Transcendance
Un deuxième son, indéfinissable, retentit, si bas et si vibrant que le sol commença à trembler. Luke se plaqua les mains sur les oreilles, mais même en atténuant au maximum ses sens doués, c’était insoutenable. Une peur brute, ancestrale, lui hurlait de fuir le plus loin possible, mais il était cloué sur place.
Il vit soudain quelque chose apparaître derrière l’ouverture dans le ciel, qui avait désormais les dimensions d’un petit camion et qui continuait de s’élargir. Cela émettait un rayonnement doué qui dépassait tout ce qu’il avait jamais vu… Et c’était manifestement invisible, car cela ne se voyait qu’à travers le monde clair-obscur du Don.
Puis plusieurs événements se produisirent. La chose franchit le portail – car c’était bien un portail entre les mondes -, les tatouages de Luke se mirent à palpiter et une énorme vague de pouvoir se posa autour du Parlement et de Westminster, épousant les défenses douées. C’était un spectacle glaçant, qui rappela au jeune homme le moment où son propre Don avait recouvert la mer, ce qui voulait dire… Son horreur monta d’un cran quand, dans un énorme craquement, les défenses cédèrent aussi facilement qu’une coquille d’œuf. La vague de pouvoir poursuivit sa progression, et à la seconde où elle toucha Westminster Abbaye, la terre se souleva. Les vénérables façades se redressèrent comme des navires voguant sur un océan déchaîné. Elles restèrent suspendues durant quelques secondes, dans un équilibre impossible. Puis elles s’effondrèrent, se fracassant les unes contre les autres. La vague continua à se propager, comme une inondation, touchant le quartier entier de Westminster. D’autres bâtiments se mirent à osciller.
Ce fut un électrochoc. Luke ne savait pas jusqu’où la destruction pouvait aller et n’avait aucune envie de l’apprendre. Il appela son Don, le projeta sur la vague qui dévorait les bâtiments les uns après les autres, mais se heurta au Don inconnu.
Il hoqueta.
Si la vague de destruction s’était arrêtée, il avait l’impression d’avoir saisi une Formule 1 à pleine vitesse et d’être en train d’essayer de la stopper ; le Don adverse luttait de toutes les forces pour se libérer. Puis un son encore plus grave que celui qui continuait à vibrer explosa sous son crâne, montant et descendant, tantôt saccadé, tantôt chantant. Avec un choc, Luke comprit que c’étaient des mots. Les mots d’une langue étrange, ancienne, qu’il n’aurait pas dû comprendre. Chacun s’imprimait au fer rouge dans son esprit torturé.
« Originel…. Tu ne peux pas t’échapper… »
Luke secoua la tête en gémissant, mais les mots se collaient à chacune de ses pensées, paralysant son esprit.
-Sortez de ma tête! finit-il par hurler, toujours arc-bouté pour contenir la vague de destruction.
Miracle, la sensation disparut. Mais à la place, la chose bougea, et Luke put brièvement la détailler. De forme vaguement humanoïde, elle avait la taille d’un immeuble de dix étages et flottait dans les airs. Son bras, aussi long qu’un stade de foot, fusa et le jeune homme fut projeté contre la tour du Parlement.
L’espace d’un terrible instant, il crut qu’il était perdu. Mais seul son bouclier doué se brisa sous l’impact. Le reste de ses défenses encaissèrent une partie du choc, sans réussir à protéger son cuir chevelu. Son Don voulut aussitôt le guérir, mais Luke ne pouvait plus se permettre d’en gaspiller une seule étincelle : contenir la vague de destruction mobilisait tout son pouvoir, et ne pas avoir perdu le contrôle était déjà un miracle.
Il n’eut que le temps de lever les yeux pour voir un poing qui n’aurait rien eu à envier à une petite maison foncer dans sa direction. Il tenta d’esquiver. Ne fut pas assez rapide. Ses défenses encaissèrent à nouveau à moitié l’impact.
Il redevint visible et perdit le contrôle de son ouïe. Parmi les milliards de sons qu’il capta, il entendit plusieurs voix crier son nom, ou alors « Bouclier ». Les soldats britanniques, en contrebas, ne devaient pas comprendre ce qui lui arrivait. Pour eux, il devait être en train de se tortiller de douleur tout seul, suspendu sur la tour du Parlement. Des larmes de rage ruisselèrent sur ses joues ; il devait faire quelque chose, renvoyer cette chose d’où elle venait.
Lorsque le poing se balança une troisième fois en avant, Luke était prêt. Il perdit brusquement dix mètres d’altitude. Mais c’était sans compter l’autre poing, qui le cueillit au passage. Un nouveau son s’enfonça dans son crâne. Une sorte de rugissement. La chose riait. Luke se débattit, constatant qu’il était englué dans une texture curieusement chaude et solide, comme la peau d’un humain gigantesque.
Quelle était cette abomination? Cet être l’avait appelé Originel, il devait donc y avoir un lien avec ses ancêtres, songea Luke, juste avant d’être irradié par la douleur. Ses épaules, son dos et l’arrière de son crâne venaient de percuter à pleine vitesse quelque chose de dur et de froid. Encore la tour du Parlement.
Le jeune homme tenta une nouvelle fois de se dégager, mais sans la majorité de son Don, occupé à retenir la vague, c’était peine perdue. Ses poignets, ses hanches et ses chevilles se mirent à le brûler et il s’aperçut qu’il était désormais plaqué à la tour par une gangue de Don. Les voix qui hurlaient son nom devinrent stridentes.
La silhouette recula, si immense qu’elle remplissait tout l’espace. Il fallait tenter autre chose. Peut-être que… ? Luke poussa son Don en avant et à sa grande surprise, fit reculer la vague de destruction, l’éloignant du quartier. Un fol espoir enfla. Peut-être que l’être monstrueux n’avait pas encore récupéré toutes ses forces, peut-être que le passage entre les mondes lui avait coûté, peut-être qu’il avait une chance… ? Le front plissé par la concentration, il profita de son avantage et continuer à propulser son pouvoir en avant.
Un choc expulsa l’air de ses poumons. Le poing de l’être venait encore de s’abattre sur lui. Sa bouche se remplit de sang et chaque inspiration devint une torture, comme si ses poumons étaient remplis d’éclats de verre. Ses côtes. Ses côtes s’étaient cassées. Un nouveau coup. Une douleur abominable dans ses jambes. Elles devaient être aussi brisées que le reste de son corps.
Forcer son Don à ne pas le guérir était une torture, mais il le fallait, Luke en avait la certitude. S’il utilisait, ne serait-ce qu’une once de son pouvoir, le Don ennemi en profiterait pour anéantir Londres. Un quatrième coup. Quelque chose d’horrible se produisit: son pouvoir, qui avait péniblement gagné quelques centimètres sur l’autre, céda à nouveau du terrain.
Luke lâcha un hurlement animal. Serra les poings pour se rappeler sa force, développée à Millmoor, puis à Eilean Dochais et à Far Carr. Il se souvint que des milliers de gens comptaient sur lui. Sa famille, ses amis, les Britanniques. Il ne laisserait pas cette monstruosité le briser. Pas avant que Londres et le monde ne soient à l’abri. Un cinquième coup. Tout son corps, crucifié sur le Parlement, n’était qu’une immense plaie palpitante. Du sang ruisselait sur ses vêtements.
Résister. Résister. Ne pas lâcher. Criant de peur, de rage et de douleur, Luke plongea alors dans le lien. Silyen était toujours là, il n’avait pas franchi le miroir. Cette prise de conscience lui donna un regain d’énergie, qu’il saisit comme une lance, l’enveloppant de ses dernières forces et des miettes de Don qu’il osa récupérer et… Et… Son regard tomba sur ses bras tatoués de bleu. Ces motifs qui battaient comme un cœur à la chamade, qui palpitaient dans ses entrailles. Il s’était trompé de pouvoir depuis le début… Ce n’était pas de son Don qu’il avait besoin… Comme dans le lac du monde de Kilsaï, il dévia un peu d’eau des conduites du Parlement, appela sa puissance d’Originel, la noua autour de la lance et y ajouta l'entier de son Don. Puis il propulsa brusquement en avant, non pas en direction de la vague, mais de la monstruosité en face de lui.
Il sentit le pouvoir destructeur se briser sous l’effet de ses pouvoirs combinés, alors que le poing s’abattait une dernière fois. Sa cage thoracique céda, mais curieusement, aucune peur ne l’envahit. Juste le sentiment du devoir accompli et une pensée pleine de regret pour Daisy…
Abi…
Maman..
Et Silyen.
Note de l'autrice Oui, écrire tout ça a été dur... Imaginer que Luke, qui en a déjà tant fait, doit se sacrifier pour sauver son pays, n'a pas été facile. Mais comme Luke reste Luke, il n'y avait pas d'alternative possible. Allez, courage, accrochez-vous.