Transcendance

Chapitre 61 : DAISY

3240 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour il y a 4 mois

L’hiver s’en allait, chassé par le début du printemps. La mer grondait et rugissait en se fracassant au pied des spectaculaires falaises de Mohair, en Irlande. Malgré l’invasion confédérée, quelques flâneurs profitaient de la douceur inattendue, peut-être encouragés par le fait que la vie avait malgré tout suivi son cours. Soudain, le grondement de la mer sembla s’accentuer. Un tourbillon apparut dans l’eau, couronné d’un nuage d’écume.

Inquiets, les gens se redressèrent. Une femme reposa le sandwich dans lequel elle mordait et se mit soudain à hurler.

La mer avait explosé. Une chose immense, grise, ruisselante en avait surgi. Elle montait haut, toujours plus haut dans le ciel, parallèlement à la falaise. Quelque chose était juché au sommet… Une silhouette humaine.

Il y eut quelques secondes de flottement terrifié. Puis ce fut la panique. Les vacanciers se mirent à courir, fuyant le plus loin possible.

La chose tomba lentement en avant, jusqu’à heurter la falaise dans un craquement sinistre.

La petite silhouette se redressa. Elle se tint comme un fantôme, le corps ruisselant d’eau salée, puis se laissa glisser le long du visage aveugle de sa Bête jusqu’à atterrir un peu maladroitement sur l’herbe. Un long moment, elle resta immobile et tremblante, les mains plongées dans l’herbe, semblant vouloir arracher le sol. Ses cheveux noirs étaient plaqués sur sa nuque par l’humidité, et sa peau irradiait, parcourue de spirales bleues lumineuses.

Daisy finit par se redresser. Face à l’océan, elle leva doucement les bras, où le rayonnement bleu devint aveuglant. Il y eut un nouveau grondement, puis dans une formidable gerbe d’eau, le monstre de pierre s’arracha à la falaise et plongea.

Le regard de l’adolescente tomba sur les couvertures, les sandwichs à moitié entamés et les barquettes de salade ouvertes, qui flottaient sur l’herbe comme les débris d’un naufrage.

   Douleur.

   Tristesse.

    L’impression de tomber dans un puits sans fond.

 Et il y avait cette rage. C’est terrible rage.

Daisy ne se rappelait plus du moment où Gavar était mort. Ses premiers souvenirs étaient le bunker et Luke, qui lui disait de rester là. Personne ne pouvait expliquer ce qui s’était passé, même si elle avait posé la question un nombre incalculable de fois.

 Donc ça devait être de sa faute.

Parce que si elle avait été à la hauteur, Gavar serait toujours là, non? Le psychologue qu’on l’avait forcée à voir et maman avaient beau dire le contraire, l’adolescente était sûre d’avoir raison. Un cri silencieux la secoua de la tête aux pieds, tandis que le soleil mourait à l’horizon. Pourquoi ne pouvait-elle plus aider l’armée? Pourquoi lui interdisait-on de voir Libby? Elle n’était pas malade, elle était juste… Elle était juste… Un hoquet lui déchira la gorge. Les sanglots jaillirent brutalement, comme des haut-le-cœur. Ses ongles s’enfoncèrent dans sa peau jusqu’au sang. Elle aurait voulu pouvoir tout effacer, s’apercevoir que Gavar était toujours là, bien vivant. Que tout n’avait été qu’un horrible cauchemar. Mais c’était impossible.

En plus, il y avait cette sensation bizarre, cette espèce de frisson, comme si toute la chaleur de son corps s’embrasait et qu’un hameçon invisible l’attirait dans une direction précise. Elle sursauta et se frotta les joues, en y laissant des traces sanglantes. Le frisson la quitta, la fraîcheur de la soirée l’enveloppa de nouveau. Ce n’était pas la première fois que ça arrivait, mais ce phénomène se produisait de plus en plus fréquemment, comme une poussée de fièvre inexplicable.

Au début, elle avait résisté à l’attraction, ce qui avait été facile parce que ce n’était qu’une vague sensation. Elle avait aussi essayé d’en parler à Luke à Far Carr, mais il n’avait pas écouté. Au fil des jours, la sensation s’était intensifiée, avait commencé à la réveiller au milieu de la nuit, remplissait ses pensées. Aujourd’hui, l’adolescente n’arrivait plus à l’ignorer. Elle avait alors pensé à Silyen, qui savait tant de choses sur le Don et sur les phénomènes étranges. C’était là qu’elle avait découvert une nouvelle manière d’utiliser le lien: elle pouvait le remonter comme une corde afin d’accéder à l’esprit de Silyen, auquel Luke était relié. La première fois, elle avait immédiatement coupé le contact, aussi honteuse que si elle avait lu le journal intime d’Abi.

Après la mort de Gavar, elle s’était remise à espionner Silyen. Elle avait compris qu’à un moment, l’Egal avait rencontré des « hommes-chats » et qu’il y avait une connexion possible avec ce qui la tracassait, mais elle n’avait pas réussi à savoir laquelle. En désespoir de cause, elle s’était enfuie, avait utilisé une de ses Bêtes pour trouver d’où venait l’attraction sauf que maintenant qu’elle touchait au but, elle avait soudain peur.

     Depuis toujours, les gens disaient qu’elle était gentille, responsable, mais à cet instant, elle avait l’impression d’être complètement à la dérive. Elle avait été horrible avec Luke et sa mère au téléphone. Elle avait tué des gens avec ses Bêtes. Elle avait toujours refusé d’y penser, mais là, c’était comme si la volonté qui la faisait avancer avait volé en éclats.

Ses ongles s’enfoncèrent encore plus dans ses paumes.

   Puis une nouvelle vague de chaleur la submergea, douce, réconfortante. La mer l’attira comme un aimant. L’attraction venait de là, des profondeurs des falaises de Mohair. Il fallait s’y rendre et ensuite, tout irait mieux.

   Daisy le sentait.

Après un dernier coup d’œil au soleil, la jeune fille étendit les bras.

Puis se laissa tomber en avant.

Elle n’avait jamais sauté de si haut.

L’air siffla. Ses défenses douées vibrèrent, lorsqu’elle percuta violemment la surface de l’eau et eut l’impression de se briser en mille morceaux. Un battement de cœur plus tard, son Don réparait son corps, qui s’enfonça comme une pierre.

Daisy voyait comme en plein jour grâce à sa vision douée : les falaises défilaient, couvertes de bosses, d’algues et de coquillages. Elle inspira une grande goulée d’eau, puis une autre. La première fois qu’elle avait fait ça, dans la salle de bain à Manchester, elle avait eu si peur… Elle avait rempli le lavabo et plongé le visage dedans. Au bout de plusieurs tentatives, elle avait enfin trouvé le courage de respirer, en se demandant si son Don rendrait ce miracle possible. Mais à sa grande surprise, c’étaient les tatouages bleus qui étaient apparus et l’eau s’était infiltrée comme de l’air dans ses narines. Ça avait été tellement incroyable!

Elle reporta son attention sur la falaise, le long de laquelle elle descendait toujours…

Le frisson revint. Quelque chose la prévenait que son but était tout proche, même si elle ignorait qui et comment. C’est à ce moment-là que ses tatouages bleutés, devenus si familiers, flamboyèrent à nouveau.

Il y avait quelque chose dans la pierre.

Vite! Daisy battit des pieds et parvint à l’anomalie en une fraction de seconde. C’était un trou. Non, pas un trou, un tunnel. Et qui disait tunnel disait…

Sans réfléchir davantage, elle tendit les bras en avant et entra dans la petite ouverture, déchirant ses mains et ses épaules au passage. Son univers bleuté et immense se réduisit à une roche noire et coupante. Mais elle n’y fit pas attention: l’attraction était devenue si forte qu’elle lui coupait quasiment le souffle. Elle progressa en grognant, se dandinant en poussant sur ses pieds, ses coudes et ses genoux.

Dans le noir, même son Don ne l’aidait pas et le tunnel semblait sans fin. Elle repensa à la boule de Don que Silyen avait créé une fois pour les éclairer, avec Abi et Libby. Si seulement elle avait appris comment faire… Elle tenta d’en créer une en improvisant, mais évidemment le noir resta complet. Elle serra les dents. Continua à progresser à l’aveuglette, un centimètre après l’autre.

Une infinité d’instants.

La peur l’enserra soudain comme un linceul glacé. Luke avait parlé du monde noir qu’il avait exploré avec Silyen et de l’horrible impression de flotter au milieu de nulle part. C’était exactement la même sensation, comme si la réalité avait disparu, remplacée par le néant. Et si ce tunnel ne finissait jamais? Et si Daisy s’était en réalité noyée sans se rendre compte? Elle s’obligea à chasser ces pensées stupides. Accueillit chaque contact avec la pierre qui lui rappelait qu’elle était là, bien vivante.

Elle ne ressentait pas la fatigue, grâce à son Don, mais elle finit par s’arrêter, à nouveau au bord de la panique. Depuis combien de temps avançait-elle? Des minutes ? Des heures? Elle recommença à ramper, les cailloux et la roche lui égratignant la peau au passage. Mais elle refusa d’abandonner : elle irait jusqu’au bout, se jura-t-elle en évoquant mentalement l’image de Gavar, revoyant son expression, une matinée d’été alors qu’il tenait Libby dans ses bras. Des larmes se mirent à couler.

La roche sembla se refermer et elle comprit alors l’horrible réalité: le tunnel était devenu si étroit qu’elle ne pouvait plus avancer. Haletante, elle essaya de reculer, sans succès ; son corps refusait de bouger, compressé dans les mâchoires du tunnel. Un cri enfla dans sa gorge, tandis que ses bras tentaient de repousser la roche. Cela ne servit à rien. Son Don recouvrit simplement sa peau ensanglantée, blessé par les aspérités. Son cœur battit follement. De l’air! De l’air !

Elle perdit connaissance.

   Lorsqu’elle se réveilla, elle resta un long moment immobile, désespérée, puis cligna furieusement des yeux pour chasser ses larmes. Pensa à Gavar, qui aurait aboyé « Allez Daisy! » C’était ce qu’il lui disait souvent, quand ils luttaient ensemble contre les États-Confédérés. Elle voyait encore ses yeux farouches, sa mâchoire serrée et le Don qui jaillissait de ses poings. L’Egal n’avait jamais douté d’elle.

Elle remarqua ce que sa panique lui avait masqué. L’eau était plus chaude ici, ce qui voulait dire… qu’il devait y avoir quelque chose au bout du tunnel! Elle chassa un maximum d’air de ses poumons, et délicatement, un mouvement après l’autre, tenta d’avancer. Elle fit une pause, haletante. Recommença sa progression. C’était peut-être de la folie, parce que n’importe quelle personne sensée aurait plutôt essayé de revenir en arrière. Mais l’attraction était toujours là et la seule option était de l’atteindre.

Puis elle fut à nouveau bloquée. Ne pas paniquer. Penser à Gavar. Oui, exactement. Qu’est-ce qu’il aurait fait à sa place? Il aurait démoli la roche avec son Don… Si seulement elle avait les mêmes pouvoirs… Mais elle en avait d’autres, elle pouvait éroder la pierre par exemple, sauf que ce processus prenait des millions d’années. Quoi d’autre? Se propulser en créant un geyser sous-marin? Une bonne idée pour se faire râper comme une carotte. Elle réfléchit encore, puis la réponse jaillit, si évidente qu’elle en rit de soulagement. La dilatation! Heureusement qu’elle écoutait au cours de science!

Elle fit progressivement chauffer l’eau autour d’elle jusqu’à ce que la pression sur son corps se relâche. Un cri lui échappa, parce que la roche était devenue brûlante, alors son Don l’enveloppa pour la protéger. Sa progression devint si facile qu’elle arriva au bout du tunnel sans s’en rendre compte. Elle tomba soudain, la tête la première, puis se mit à flotter dans un immense espace.

Elle avait réussi!

Sanglotant nerveusement, elle observa les environs.

   Il s’agissait d’une immense caverne sous-marine, où l’eau était si cristalline que ses yeux Doués n’avaient aucune peine à percer l’obscurité. Ça lui rappelait un peu l’immense cathédrale de Manchester, sauf qu’à la place des vitraux et des gargouilles, il y avait des millions de coquillages et d’algues, fermement accrochés contre la roche. Aucun poisson. Juste le silence.

Soudain, Daisy sursauta. Un ombre immense se découpait sur la paroi opposée. Elle secoua la tête lorsqu’elle comprit que c’était la sienne, puis son regard fut attiré par une ouverture au milieu de la roche, à l’opposé. Un nouveau tunnel? Mais au lieu d’être noir et béant, le trou était lumineux, comme une fenêtre dorée dans une nuit d’hiver. Des tourbillons y dansaient.

L’hameçon invisible tira si fort que Daisy eut l’impression qu’il allait lui déchirer le cœur en deux. C’était ça! La source qu’elle cherchait! C’était cette chose, qui ressemblait à un portail…

Elle tressaillit.

C’était un portail! Les mêmes ombres flottaient dans les vitres de la Maison de la Lumière, avant que Midsummer Zelton ne la démolisse.

   Daisy s’approcha et les tourbillons ondulèrent doucement, avec la délicatesse d’une mère qui berce son enfant. Il y eut des sons étouffés, comme des milliers de chuchotements, et la torpeur s’empara de la jeune fille, tandis que la souffrance et la peur du tunnel s’envolaient lentement.

Tout ce temps, l’attraction provenait de cette espèce de seconde Maison de la Lumière. Pourquoi? Daisy tendit la main pour effleurer les fines volutes, mais prise d’un mauvais pressentiment, arrêta son geste. C’était sans compter ses tatouages bleus, qui se mirent encore une fois à flamboyer. La lumière du portail devint aveuglante et des images explosèrent dans son esprit. Londres en ruine. D’autres grandes villes du monde qu’elle n’arrivait pas à reconnaître. Et des êtres gigantesques, flottant dans le ciel…

Elle poussa un cri de détresse et les images disparurent.

Tremblant de la tête aux pieds, elle essaya de se ressaisir, sans succès. Elle ne comprenait pas. Elle avait pensé trouver des solutions, des réponses, pas d’autres questions. Pour se rassurer, elle prit machinalement la gemme bleue que Luke lui avait donnée, héritage de leur père, qui semblait amplifier son pouvoir. Son frère aurait peut-être compris quelque chose à tout ça, mais elle n’eut pas la force de faire appel au lien.

Et pourquoi avait-elle si peur?

Dans sa main, la pierre commença à palpiter, comme si elle l’encourageait. Daisy tendit les doigts presque sans s’en rendre compte.

Elle sursauta. Qu’est-ce qui lui faisait croire qu’elle pouvait toucher le portail sans danger?   Il… Il devait exister un moyen de le savoir. Elle plongea dans le lien, suivit le chemin désormais familier, et une vague d’angoisse, de chagrin et de colère la submergea, en provenance de Luke. Sa gorge se serra, mais elle se força à continuer. Lorsqu’elle toucha l’esprit à la fois incroyablement foisonnant, désordonné et complexe de Silyen, elle sentit immédiatement quelque chose d’anormal. On aurait dit qu’un ouragan venait de passer ; les pensées étaient aussi déchirantes que celles de Luke.

Puis Daisy vit où se trouvait l’Egal: il était en train de s’éloigner d’un portail, quasiment identique à celui de la caverne sous-marine, et lorsqu’elle sonda plus profondément ses pensées, elle eut l’impression de recevoir un coup dans l’estomac.

Toutes les pièces s’emboîtèrent et les images cauchemardesques revinrent. Infernales. Insoutenables.

Des larmes coulaient le long de ses joues.

Maintenant, elle comprenait enfin. Elle savait pourquoi elle était là et ce qu’elle devait faire.

Elle pensa à maman, Abi, Luke, à papa et Gavar. Non, elle ne pouvait pas le faire. Elle ne pouvait pas! La douce chaleur était devenue glaciale, la lumière dorée palpitait, menaçante.

L’adolescente recula, chancelante. Comme dans un rêve, elle nagea vers le tunnel afin de sortir de là, de retourner vers Luke ou Abi pour les aider du mieux qu’elle pouvait.

Puis elle songea à Libby : sa petite frimousse, son adorable sourire, quand elle la chatouillait. Et son cœur se brisa.

En réalité, elle n’avait pas le choix. Si elle voulait que la petite ait un avenir. Si elle voulait que le monde entier ait un avenir…

Oh, comme elle aurait voulu que quelqu’un d’autre soit à sa place. Ce n’était pas à elle de faire ça. Elle n’avait rien demandé. Elle avait toujours essayé de faire les choses du mieux qu’elle pouvait…. Elle n’était pas… Elle n’était pas…

    Elle revint vers le portail. Le temps parut s’arrêter. La caverne sembla retenir son souffle.

   En criant, la jeune fille combla l’espace qui la séparait du seuil. La pierre brilla dans sa main, sous l’effet du Don, se souda à sa peau. Ce frisson. Cette chaleur. Son esprit enfla et fut envahi par une série d’images, qui l’emplirent d’émotions si douloureuses qu’elle se recroquevilla.

Le portail chatoya, puis il explosa en un million de particules, pluie de poussière dorée. Les voix étaient désormais si fortes. Leurs paroles si claires. Elles parlaient d’âges lointains, de faits perdus dans le flot du temps. Daisy aurait voulu lutter, mais les voix étaient trop mélodieuses, trop fascinantes. Elle eut l’impression de devenir immense, de combler tout l’espace de la caverne. Son corps se dissolvait sous l’effet des flocons de Don, mais curieusement, elle n’avait plus peur.

Il lui restait une dernière chose à faire. Rassemblant ses ultimes miettes d’humanité, juste avant de basculer entièrement dans le monde du Don, elle banda toute sa volonté dans une direction. Puis elle prononça deux syllabes:

- Silyen.



Note de l'autrice Ce chapitre m'a été inspiré par les Pierres elfique de Shanarra, un livre de Terry Brooks qui m'a énormément touchée. Je n'en dis pas plus pour ne pas vous spoiler, mais à la relecture, la fin de ce texte m'a rendue aussi triste qu'au moment où je l'ai écrit. J'ai une semaine de vacances (youhou!), du coup, je reviens la semaine prochaine, désolée de vous laisser avec un cliffhanger pareil, mais les réponses arriveront, n'ayez crainte. Des hypothèses pour la suite? ^^

Laisser un commentaire ?