Cent ans après le Grand Incendie
Trois ans auparavant...
La chaude et puissante lumière du soleil balayait les montagnes de ses rayons dorés et blancs, signes du zénith, tandis qu'un faible vent faisait siffler les crêtes des monts de grès et de rocs millénaires. Difficile de croire que les petits charognards avaient pu vivre un jour dans un environnement aussi hostile de cette terre qu'ils avaient nommé Pyrrhia. Qui ils ? Des dragons, des créatures légendaires ressurgies du passé ou du futur, on ne saurait trop le dire. Des bêtes à la peau recouverte d'une épaisse d'armure d'écailles colorées ou ternes, aux gueules cracheuses de feu, de glace, de venin, aux serres destructrices qui avaient coûté la vie à de nombreuses entités humaines. Leurs ailes, au nombre de deux ou de quatre, battaient le ciel ou l'eau, leurs queues, épaisse et dévastatrices ou fines et tranchantes, avaient mis fin à bien des existences, pour reconquérir les terres qu'ils avaient peut-être habitées un jour. Personne n'aurait su dire pourquoi ils se réveillaient maintenant, des centaines et des milliers, des dragons hauts comme des habitations, larges comme deux ou trois charrues remplies de foin, puissants comme un rocher jeté du sommet du falaise, qui piquerait à pleine vitesse vers le sol, attiré par l'attraction du noyau de la terre. Des dragons. Ils étaient là de droit. « Nous sommes là de droit ».
Les yeux perçants d'une de ces imposantes bêtes scrutaient les montagnes tout autour de lui, fouillant les coins sombres, s'arrêtant dans les recoins, pour déceler toute trace de la vermine. Mais ils avaient disparu. Il était né lorsque cela s'était produit. C'était un dragon fort âgé, fort respectable et fort puissant, qui avait détruit bien plus de vie qu'il n'en avait sauvé. Ses écailles étaient d'un noir profond, légèrement violacé ici et là sur les flancs, ou sur la nuque. Ses ailes étaient sombres comme la nuit, et, également comme cette dernière, parsemées d'étoiles argentées et blanches, si bien que ce dragon aurait pu se camoufler dans l'obscurité sans aucun problèmes. Ses cornes étaient relativement courtes, pointues, et grises comme la pierre, un gris foncé, tel celui qui composait la montagne sur laquelle il s'était perché. Son museau, à la fois aplati et retroussé, était barré d'une importante cicatrice, une brûlure ancienne qui jamais ne partirait. Ses griffes manquaient pour la plupart, arrachées par ces maudits charognards qu'il avait affronté des jours et des jours, pour "faire de la place" pour les dragons sur le continent. La gueule fermée, on ne pouvait apercevoir ses crocs aiguisés, mais il ne faisait aucun doute qu'il s'agissait d'armes mortelles qui lui avaient servi à tuer bien des fois. Tout entier ce dragon était un poignard vivant, qui avait fait et vécu la guerre, et qui n'hésiterait pas un seul instant - malgré son grand âge - à la refaire.
Un bruissement d'ailes lui fit tourner la tête vers le soleil. Ebloui, il ne put distinguer immédiatement les deux autres créatures qui volaient dans sa direction, ralentissant au fur et à mesure qu'ils approchaient du maigre plateau où la bête noire était perchée. Lorsque les arrivants furent plus proches, leurs ailes masquèrent les dangereux rayons de l'astre lumineux, et l'autre put enfin les voir.
Le premier était un mâle, bien plus jeune que lui, et aux écailles d'un vert clair et marin éclatant. Ses écailles miroitaient à la lumière du soleil, tel un joyau des profondeurs abyssales. Ses cornes torsadées sifflaient au vent, et des taches luminescentes parcouraient ses écailles, et clignotaient faiblement pour annoncer son arrivée. Ses ailes, d'une membrane vert-bleu, étaient tatouées de marques de naissance en spirales pointues et désordonnées, mais parfaitement symétriques, qui pouvaient également s'allumer sur commande de leur possesseur. Lui aussi portait quelques cicatrices, mais elle ne provenaient guère des terribles combats pour l'extermination des charognards, mais de coups et chocs reçus par les remous de la mer où il s'était installé, lui et son peuple. A sa simple vue, le dragon noir émit un grondement à peine perceptible : il n'avait jamais vraiment apprécié ce clan de dragons là, qu'il trouvait bien trop vaniteux et remplis de fierté. De plus, ils ne crachaient ni feu, ni glace, ni poison mortel, et cela les rendaient inutiles à ses yeux, malgré leur excellente force physique.
La seconde était plus âgée, bien qu'elle fut née des années et des années après cet évènement qu'on nommait à présent "Grand Incendie", à cause des brasiers allumés pour brûler ou asphyxier les charognards en détresse. Cette dragonne avait les écailles crème pâle, presque blanches, et possédant de nombreux reflets métallisés allant du doré au vert clair, qui la sublimaient plus que tout. Ses ailes étaient au nombre de quatre, semblables à celle des minuscules papillons qu'on avait déjà aperçu ici et là, allant d'une fleur à une autre, et étaient recouvertes de taches marron et doré, qui luisaient sous toutes les lumières, qu'elles soient diurnes ou nocturnes. Sa tête était pourvue d'antennes, qui, malgré la brise, ne bougeaient presque pas. Son long cou musculeux était paré d'un fin collier de fleurs qui menaçait à tout instant de se briser. Ses yeux étaient ambrés, et aussi profonds que des perles de soleil. Jamais on n'aurait imaginé une créature aussi effrayante et aussi belle à la fois, et cela, c'était parce qu'on avait pas encore vu tout son peuple, disposant pour la plupart des mêmes caractéristiques physiques et des mêmes écailles colorées qu'elle. Subitement, le vieux dragon noir sentit son cœur accélérer à l'approche de celle qui paraissait être déesse. Mais personne ne méritait une telle compagne, surtout lui, qui était parfois - mais rarement - honteux de ses actes passés.
Les deux arrivants se posèrent sur la plateforme, vacillant légèrement sous leur propre poids, et à cause de la petite taille du plateau rocheux où ils avaient atterri. Leurs visages se levèrent vers celui du dragon noir, un Aile de Nuit, comme son clan s'appelait, et les lueurs dans leur regard étaient interrogatives. Ce fut la magnifique dragonne qui prit la parole en première :
— Tu es bien mystérieux, Soir, déclara-t-elle d'un voix grave et mélodieuse. Pourquoi nous faire venir ici, en haut d'une montagne, sans motif valable ? Sache que si mon peuple m'a élue leur cheffe, c'est car ils ont confiance en moi. Je ne peux ainsi m'éclipser sans pouvoir leur fournir plus d'explications.
— Ton clan est intelligent, il comprendra, Héspérie, lui répondit l'Aile de Nuit. Le voyage n'a pas été trop fatiguant, j'espère ?
— Les Ailes de Mer n'ont pas l'habitude de parcourir ainsi de longues distances, de plus en plein soleil, grogna le dragon vert, en fronçant le museau. J'ai dû m'arrêter plusieurs fois afin de réhydrater mes écailles, et cela a retardé ma venue.
— J'avoue que mes Ailes de Nymphe ont souhaité me retenir, commenta Héspérie. La plupart d'entre eux ont entendu parler de tes prouesses au combat, mon cher Soir, et n'avaient pas envie de me laisser, disons, seule avec toi.
— Je peux comprendre leurs réticences, mais puisque vous êtes là, commençons donc, dit le vieux mâle aux écailles sombres, presque dans un souffle. Si je vous ai convoqués tous deux ici, c'est car j'ai reçu un message. Pas un message ordinaire, c'était une prophétie.
— Pardon ? s'étrangla l'Aile de Mer vert clair, les yeux exorbités. Une telle chose est impossible !
— Cela m'était déjà arrivé par le passé ! s'offusqua Soir, le regard dur. J'avais prédit que les charognards résisteraient à notre assaut, et que certains d'entre nous allaient perdre la vie ! On m'a traité de fou, mais il se sont rendu compte que j'avais raison. Mon clan est capable de recevoir des visions du futur, très chers chefs de tribus.
Alors que personne ne semblait décider à s'exprimer sur ce qu'il venait de dire, le dragon de Nuit se racla la gorge et récita, comme un chant sans mélodie ou un poème apprit par cœur, ceci :
« Dans les moments de reconstruction
Dans les moments de doute
Cent ans après les affronts
Cent ans après la déroute,
Les cupides dragons qui vivent sur ces terres
Devront faire un choix : la paix ou la guerre ?
Et alors que les ombres semblent sans fin
Ils seront quatre, quatre enfants du destin.
Quatre dragonnets, de clans différents
Venus pour mettre fin aux querelles des précédents
Quatre dragonnets, venus quand sonne le glas
Apporter la paix, tels les Ailes de Pyrrhia. »
Une fois la prophétie annoncée, les yeux de l'Aile de Nuit, jusque-là figés dans le ciel, retombèrent sur ses pattes, comme s'il était honteux de ce qu'il venait de raconter. Mais lorsque sa tête se releva, la détermination brillait dans son regard. Il croyait dur comme fer aux vers de sa prophétie, ce que l'Aile de Mer ne semblait pas partager.
— Merci infiniment pour ta petite comptine, Soir, mais il semblerait que ton âge avancé te fasse perdre la tête, grogna-t-il. Je ne crois pas un mot de ces sornettes. Que faut-il comprendre ? Que quatre mystérieux dragonnets vont sauver tous les dragons de Pyrrhia ? Mais de quoi, des charognards ? Non bien trop déjà-vu, des serpents alors ?
— Quel indignité, Kombu ! siffla Héspérie, le nez froncé, comme dégoûtée des paroles du dragon vert. La prophétie parle de "cupides dragons", et de "querelles des précédents". Qui sont les précédents des dragonnets ? Leurs parents, c'est une évidence.
— J'ai fait une hypothèse, continua Soir, un peu énervé par la remarque de l'Aile de Mer. Tout le monde a remarqué que les dragons en ont marre de vivre avec les autres clans. Ça parle ici et là de "maudits mangeurs de papayes" et de "tête d'algues dégoulinantes", et c'est une évidence : nos clans ne sont pas fait pour se côtoyer.
— Une minute, cracha Kombu. Ce que tu insinues, c'est que chaque tribu de dragons aille vivre de son côté, sans se soucier des autres ? Tu parles de diviser la société que nous avons mis cent ans à construire !
Il avait craché les mots "cent ans" comme si il parlait de vermine répugnante, et Soir n'appréciait pas cette façon de voir les choses. De plus, sa réflexion sur son âge important lui donnait une forte envie de réduire son museau verdâtre en bouillie. Puis le terme "cupide" utilisé dans la prophétie qu'il avait reçu plusieurs jours auparavant revint dans sa mémoire, et il comprit de quoi il parlait. « Est-ce cela le destin des derniers du Grand Incendie ? Des dragons étalant leur puissance, vaniteux comme Kombu des Ailes de Mer ? Suis-je si différent de lui ? Certes plus sage, mais pas plus modeste... »
— Je pense que nous devons observer les dragonnets, dans nos clans respectifs, gronda l'imposant Aile de Nuit en faisant un pas sur la petite plateforme de pierre. Peut-être l'un d'eux fera partie de la prophétie.
— C'est totalement ridicule, pesta Kombu, ses yeux bleus lançant des éclairs. Cette prophétie, tu la sors de nulle part, pour mettre ton peuple en avant. Tu ne vois donc pas que les Ailes de Nuit sont aussi des dragons ? Comme les Ailes de Mer, les Ailes de Nymphe, et tous les autres !
Héspérie, qui n'avait rien dit jusqu'à présent, posa l'une de ses pattes avant sur celle de Soir, et plongea ses yeux orangés dans les siens, eux couleur de l'ébène.
— Moi je te crois, souffla-t-elle, si bas que l'Aile de Mer vert eut du mal à les entendre. Je ferais tout mon possible pour trouver le dragonnet de la prophétie dans mon clan, s'il y en a un. Je sais que tout ce que tu dis es sincère, et que tu veux le bien de nos tribus, depuis le jour où toi et les anciens du Grand Incendie ont vaincu les charognards.
— C'est un blague ? protesta Kombu, sourcils froncés, incrédule.
Soir sentit son cœur ralentir, et se détendit. Depuis que la magnifique Aile de Nymphe était à la tête de son clan, il avait toujours vu en elle la compagne parfaite, et une âme de reine. Parfois, des visions troubles hantaient ses rêves, où les Ailes de Nymphe et les Ailes de Nuit s'unissaient pour former une nouvelle dynastie plus sage et plus forte encore, mais tout cela paraissait si lointain... « Et je suis bien trop vieux pour avoir aujourd'hui une descendance » songea le dragon noir, torturé par les regrets de n'avoir rien put avouer à Héspérie. Mais il ne pouvait se concentrer sur ses propres sentiments, du moins pas maintenant. Une prophétie venait d'être dévoilés aux deux chefs de clan mis en place jusqu'à présent. Peut-être les Ailes de Feuille allaient-ils avoir un meneur quelques jours plus tard, et il était possible qu'un courageux et égocentrique Aile de Glace monte au pouvoir d'ici quelques semaines... Bien qu'il l'ait dit aux deux dragons assis devant lui, il n'avait aucune confiance en Kombu, mais était persuadé qu'Héspérie était sincère, lorsqu'elle disait qu'elle allait faire tout son possible pour trouver le dragonnet de la prophétie dans son clan, si du moins l'un des siens en faisait partie. Lui-même allait observer de près les éclosions et les dragonnets de son clan, du moins, jusqu'à ce que chaque dragonnet soit trouvé et annoncé.
— J'ai une question, Soir, siffla le dragon de Mer vert clair, sa lourde queue battant l'air et le faisant légèrement vaciller sur la plateforme rocheuse. Si tout ce que tu racontes se révèle juste, que va-t-il se passer ? Est-ce que, comme l'annonce ta prophétie, nos tribus vont s'entretuer, et miser la paix sur une bande de dragonnets pleurnichards ?
— Le temps nous le dira, soupira l'Aile de Nuit, lui-même déçu de ne pouvoir fournir de réponse plus claire. A présent je vais rentrer au camp principal des dragons de Nuit, ils ont toujours besoin de moi à leurs côtés.
— Ils ont de quoi être rassurés, sourit Héspérie, ses ailes pâles se dépliant petit à petit, pour qu'elle puisse prendre son envol. Un grand guerrier et prophète du Grand Incendie pour chef, il faut être fier !
A ces mots, elle se lança dans le vide, en arrière, puis plana un instant au-dessus de la chaîne de montagnes, avant de battre de ses quatre ailes tachetées en direction des plaines forestières, derrière l'imposante montagne de pierre grise et verte, celle que tous surnommaient "la Montagne de Jade", en raison de ses rochers à l'étrange éclat vert feuille.
Kombu lança un dernier regard mauvais à Soir avant de lui aussi prendre son envol, vers l'Est, lui, le delta et l'immense Baie où la majorité de son clan avait élu domicile, profitant de l'eau claire et salée qui y coulait.
L'Aile de Nuit, désormais seul, fixa un instant l'horizon, dans ce ciel bleu piqueté ici et là de nuages. Vers l'Ouest, et le désert jaune clair qui commençait à apparaître aux limites des montagnes hérissées, puis vers le Nord, là d'où la brise fraîche venait, des terres montagneuses et gelées. L'Est, et bien plus loin, les marécages. Et le Sud, des forêts tropicales denses, et des prairies fleuries, un paradis regorgeant de fruits et de proies de toutes les espèces, ainsi que des ruines, comme partout dans Pyrrhia. Des ruines de pierre noircie par le feu des dragons, des maisons écroulées, des cendres défertilisant le sol... La dévastation du Grand Incendie.
« Mais c'est terminé, songea le chef d'une partie du clan des Ailes de Nuit. Une ère nouvelle s'annonce, ère de conflits et de batailles, mais d'où seule la paix ressortira victorieuse. »
Son regard se perdit dans le souvenir des yeux ambrés d'Héspérie, qui devait déjà être loin de leur point de rencontre.
« Du moins je l'espère. »