Cent ans après le Grand Incendie
Le disque lumineux du soleil se découpait dans une déchirure de nuages, au-dessus de la combe. Perchée sur une corniche rocheuse, Pyrale observait les Ailes de Nuit s’affairer aux réparations. La jeune Aile de Nymphe pouvait distinguer la silhouette élancée de Filante, qui ne cessait de tourner sur elle-même en envoyant des ordres. Les rayons de l’après-midi faisaient miroiter les nombreuses flaques d’eau qui jonchaient le sol, et sa chaleur avait l’effet bénéfique de détendre la dragonnette.
Peu après que Soir lui ait révélé sa prophétie, Pyrale avait choisi de se retirer seule un moment. Elle avait trouvé ce promontoire, en haut du campement, qui lui offrait une vue d’ensemble sur la combe et ses occupants. Ses yeux jaunes dérivant dans le vague, elle se surprit à penser « Et si c’était la vérité ? Et si j’étais l’élue de cette prophétie ». Pourtant, pour la jeune Aile de Nymphe, les dires de l’Aile de Nuit sonnaient trop beau pour être vrais. « Il m’a conduite ici, dans son élément, et maintenant il souhaite me manipuler avec des contes pour dragonnets ? J’avais raison, je n’aurais pas dû lui faire confiance. Il n’est peut-être pas le héros qu’il décrit. » En même temps, Pyrale ne pouvait écarter l’idée d’une vérité. « Mais un dragon devin... Ce ne peut être vrai, n’est-ce pas ? ».
Les Ailes de Nuit la mettaient mal à l’aise. Que lui cachaient-ils d’autre ? Quel piège s’apprêtaient-ils à refermer sur elle ? « Je devrais m’en aller » songea-t-elle. « Et pourtant... ». C’était la prophétie qui la perturbait le plus. Soir l’avait vue en rêve, un dragonnette de Nymphe rouge et orange, errant dans la forêt. « Comment aurait-il pû me trouver, sans sa vision ? ». Pyrale soupira profondément, observant la trouée dans les nuages se refermer peu à peu.
Le cliquetis de griffes dans son dos la fit sursauter, et elle tourna vivement la tête, avant de se détendre, reconnaissant la silhouette massive du prophète. Le dragon de Nuit s’installa sur la corniche à ses côtés, tout en conservant une distance que la dragonnette apprécia silencieusement.
— Que tu le veuilles ou non, tu fais partie de la prophétie, lâcha-t-il de sa voix gutturale. C’est ton destin.
— Mon destin mentionnait-il aussi la perte de mes parents ? s’écria soudain la jeune Aile de Nymphe. Parlait-il de deux années d’errance dans la forêt, à se cacher ? Est-ce que le destin t’as fait part de ma métamorphose de fortune, de mes nuits à me coucher le ventre vide ?
Sa déclaration laissa l’Aile de Nuit géant muet, ses yeux noirs de jais scrutant les siens, en contrebas. Un long silence s’établit entre les deux dragons, et le soleil disparut derrière les nuages d’encre du ciel.
— Ces dragons de Nuit, Pyrale, souffla Soir, comptent sur moi. À leurs yeux, je suis un héros, une figure paternelle et protectrice. Filante, Veilleur... ce ne sont que des enfants, et ils se croient en sécurité sous mon aile. Comme la tienne, le destin a influencé ma vie ; après les brasiers, il m’a laissé des années de répit, et m’a engagé pour recoller les débris de Pyrrhia. C’est ça, le destin. Il ne vous dit pas quoi faire, il vous pousse à le faire.
Pyrale esquiva son regard, toisant ses serres luisantes qui pianotaient sur la roche. Au loin, l’orage grondait, annonçant une nouvelle averse.
— Ce que je souhaite te dire, c’est que tout ce qui t’es arrivée n’est pas que le fruit du hasard, ajouta le grand dragon noir. Peut-être la prophétie existait-elle avant ta naissance, mais elle m’a été délivrée à moi. Et tu es l’un des dragonnets venus apaiser les conflits sur notre continent.
« Ne relâche jamais ta vigilance ! » songea Pyrale, fuyant toujours les prunelles obscures de Soir. D’un autre côté, l’envie d’être celle décrite par le prophète Aile de Nuit la démangeait. « Le destin ne peut pas m’avoir arrachée de ma famille. C’est impossible. »
— Quel rôle ai-je ? grogna-t-elle sans lever les yeux.
— Quatre dragonnets, de clans différents
Venus pour mettre fin aux querelles des précédents
Quatre dragonnets, venus quand sonne le glas
Apporter la paix, tels les Ailes de Pyrrhia, récita l’Aile de Nuit noir d’une voix étonnamment profonde.
— La paix, siffla Pyrale en secouant ses ailes orangées. Pyrrhia n’est même pas en guerre, le calme est déjà là.
— Et pourtant, ma vision annonce une période de chaos prochaine, souffla Soir en se redressant. Vous êtes quatre, et tu es la première informée. À toi de trouver les élus, Pyrale.
— Comment ferais-je ? s’exclama la dragonnette de Nymphe en suivant le dragon aux écailles noires et violacées. Si ta prophétie est réelle, elle doit bien me dire où se trouvent ces sauveurs inespérés !
— C’est ta quête, gronda le prophète en déployant ses immenses ailes noires parsemées d’écailles étoilées. Je vais faire de mon mieux pour t’aider, mais c’est toi, l’élue.
À ces mots, il prit son envol dans un nuage de poussière. Pyrale plissa les yeux en toussotant, puis regarda l’impressionnante silhouette de Soir s’élever dans le ciel. C’est ce moment que choisirent les nuages pour déverser leurs larmes pluviales sur la forêt. Dans la combe, les Ailes de Nuit poussèrent des exclamations agacées, et la dragonnette orange fut bientôt trempée. « Ma quête... Mais ce n’est pas moi qui ait reçu la prémonition. » pensa-t-elle. Elle ne put s’empêcher de penser aux deux années qu’elle avait gâchées en se terrant dans les bois. « La prophétie de Soir est peut-être fausse, mais c’est mon seul but. Et s’il s’avère qu’elle soit vraie... Qui sait ? »
La jeune Aile de Nymphe battit elle aussi des ailes et s’envola sous les gouttelettes qui cinglaient son museau. Elle suivit la forme noire de Soir au loin, et le rejoignit devant sa cabane. L’humidité avait envahi la combe, et, lorsqu’elle passa la tête dans l’encadrement de la porte, elle ne vit aucune trace du petit Veilleur. La grand Aile de Nuit, quant à lui, s’était assis sur sa couchette de branchages, et leva des prunelles surprises à la vue de la dragonnette orangée trempée jusqu’aux os. Il allait ouvrir la gueule pour s’exclamer lorsque la tourbillonnante Filante fit irruption dans l’antre de bois.
— Soir ! s’étrangla-t-elle. Ah, dragonnette de Nymphe, souffla-t-elle aussi, avec beaucoup moins de précipitation. Soir ! Il y a urgence, une coulée de boue se déverse dans le camp !
Le prophète se leva d’un bond, et se précipita dehors, talonné par Pyrale. L’épais rideau de pluie glacée qui tombait devant leurs yeux ne leur offrait pas un très bon champ de vision, mais l’Aile de Nymphe rouge-orange suivait le silhouette musculeuse du dragon de Nuit. Lorsque la pluie se calma un peu, les trois dragons remarquèrent l’étrange masse boueuse brun clair qui se dirigeait vers eux. Un attroupement d’Ailes de Nuit s’était formé, qui échangeaient des murmures catastrophés et inquiets. Des branchages et ce qui devait rester des nids installés par les dragons émergeaient par moment de la coulée.
— Que tout le monde quitte la combe ! rugit Soir pour couvrir le bruit de la pluie. Emportez vos dragonnets et abritez-vous dans la forêt !
Les dragons noirs, paniqués, obéirent pourtant immédiatement au prophète Aile de Nuit, et Pyrale nota l’efficacité des ordres du colosse du Grand Incendie. « Il les guide, c’est un meneur » pensa-t-elle en s’envolant à son tour.
Vue du ciel, la coulée de boue, lui parut soudain immense. La masse brune se mouvait avec une rapidité surprenante, et la dragonnette la vit atteindre la cabane de Soir. « Et dire que son arrière-neveu se trouvait là à peine une heure auparavant ! »
Quelques instants plus tard, Pyrale se posa sous le couvert des arbres, et repéra vite le grand Aile de Nuit. Ses immenses ailes étoilées repliées contre ses flancs, il rassurait ses compagnons de tapes amicales sur l’épaule et de mots apaisants. Près de lui, Filante essayait de calmer la panique en rangeant les dragons noirs par colonnes puis par lignes. La jeune Aile de Nymphe se fraya un passage vers le prophète.
— Votre campement est détruit, gronda-t-elle, les antennes basses.
— Nous en trouverons un autre, soupira le dragon de Nuit aux larges épaules. Là n’est pas la question ; tu dois voler vers l’Est, et trouver les élus.
— C’est trop vague ! railla-t-elle en secouant la tête. Comment pourrais-je les différencier des autres dragonnets ? Je ne suis pas devin, moi !
Soir posa un lourde patte griffue sur son épaule, et plongea ses yeux d’ébène dans ceux oranges de Pyrale.
— Je t’enverrai un signe. Vole, à présent.
Pyrale acquiesça lentement, puis se détourna du héros du Grand Incendie. « Le premier prophète Aile de Nuit... » Elle prit son essor sous la pluie, puis aperçut une trouée bleutée dans le ciel gris, vers l’Est. « Je vole vers mon destin », comprit-elle. « Et puisqu’il le faut, j’accomplirai la prophétie. »