Cent ans après le Grand Incendie
Trois ans plus tard...
C'était l'un des pires jours de l'année.
Il tombait continuellement des trombes de pluie tiède, matin, midi, soir. Une odeur de bois et d'herbe mouillée envahissait toute la forêt, rendant impossible le détectage des autres senteurs, que ce soient des animaux, des fruits à manger, ou bien un autre dragon. De plus, qui aime vivre dans la forêt lorsque les arbres, gorgés d'eau, deviennent aussi glissants que des glaçons, et lorsque l'on a pas de feu pour se réchauffer ? Pas Pyrale, en tout cas. Ses jeunes ailes orangées étaient trempées, et traînaient lamentablement dans la boue liquide qu'avait créé la tempête qui faisait s'abattre sa fureur sur cette partie de Pyrrhia depuis des jours et de jours. A chaque pas, la jeune Aile de Nymphe pouvait sentir la boue et la pluie s'infiltrer sous ses serres, ses écailles, lui brouillant la vue et perturbant les sens de ses antennes. En fait, elle recevait constamment le même signal : danger, danger, danger... alors qu'il n'y en avait aucun ! Ses deux antennes, semblables à celles d'un insecte, mais faites d'un dégradé d'orange et de rouge, étaient conçues pour capter chaque variations de l'air, bruits les plus subtiles, mouvements quasi imperceptibles... Mais dans cette silencieuse cacophonie, comme elle l'appelait, ses sens semblaient dérèglés, et il lui était difficile de se concentrer.
Frissonnant une énième fois, Pyrale s'approcha d'un épais tronc d'arbre relativement sec, et tenta de s'y hisser pour se cacher à l'abris de ses longues branches, mais l'une de ses pattes glissa en arrière, et elle se retrouva sur le dos, les ailes à plats contre l'herbe humide. Pestant intérieurement, elle se redressa avec quelques difficultés liées au poids de ses ailes nouvelles, puis se remit en route, ses yeux jaunes balayant les sous-bois à la recherche d'un abris contre la mousson qui faisait rage, à l'Ouest des montagnes, entre le désert et les pics hérissés des plus hauts monts de Pyrrhia.
Cela faisait deux ans que Pyrale était contrainte à l'errance, seule dans les contrées hostiles du continent. Elle avait quatre ans lorsqu'un groupe de dangereux Ailes de Sable était tombé sur la grotte où elle vivait, avec ses parents et son petit frère à peine né. Sans pitié, les brigands avaient assassiné la famille de la petite Aile de Nymphe, alors qu'elle était sortie pour ramener des fruits pour se nourrir. Le souvenir des trois corps ensanglantés sans vie gisant sur la roche polie par le temps était resté gravé dans la mémoire de Pyrale, et chaque jour où elle se réveillait, elle était partagée entre de terribles regrets, une sombre tristesse, et une sincère envie de vengeance, aussi sanglante qu'elle le pourrait. En plus d'avoir tué ses parents, les voleurs aux écailles jaunes avaient cambriolé leur grotte, emmenant leurs quelques pièces d'or et les deux collier de pierres précieuses que sa mère avait acheté dans une petite ville. Cet acte ne pouvait rester puni, et Pyrale allait les venger. Son vœu le plus cher était de retrouver les assassins et de les tuer une bonne fois pour toute ! « Il tâteront de mes griffes et de mes crocs venimeux ! » songeait-elle, animée par ce sentiment obscur.
Mais elle n'était qu'une petite Aile de Nymphe aux ailes nouvelles et fragiles, avec lesquelles elle n'avait pas encore eu le temps de voler. « Non, pas de vol, trop dangereux. Ils pourraient te repérer, de là-haut. » En fait, Pyrale avait toujours vécu cachée, même lorsque sa famille était encore en vie. Son père était méfiant : ne pas s'approcher des dragons qu'on ne connaît pas. Sa mère, quant à elle, répétait souvent que les plus perfides étaient les Ailes de Nuit. Ces grands dragons noirs aux ailes étoilées et aux écailles bleutées ou violacées n'inspiraient pas confiance, selon elle. Pyrale n'avait jamais vu de dragons de Nuit, mais elle avait sa soie collante et ses crocs cracheurs de venin à sa portée, au cas où elle en croiserait un, un jour.
Pyrale avait toujours été solitaire, indépendante. Elle partait souvent de son nid, lorsqu'elle était petite, ramenant toujours beaucoup de nourriture. Elle avait appris à survivre, et à ne pas montrer ses émotions, affichant un calme olympien à chaque dispute - ce qui, autrefois, était fréquent dans sa famille -, et parlait d'une langue très franche, souvent destinée à blesser ou à déstabiliser son interlocuteur. La petite Aile de Nymphe ne pouvait s'empêcher de dire la vérité, elle avait les épaules pour endosser les répercussions de ses actes. Malgré sa petite taille et ses jeunes ailes encore un peu frêles, Pyrale était une dure à cuire, et elle voulait le montrer. Seulement, elle vivait dans en solitaire depuis deux ans, et ignorait si elle pourrait un jour à nouveau faire sa vie au milieu de dragons. Surtout qu'elle aimait cela, la solitude.
Six ans qu'elle foulait le sol de Pyrrhia. Donc quatre-vingt-quatorze jours après la fin du Grand Incendie, lorsque les dragons, sortis de leur long sommeil, réduirent à néant les charognards. Ils avaient reprit la terre qui leur appartenait de droit. Ce conflit passionnait Pyrale, qui aurait donné un de ses crocs pour assister à un tel évènement. « Malheureusement pour moi, je vis dans une époque morne sans aucun intéret » songeait-elle souvent.
Grâce aux deux années passées à errer dans les bois, la jeune Aile de Nymphe avait eu le temps d'explorer la forêt et ses environs, et rêvait de voyager loin, au coeur des terres, en bordure de mer, dans les montagnes et les marais... Mais quelque chose la retenait, une chaîne invisible qui l'empêchait de courir à toute allure vers les pics nuageux, de déployer ses ailes cuivrées toutes neuves, de s'envoler vers l'infini. Elle ne connaissait que ce bois, et les autres terres étaient toutes peuplées de dragons différents et parfois hostiles. Qui pouvait-elle bien être pour avoir une place dans ce monde ?
Oui, Pyrale avait beaucoup de mal à l'admettre, mais elle avait peur de l'inconnu. « Tes racines sont ici, pourquoi chercher plus loin ? » chuchotait une voix dans sa tête. Une autre lui répondait soudainement : « Mais l'inconnu est beau et rempli d'aventures, cesse de ruminer ton passé et envole-toi ! Montre à tout Pyrrhia tes magnifiques ailes ! ». « Mais si je vais au délà de la forêt, on ne va pas me reconnaître, on va me prendre pour une Aile de Nymphe bizarre... » songeait-elle. « Mais si je reste ici je ne verrais jamais les autres lieux de ma terre natale ! »
Perdue une nouvelle fois dans ses pensées, elle trébucha sur une large racine, ses ailes s'empêtrèrent dans les branches des buissons, et elle se retrouva le museau dans un bouquet d'orties. Pyrale poussa un glapissement de douleur et se mit inévitablement à se gratter la truffe. Toute déboussolée, elle se releva, et faillit bien s'évanouir.
Un dragon. Entièrement noir. Juste. Devant. Elle.
L'Aile de Nymphe recula de quelques pas en montrant les crocs, mais le fait qu'elle gratte son nez piqué par la plante rendait la scène absolument ridicule. Le nouveau venu ne manqua pas de le remarquer, et émit un grognement amusé. Ses grands yeux argentés riaient pour lui. Pyrale tourna la tête vers la longue et répugnante cicatrice qui lui barrait le museau, une brûlure gravée à jamais dans la peau du dragon. Mais ce qui la fascinait le plus, c'étaient les milliers d'étoiles qui brillaient sous ses ailes, formant des constellations inconnues et magnifiques.
— Qu'y a-t-il ? sourit-il, faisant sursauter l'Aile de Nymphe. Tu n'as jamais vu d'Aile de Nuit aussi impressionnant, n'est-ce pas ?
— Pas d'Aile de Nuit tout court, répliqua Pyrale, qui reprenait peu à peu le contrôle de ses émotions. Que faites-vous ici ? Vous m'espionniez ?
L'Aile de Nuit en fut encore plus amusé. « C'est ça, dit tout haut que je suis tellement peu sérieuse que s'en devient hilarant ! ».
— T'espionner ? Quelle drôle d'idée, souffla-t-il. Je ne faisais que me promener dans la forêt.
— Par ce temps ? siffla-t-elle, haussant le ton pour couvrir le bruit de la pluie qui redoublait d'intensité.
— Tu aurais préféré que j'attende des jours jusqu'à ce que le soleil revienne ? sourit le dragon noir. Je perdrais mon temps. Mais dit moi, ce n'est pas vraiment un temps approprié pour sortir lorsqu'on est aussi jeune que toi, non ? Tu ne vis pas avec la communauté d'Ailes de Nymphe de la vallée, alors tu as certainement un chez-toi ailleurs, n'est-ce pas ? Tu devrais y retourner.
Pyrale lui jeta un regard noir, que l'Aile de Nuit traduisit immédiatement. « Il a compris » songea-t-elle. « Il est intelligent, c'est déjà ça ».
— Je te propose de venir dans notre camp, déclara le grand dragon, déployant légèrement ses larges ailes piquetées d'étoiles. Tu me sembles épuisée et affamée, les miens se feront une joie de t'accueillir.
— Vous pensez que je suis stupide ? cracha-t-elle. Et si c'était un piège ?
— Tout ceux qui vivent avec moi sont sous mon aile, sourit-il. Je suis un héros de guerre de Pyrrhia, il ne me craignent pas, ils ont confiance en moi.
Cela apaisa doucement les doutes de Pyrale, bien qu'elle soit encore réticente à suivre l'Aile de Nuit.
— Je n'y gagne rien, moi, soupira-t-elle. J'ai erré deux ans, je me suis métamorphosée seule, je sais survivre.
— Je n'en doute pas une seule seconde.
À ces mots, il la salua d'un geste du bout de la queue, et tourna les talons. Il semblait encore plus immense vu de derrière, et sa carrure musclée avait dû en effrayer plus d'un. Pourtant, son ton était chaleureux et amical, et il s'était montré gentil avec l'Aile de Nymphe. Il lui avait même proposé de venir dans son camp ! « Il fait vraiment confiance à tout le monde, comme ça ? Mais j'imagine qu'il doit penser que, s'il se fait trahir, il n'aura aucun mal à traquer et punir le dragon qui lui a fait ça ». Pyrale comprit qu'elle serait plus en sécurité dans un camp, bien que rempli d'Ailes de Nuit dont sa mère lui avait dit de se méfier, que sous le déluge dans une forêt peut-être hostile.
« Je partirais quand je voudrais, de toute façon » songea-t-elle.
Elle accourut derrière l'immense silhouette du dragon noir qui partait derrière le rideau de pluie.
— Je vous accompagne !
L'Aile de Nuit ne répondit rien, mais son sourire signifiait clairement « je savais que tu ne pourrais pas refuser ».
— Tu as un nom ?
— Je m'appelle Pyrale, et vous ?
Il sourit à nouveau. « Il sourit beaucoup » remarqua-t-elle. « Mais... Est-ce une si mauvaise chose ? ».
Alors qu'ils disparaissaient en direction du camp du dragon, ce dernier parla d'une voix rauque et presque nostalgique, comme si son nom était chargé de souvenirs du passé, que c'était un mot d'une grande importance.
— Soir. Je m'appelle Soir.