Cent ans après le Grand Incendie
La pluie battait les flancs des deux dragons lorsqu'ils arrivèrent en vue du camp de Soir. Pyrale était sous l'emprise d'un sentiment qui lui était jusque là inconnu. Des fourmillements traversaient ses pattes, et elle mourrait d'envie de partir en courant et d'à la fois voler vers leur destination. « Je crois que c'est un mélange d'appréhension et de curiosité... » songea-t-elle, dubitative sur le sujet. Puis ses deux prunelles dorées se glissaient vers son guide, le puissant Soir, dont les épaules roulaient dans leurs muscles à chaque pas. Non seulement il impressionnait beaucoup la petite Aile de Nymphe, mais elle le redoutait aussi énormément. « Maman m'avait toujours dit de me méfier des autres dragons, mais elle me disait que les Ailes de Nuit étaient les pires menteurs, voleurs et arnaqueurs de Pyrrhia... ».
« Et s'il lisait dans mes pensées ? » s'inquiéta-t-elle soudain. Elle avait souvent entendu dire que les dragons de Nuit possédaient ce don. Mais était-ce une simple légende ou une rumeur bien fondée ? Nul ne le savait, ou alors personne ne l'avait jamais prouvé. Pyrale glissa un bref regard vers Soir, mais celui-ci regardait droit devant lui, sans doute perdu dans ses pensées. Cependant, la jeune Aile de Nymphe orange le tira de ses rêveries, et lui demanda courageusement : avait-il bel et bien des pouvoirs télépathiques ? Soir rit bruyamment, comme si elle venait de lui poser la question la plus insensée de l'histoire de Pyrrhia.
— Pas moi, finit-il par lâcher.
« Comment ça, pas lui ? » songea-t-elle. « Ca veut dire que d'autres le peuvent ? » Mais elle n'eut pas le temps de poser la question, car la pluie s'arrêta brutalement, faisant apparaître une gigantesque combe rocheuse, située dans une zone de forêt que Pyrale n'avait encore jamais exploré. À l'intérieur, il lui semblait déceler une grande effervescence, et ses antennes ne tardèrent pas à lui confirmer ce qu'elle pensait : une bonne centaine de dragons vivait là-dedans.
— Bienvenue chez-moi, Pyrale ! s'exclama Soir, souriant, en écartant ses ailes étoilées. Ce lieu n'a pas encore de nom, si tu as des idées, je suis toute ouïe.
Gênée, l'Aile de Nymphe ne sut que répondre. Mais, heureusement, l'Aile de Nuit noir ouvrit la marche sur un étroit sentier qui descendait dans la combe. Elle le suivit, ressentant une excitation particulière, tout d'un coup. « Tant de dragons, tant de monde, et moi ? Comment pourrais-je m'adapter à un tel endroit ? » s'inquiéta-t-elle, tout en avançant.
Ils passèrent au centre de la combe, au milieu des activités de tout ces Ailes de Nuit aux écailles noires et violacées. La plupart ignoraient Soir et Pyrale, certains saluaient le grand dragon noir, et quelques dragonnets toisaient la dragonnette orange avec de grands yeux admirateurs. Sans doute étaient-ils émerveillés par ses écailles de couleurs aussi vives et chaudes. « Le noir, c'est sombre, morne, sans aucune élégance » songea Pyrale avec amusement. Elle suivait la longue queue sinueuse de Soir, de peur de ce perdre dans tant de dragons.
Ils s'approchèrent d'une sorte de cabane de bois ; son toit était recouvert de longues branches vertes recouvertes de feuilles ou d'épines, et une fenêtre était percée à côté de la porte. La petite bâtisse était située sous une corniche de roche, ainsi protégée de la pluie. Ils allaient entrer, quand une dragonne beaucoup plus jeune que Soir, mais plus âgée que Pyrale, en sortit vivement. La dragonnette sursauta. La nouvelle venue était entièrement noire, ou presque : outre ses écailles argentées sous les ailes, des reflets violacés semblaient serpenter sur ses flancs et ses épaules à chacun de ses mouvements.
— Soir ! s'écria-t-elle. La pluie, c'est horrible ! Je déteste ça ! La tempête a fait déborder la cascade et a provoqué des glissements de terrain, ça a endommagé les nouvelles cabanes au Sud de la combe. Je pense qu'on devrait les déplacer sous l'arche de pierre, plus au centre, pour éviter les destructions. J'ai mis Faussombre et Météore sur le coup, mais je voudrais quand même une autorisati...
— Doucement, Filante, gronda Soir. Nous discuterons de ça plus tard. Nous avons une invitée !
Ladite Filante plongea ses yeux sombres dans ceux de Pyrale, la dévisageant longuement. Puis, un léger sourire illumina son visage.
— Bienvenue, dragonnette de Nymphe, déclara-t-elle.
Elle se détourna pourtant vite de Pyrale, qui comprit que son interlocutrice n'aimait pas parler aux dragons étrangers à son camp. « Elle pourrait au moins faire semblant » songea-t-elle.
— J'imagine que tu vas encore lui sortir ton histoire à coucher dehors, Soir ! ricana Filante en donnant un coup de coude amical à l'immense dragon de Nuit. Bon, je vous laisse, j'ai un million de choses à faire qui m'attendent !
Elle décolla en soulevant un nuage de poussière, et partit vers un autre coin de la combe, laissant Soir et Pyrale de nouveau seuls.
— Filante est très "coup de vent", remarqua le dragon. Mais c'est la dragonne la plus intelligente et compétente du camp, c'est elle qui me seconde. Viens, entrons, nous serons à l'abri.
Pyrale hocha la tête, et pénétra dans la cabane, tête baissée. Il y faisait sombre, et une odeur de poussière, de vieux parchemin et de plantes desséchées y régnait. La dragonnette orangée s'assit sur une sorte de tapis de paille posé au sol, face à une table basse de bois. Soir se plaça de l'autre côté. Un petit bruit provenant du fond de la pièce alerta l'Aile de Nymphe, qui se retourna vivement. Un dragonnet de nuit gribouillait sur des morceaux de parchemin, à moitié dans l'obscurité.
— C'est mon arrière-petit-neveu, Veilleur sourit Soir, répondant aux interrogations muettes de Pyrale. Il ne s'entend pas avec les autres dragonnets, alors j'autorise sa mère à le laisser dessiner dans ma cabane.
— Vous vouliez me parler ? demanda Pyrale, pour en venir aux faits.
— Oui, c'est vrai, répondit gravement l'Aile de Nuit. Et tutoies-moi, je t'en prie. Bien, tu t'en doutais peut-être, je ne me baladais pas dans la forêt par hasard.
— Vous vouliez me trouver, devina-t-elle.
— Tu es très intelligente, pour une dragonnette de ton âge, s'amusa Soir. En effet, je souhaitais te trouver, car j'ai reçu une vision.
Pyrale en devint muette. Une vision ? Aucun dragon n'avait jamais eu de tel don ! Voyant qu'elle ne réagissait pas vraiment, l'Aile de Nuit poursuivit :
— Il y a trois ans, une prophétie m'est parvenue. Cette prophétie mentionnait de nouveaux conflits à venir, mais surtout, l'arrivée de quatre dragonnets porteurs d'espoir.
— Des dragonnets ? renifla Pyrale, dubitative.
— Mais il y a quelques jours, poursuivit-il, ignorant sa remarque, j'ai aperçu, au milieu de brumes vertes, une dragonnette de Nymphe, orange et rouge. Toi, évidemment. Je savais qu'il s'agissait d'un présage, que tu faisais partie de cette prophétie, Pyrale.
L'Aile de Nymphe déglutit lentement. Elle ? Dragonnette de la mystérieuse prophétie de Soir ? Pourtant, n'était-elle pas une simple dragonnette banale, sur qui le sort s'était brutalement acharné ? « Quelqu'un comme moi ne peut pas être spécial, ou alors ce pauvre Soir perd complètement la boule... »
— Ca va te paraître totalement absurde, Pyrale, mais la prophétie veut que tu sauves Pyrrhia.