Transcendance

Chapitre 66 : LUKE

3144 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a environ 2 mois

Le lendemain d’un sommeil sans rêves grâce au Don, Luke se réveilla vidé. Il resta perplexe puis il comprit: le chagrin, la culpabilité et le désespoir s’étaient atténués, comme une tempête chassée par le vent et le soleil, parce qu’il avait pris sa décision. Il essaierait de sortir Daisy de sa prison quoiqu’il lui en coûte, parce qu’il refusait de croire que c’était impossible.

Il prit une douche, ce qu’il n’avait pas fait depuis un certain temps, puis il descendit. Abi était encore là, en train de prendre son petit déjeuner, tandis que sa mère passait le chiffon sur les étagères.

-     J’ai quelque chose à vous dire, commença-t-il.

Sa mère et sa grande-soeur avaient déjà dû avaler plusieurs couleuvres à cause de lui, mais là, il allait leur présenter un serpent particulièrement long et indigeste. Il raconta ce qui était arrivé à Daisy, évitant de parler de la cassure dans le ciel, puisqu’elles l’avaient oublié. Malgré tout, elles ne semblèrent pas vraiment le croire. 

La seule solution fut de créer un portail et de les amener vers Daisy. Maman eut terriblement peur de se noyer et Luke eut toutes les peines du monde à la faire accepter son Don pour respirer. Lorsqu’elle parla avec leur petite sœur, elle poussa un cri de douleur, avant de fondre en larmes. Abi s’effondra à son tour. Luke les laissa discuter de tout leur saoul, puis lorsqu’elles retirèrent enfin leur main de la paroi, il attendit leur verdict. Elles auraient dû lui hurler dessus. A la place, maman ouvrit ses bras et le serra fort contre elle. Abi se joignit à l’étreinte.

Il les reconduisit à la maison, puis revint devant le portail.

Malgré la désapprobation de Daisy, il tenta tout ce qui lui passa par la tête, sans réussir à trouver le moindre début de solution. Il avait besoin de Silyen.

Sauf que l’Egal brillait par son absence. Au troisième jour, Luke décida de partir à sa recherche, ignorant les demandes répétées du gouvernement de transition, qui voulait qu’il aide à réparer les bâtiments officiels.


Comme l’Egal avait coupé le lien, le jeune homme commença ses recherches dans le domaine de Far Carr. Et là où il s’attendait à voir un champ de ruines, il trouva un manoir intact, comme s’il n’avait jamais été réduit en poussière. Il siffla doucement. Voilà ce qui avait occupé Silyen, qui ne se trouvait cependant dans aucune des pièces, pas même dans la petite cabane dans les arbres.

Au milieu de l’écurie, où les chevaux se reposaient paisiblement, Luke fut soudain assailli par une impression d’absurdité en repensant à la guerre. Il était passé du statut d’illustre inconnu à celui de héros de la nation pour redevenir un inconnu. Sauf que personne ne le savait. Silyen avait perdu son Don avant de le récupérer. Des êtres immenses avaient failli provoquer la fin du monde - ou du moins de Londres. Personne n’était au courant non plus, à part eux. Il se demanda soudain si tout cela n’était pas un rêve. La guerre avait-elle vraiment eu lieu? Mais il n’eut qu’à se souvenir de la perte de Daisy et de Gavar pour avoir sa réponse. Gavar.

Il créa aussitôt un portail et le franchit.

L’air dégoulinant d’humidité le prit aussitôt à la gorge. Le mausolée des Jardine ressemblait à un lieu antique et abandonné, comme une de ces vieilles ruines grecques, alors qu’il avait dû être bien entretenu durant le régime des Egaux. Luke s’était toujours contenté de le regarder de l’extérieur quand il coupait du bois sur le domaine de Kyneston, des années-lumière en arrière.

Après la mort de Gavar, décider du lieu où l’enterrer avait été un véritable enfer. Le gouvernement de transition avait d’abord refusé de le laisser reposer dans le mausolée des Jardine, parce que ça aurait rappelé une époque que tout le monde voulait oublier, mais cela aurait coûté l’aide d’ex-Egaux, scandalisés, dont l’argent maintenait tout juste le pays et l’armée à flots. Gavar avait donc été inhumé près des siens.

Luke fit quelques pas. Le claquement de ses baskets sur le sol poussiéreux sembla faire exploser le silence. Et c’est là qu’il la vit. Une lueur, tout au fond, en forme de silhouette humaine.

Silyen était bel et bien là. Finis les beaux complets gris, l’Egal portait des baskets, un jean et un sweat à capuche qui avait vu des jours meilleurs. Il était agenouillé devant une tombe portant le nom de Gavar, ses longs cheveux bouclés dissimulant son visage. Un halo de Don l’entourait, exactement comme quand son pouvoir avait enveloppé Luke, cette fameuse nuit à Kilsaï.

Mais la lueur ne traduisait pas de plaisir, cette fois, elle suintait d’une douleur trop intense pour être contenue. Une peine terrible transperça Luke, qui se maudit d’avoir cru l’Egal insensible. Sa souffrance était au moins aussi profonde que la sienne.

Mal à l’aise, il fit passer son poids d’une jambe à l’autre, avec l’impression de profaner une scène qu’il n’aurait pas dû voir. Il aurait voulu se précipiter vers le jeune homme pour le serrer dans ses bras jusqu’à l’étouffer, mais qui savait comment il réagirait? A contrecœur, il finit par se dire que l’Egal devait vouloir pleurer les siens de son côté, et il commença à faire marche arrière.

-     Tu peux rester, si tu veux.

A la fois embarrassé et submergé par un soulagement mêlé de tristesse, Luke se dandina, posant la première question qui lui vint à l’esprit:

-     Comment tu as su que j’étais là?

-     Sérieusement, Luke, tu as déjà oublié le lien? Je l’ai réactivé depuis une heure au moins…

La voix de Silyen tremblait un peu. Luke serra les lèvres, puis il avança prudemment, sans réussir à poser son regard sur la tombe. Pour se défaire de cette culpabilité-là, le chemin restait long.

-     Tu as le droit de m’en vouloir, dit-il doucement.

Toujours accroupi, Sil tourna la tête. Ses joues brillaient, marbrées d’innombrables larmes dont les sillages s’entrecroisaient. Luke se rendit soudain compte que l’autre jour, quand l’Egal l’avait serré dans ses bras, celui-ci devait avoir eu besoin d’autant réconfort que lui. Son cœur se brisa. Encore une fois.

-   La colère est un fardeau inutile, finit par lâcher Silyen.

   Luke fit la grimace, demandant davantage d’explications, ce qui fit soupirer l’Egal, qui s’essuya les joues.

-     Malgré notre immense Don, nous ne pouvons ni ramener les morts, ni remonter le temps. Crois-moi, j’ai essayé. Tôt ou tard, tu devras toi aussi l’accepter: quoique tu fasses, le passé ne reviendra pas.

Le fol espoir qui s’était imprimé sur le visage de Luke, en entendant la première partie de la phrase se ternit.

-     Mais ensemble…

-     Ça ne changerait rien, fit Sil en haussant les épaules.

Luke refusait d’abandonner aussi facilement.

-     Mais peut-être qu’un jour…

-     Peut-être… lâcha l’Egal, comme en écho.

   Puis il ajouta mystérieusement.

-      Il faut que je te présente quelqu’un.

Luke s’attendait à être amené à quelque part, mais l’Egal se contenta de se redresser, exposant ce qu’il avait dissimulé. C’était… un bébé. Le même que dans la grotte de Kilsaï. Le choc fut tel que Luke ne songea même pas à rabrouer l’Egal sur le fait d’avoir emmené un nourrisson dans un lieu aussi sinistre.

-     Pour une surprise… bredouilla-t-il, ne sachant pas quoi penser. Tu vas enfin m’expliquer qui c’est?

Il dévisagea le bébé, qui dormait à poing fermé et dont les traits étaient aussi fins et harmonieux que ceux d’un ange – une impression encore renforcée par ses fines mèches blondes. Sa peau, très pâle, semblait transparente.

-     Mais certainement, fit Sil. Tu as devant toi l’enfant de mon père et de Bouda.

Luke faillit faire une crise cardiaque. Il avait eu assez de révélations et d’émotions pour toute une vie, et voilà que l’Egal en rajoutait une couche.

-     Elle s’appelle Dina. Tu devines pour quelle raison, même si Bouda n’avait aucun souvenir de sa vie passée.

Luke avait au moins dix objections en tête. Il commença par la plus évidente :

-     Mais Bouda est morte! Elle était dans l’immeuble qui a brûlé, comme Astrid!

-     Je n’ai jamais dit qu’elle était morte, répliqua Sil.

-     Ne joue pas avec les mots.

-      À ta guise. Mais ce fameux soir, je me suis aperçu que ma charmante ex-belle-sœur était enceinte. J’ai mes limites, même si tu sembles constamment en douter, alors je l’ai fait passer pour morte. Puis je l’ai emmenée à Kilsaï pour qu’elle mette son enfant au monde.

-     Mais…

-     … J’ai voulu la tuer juste après son accouchement, je le concède. Mais comme je te l’ai dit, la colère est un fardeau inutile. De plus, son bébé était plein de promesses…

-     Comment ça?

-     Réfléchis. Dina a été conçue lorsque ses deux parents étaient Doués. Mais sa mère avait perdu son pouvoir lorsqu’elle est née. C’était un cas de figure unique! Il n’y a jamais eu de précédent!

Luke en eut la nausée. Cette petite… Une simple expérience de plus pour Silyen. Mais il se rappela qu’il avait quand même épargné Bouda.

-     Et j’ai eu raison, poursuivit Sil. C’est grâce à elle que j’ai pu ouvrir le portail qui a permis à… Enfin, qui a permis de chasser les envahisseurs.

Les autres objections que Luke s’apprêtait à lancer en rafale, comme le fait que le père devait certainement être Gavar, ex-mari de Bouda, et non Whittam, lui restèrent dans la gorge lorsqu’un vagissement s’élevait. Dina venait de se réveiller et elle n’était apparemment pas contente.

Silyen ne parut pas vraiment désarçonné. Il créa une petite boule de Don qui se mit à flotter dans les airs. Intriguée, Dina papillonna de ses grands yeux bleus avant d’être soulevée par l’Egal, qui la fit virevolter en imitant le bruit d’un avion. Luke se sentit fondre malgré lui. Il s’approcha timidement et agita la main. Le bébé gazouilla avec un sourire ravi.

-     Elle doit avoir faim, annonça Silyen en créant un portail.

Quelques secondes plus tard, ils se retrouvèrent chez Griff, l’ancienne nourrice de Gavar et de Jenner, qui avait abrité Luke et sa famille lorsque le Don avait disparu de Grande-Bretagne. Luke se rendit vite compte que Sil lui avait confié l’enfant, en attendant de trouver des parents. Il se demanda pourquoi il n’avait pas laissé la petite à Kilsaï avant de réaliser que ce n’était pas son monde. Tout compte fait, l’Egal avait peut-être une conscience.

Lorsqu’ils eurent fait leurs adieux à Griff, Luke entraîna Sil par la main. Il aurait voulu lui parler de Daisy, mais il devait d’abord lui dire autre chose avant de ne plus en avoir le courage.

-     Ma mère voudrait te voir.



La scène fut aussi pénible qu’il l’avait craint.

Attablée au salon de la cuisine, les mains tournant autour de sa tasse de café pleine (Sil avait évidemment bu le sien brûlant et d’une traite), Jacqueline Hadley attaqua d’emblée:

-     Ne vous attendez pas à ce que je vous apprécie. Votre famille a fait trop de mal à la mienne pour que je vous pardonne.

Luke savait que sa mère vivait la perte de leur père, assassiné sur l’ordre du père de Silyen, comme une blessure à vif. Il en mesurait maintenant la profondeur. Auparavant, jamais sa mère n’aurait osé parler sur ce ton à un ex-Egal, surtout si celui-ci était l’inquiétant et mystérieux Silyen Jardine, que tous les esclaves avaient évité comme la peste.

-     Maman, lança-t-il toutefois.

-     Laisse-moi parler, Luke. C’est entre lui et moi.

Les doigts croisés sous le menton et l’air indéchiffrable, Sil émit une brusque impulsion à travers le lien, indiquant à Luke que tout allait bien.

-     Mais mon fils semble sincèrement tenir à vous, poursuivit Jacqueline Hadley. Il m’a expliqué que vous lui aviez sauvé la vie et que c’était vous qui l’aviez conduit à… » Sa voix se brisa. Des larmes apparurent au coin de ses paupières, mais elle réussit à les chasser. Elle respira plusieurs fois, réussit à poursuivre: «… à Daisy. »

Silyen haussa les épaules:

-     Vous pouvez me considérer exactement comme vous le voulez. Sachez simplement que je tiens à votre fils plus qu’à n’importe qui au monde. Vous n’avez pas la moindre idée de ce qu’il a fait pour la Grande-Bretagne et pour votre famille.

La franchise de cette déclaration laissa Jacqueline Hadley muette. De son côté, Luke s’aperçut qu’il n’y avait aucun mensonge. Les personnes que Sil chérissait étaient sa mère, son frère et sa tante Euterpe. Ils étaient tous morts, certains par sa faute. La culpabilité revint.

Cherchant ses mots, Jacqueline Hadley lança:

-     Je vous laisse le bénéfice du doute. Cela ne signifie pas que je vous donne ma bénédiction…

Bon, Luke estima que c’était le maximum qu’il pouvait espérer. Il se leva très vite, foudroyant Sil du regard pour l’empêcher d’ajouter quoi que ce soit - parce qu’à coup sûr, il ferait tout déraper - et curieusement, l’Egal le suivit docilement dans sa chambre.

-     Laissez la porte ouverte! leur cria sa mère depuis le bas de l’escalier.

Sil leva les yeux au ciel, lorsqu’il vit Luke obéir, et créa aussitôt l’illusion parfaite d’une porte entrouverte, avant de refermer le battant.

-     Tu es beaucoup trop obéissant, ça te perdra, commenta-t-il.

Luke secoua la tête en s’empêchant de sourire. Puis il enlaça Sil par-derrière et le serra contre lui, se haussant sur la pointe des pieds pour déposer un baiser dans son cou.

-     Merci, souffla-t-il. L’Egal se retourna, surpris.

-     Pourquoi?

-     Eh bien, pour avoir accepté de revoir ma mère. On ne peut pas dire qu'elle ait été aimable avec toi…

-     Oh, je m’attendais à bien pire. Et crois-le ou non, j’aime bien faire les choses dans l’ordre.

Luke eut le souffle court. Les choses dans l’ordre?

-     Je devais bien rencontrer la mère de mon petit ami un jour ou l’autre, non? poursuivit Sil en s’amusant de la gêne de Luke.

Puis sans crier gare, il le serra dans ses bras et se mit à lui caresser les cheveux. Tendu comme un arc, Luke se détendit petit à petit, se demandant si c’était le bon moment pour parler de Daisy. En même temps, il ne voulait pas briser ce minuscule instant de bonheur. Puis Sil se détacha de lui, commença à inspecter la pièce, demandant des explications sur chaque objet, de la collection de ballons de foot aux posters en passant par le vieux skateboard qui reposait depuis une éternité contre un mur. Il écouta Luke avec tant de concentration que celui-ci finit par lâcher un petit rire. Minute, comment pouvait-il rire avec tout ce qui était arrivé? Avec Daisy qui… Il se figea. Un bruit sonore venait de retenir au-dessus d’eux. Il se raidit, prêt à lâcher son Don, avant que le son ne se précise, et il se sentit particulièrement stupide.

Sa mère passait simplement l’aspirateur.

Silyen lança un coup d’œil en biais.

-     J’insonorise la chambre, ou nous allons ailleurs?

-     Viens, je veux te montrer un endroit, répondit Luke en se rendant invisible.


Note de l'autrice L'apaisement se poursuit. Je suis particulièrement fière de la métaphore du serpent, au début, haha! Il était aussi temps de vous rassurer sur le sort de Dina. ;) Quant à Silyen, il continue à s'ouvrir... Décrire ses facettes plus douces est décidément agréable. ;)

PS: Il y aura peut-être un chouïa d'attente avant le prochain chapitre, car je dois plancher sur ma fiction originale et la deadline approche dangereusement, concernant la rédition des 7000 premiers mots et du dossier de soumission. C'est dans le cadre de la formation Licares, si vous connaissez? ;) Mais je promets de tout faire pour poster au plus vite.

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