrivain, artiste, pas maître de centaines de dragons ! Toutes les responsabilités de son père - et, il le savait, qui lui seraient léguées à la mort de celui-ci - lui donnaient la nausée.
Alors Embrun préférait fuir Kombu, sa famille, son propre peuple, tous les Ailes de Mer de la Baie, tout ceux qui pourraient lui rappeler qu’il a des responsabilités, et un calme à maintenir. Le dragonnet de Mer n’était pas aveugle, il avait bien vu que beaucoup de dragons commençaient à en avoir marre de cohabiter avec les autres. Certaines familles, les plus aimables, recueillaient les dragons jetés dehors par les Ailes de Mer dans leurs maisons, sur les îlots de la Baie des Mille Ecailles. Rien que de voir ce spectacle, Embrun avait envie de vomir. « J’aimerai croire que Père fait quelque chose pour remédier à cela » songeait-il parfois. Mais il fallait se rendre à l’évidence : Kombu n’avait que faire des problèmes des autres dragons. Tout ce qui lui importait, c’était son rôle aux yeux des Ailes de Mer. Le rôle d’un leader.
Les nuages gris se serraient au-dessus de la tête d’Embrun. La tempête arrivait de l’Ouest, prête à jeter sa fureur sur la paisible mer. Sous l’eau, on ne ressentait pas vraiment de différence, mais le dragonnet turquoise ne pouvait que se mettre à la place des autres dragons, les terrestres, qui devaient subir les pluies torrentielles et glacées depuis des jours. « Quand on y pense, il y a des gens bien plus courageux et malheureux que moi... »
Ne tenant plus à rester à contempler les vagues en attendant le déluge, il déploya ses ailes aux reflets émeraude et s’envola. Les premières gouttelettes s’abattirent sur lui et l’immensité de l’océan, le faisant frissonner de tout son long. Embrun aimait l’eau - plutôt normal, pour un Aile de Mer -, mais préférait nettement nager dedans plutôt que se recevoir des centaines de gouttes glacées aléatoirement sur son corps. Il opta pour se cacher sous le couvert des arbres d’une petite île, écartant l’idée de retourner au bastion de Kombu.
L’air était encore plus lourd, sous les grosses feuilles des arbres, et les gouttes de pluie perlaient sur le museau du dragonnet de Mer. Trouvant l’atmosphère trop sombre, il alluma les taches lumineuses de ses flancs, créant un halo bleu aveuglant autour de lui, faisant fuir quelques petits animaux. Là, il s’allongea, perdu dans ses pensée. Qu’avait-il fait pour avoir un père aussi obsédé par le travail ? Par sa propre gloire ? Par son nom ? Embrun était persuadé que des tas de dragonnets de Mer avaient des pères prévenants, amicaux, qui les aimaient vraiment. Kombu, depuis la naissance, il y avait cinq ans, de son fils, ne faisait que lui parler du regard des autres, de l’importance d’un meneur dans une communauté, de son futur travail. Avec tout ça, Embrun n’avait même pas pu bénéficier d’une vraie éducation, de temps de jeux avec d’autres petits dragons de son âge... Il n’avait même pas pu avoir le soutien d’une mère ! Lorsqu’il avait demandé à Kombu où elle se trouvait, il avait répondu, tout en haussant les épaules :
— Bah, je l’ai jetée dehors dès que tu as éclos ! À quoi m’aurait-elle servie, sinon ?
Kombu était obstiné par l’idée que, tout faire tout seul, c’était prouver au monde qu’on était assez fort pour diriger. Mais, dans sa solitude forcée, Embrun avait juste compris qu’avoir un père pire que le sien, c’était sans doute très rare.
Un soudain grondement venant du ciel le tira de ses pensées. Le tonnerre, accompagné de sa terrible tempête. « Je m’en fiche, je peux bien subir toutes les tempêtes du monde, pourvu que mon père me laisse avoir une vie normale ! » pensa-t-il, ressentant soudain le besoin irrépressible de briser un rocher en deux. Mais, sachant très bien que s’il passait à l’acte, il allait se casser une patte ou quelque chose dans ce genre, il s’abstint en s’assit sur un tapis de feuilles. Dans la forêt, la mer était invisible, et pourtant, elle ne lui manquait pas. « Mon père est là-bas, alors je ne veux pas la voir ! ».
Le grondement recommença, plus intense, et plus long. Cependant, un véritable tonnerre lui aurait déchiré les tympans, hors, le bruit semblait étouffé, comme de l’air brassé en même temps qu’un rugissement terrible se faisait entendre. La pluie redoubla d’intensité, criblant les feuilles et les écailles turquoise du dragonnet. Inquiété par ce bruit qui se rapprochait, Embrun sauta sur ses pattes, et courut à la lisière de la forêt. Une fois qu’il put voir le ciel, il tourna sur lui-même pour voir ce qui produisait ce vacarme. Et sa mâchoire faillit se décrocher lorsqu’il les vit.
Une nuée d’Ailes de Boue s’approchait du bastion de Kombu. Compte tenu de leur vitesse, de leurs grognements rauques et de leurs quelques armures, ils n’étaient pas là pour parler cabane sur la plage et champs d’algues.
« Par toutes les perles de l’océan, il faut prévenir Père ! ». Il fut arrêté par une autre pensée, plus forte encore : « Par toutes les perles de l’océan, il faut s’en aller au plus vite ! ».
Embrun fixa tour à tour l’océan tumultueux et le ciel à présent noir d’Ailes de Boue, des dragons bruns qui avaient l’air d’en avoir après les Ailes de Mer. « S’ils me voient, je suis un dragonnet mort » songea-t-il. Plonger sous l’eau était la meilleure des tactiques : ses écailles turquoise le rendraient invisible aux yeux des dragons de Boue.
Malgré le fait qu’il déteste son père, Embrun ne pouvait pas l’abandonner. Impossible, il devait le retrouver. C’était plus fort que lui. Alors il sauta dans l’eau et se propulsa en direction de l’île où le bastion de Kombu avait été érigé. La végétation touffue de l’îlot cachait la grosse bâtisse aux yeux des autres dragons, et des tunnels sous-marins permettaient de s’y rendre sans abîmer le feuillage de protection. Mais qu’est-ce que de simples feuilles vertes pouvaient faire face à des Ailes de Boue armés et cracheurs de feu ? Pris de panique, Embrun accéléra la cadence, envoyant des tourbillons de bulles silencieux autour de lui. Les bancs de poissons, totalement inconscients du danger qui volait au-dessus d’eux, s’écartaient vivement sur le passage du dragonnet turquoise.
Embrun pénétra dans l’un des tunnels sous-marins qui conduisaient au bastion. L’obscurité ne le gênait pas, car, comme pour tous les Ailes de Mer, sa vision nocturne lui permettait de distinguer les parois du conduit. Il utilisait ses serres nacrées pour se propulser le plus vite possible vers le bastion de Kombu, et ses pattes souffraient le martyre. Enfin, la lueur de la sortie apparut devant lui, et le dragonnet de Mer tressaillit lorsqu’il remarqua qu’elle était orangée.
Son museau émergea à la surface et l’air lui piqua immédiatement la gorge. Ses yeux émeraude balayèrent l’île, et ce à quoi il s’attendait s’était révélé vrai : le dôme de végétation prenait feu. « Les Ailes de Boue sont arrivés avant moi ! » paniqua-t-il. Sans perdre plus de temps, Embrun s’élança vers l’immense tour de pierre qui s’élevait au centre de l’île. Le bastion, entièrement construit des pattes de son père et des Ailes de Mer les plus fidèles à ses idées. Le dragonnet turquoise courut vers la porte d’entrée du bastion. La plupart des dragons de Mer s’étaient envolés et livraient bataille aux dragons bruns. Ils avaient été pris par surprise, et semblaient totalement déboussolés. Le dragonnet de Mer se glissa entre les combattants pour rejoindre l’intérieur du bâtiment de pierre et de corail qui se dressait au centre de l’îlot. Les portes avaient été barricadées, et les bruits d’une forte agitation s’échappaient des meurtrières. Fort heureusement pour Embrun, il existait une trappe à l’arrière du bâtiment, dissimulée sous des buissons épineux. Il s’empressa de contourner le bastion, évitant les coups de griffes des Ailes de Boue enragés et les lances de ses confrères Ailes de Mer. Prendre son envol étant trop risqué, à cause des branches enflammées qui tombaient des arbres, il fut contraint de se faufiler en longeant les murs du bâtiment.
La trappe était désormais à quelques mètres de lui. Il lui suffisait d’entrer et de refermer la plaque de métal par-dessus sa tête, et il pourrait rejoindre son père. Mais un immense rameau d’arbre embrasé s’écroula tout d’un coup sur la trappe, et quelques feuilles de feu lui brûlèrent le museau. Embrun poussa un cri rauque, et fut soudain tiré en arrière par de puissantes pattes agiles. Il reconnut le parfum léger et aquatique de Thazard, le plus fidèle associé de Kombu, et poussa un soupir ; les Ailes de Boue ne l’avaient pas capturé. Mais la brûlure à son museau était si douloureuse qu’il crut en perdre connaissance. La fumée emplissait ses poumons, et ses prunelles clignaient sans vraiment voir. La dernière chose qu’il aperçut fut les yeux verts et globuleux de son père, sur une face noircie de cendres.
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