Transcendance

Chapitre 59 : LUKE

3200 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 4 mois

Luke passa les minutes suivantes à ouvrir des portails. Affolé, le cœur frappant à grands coups, il allait dans tous les endroits où il pensait trouver Daisy, ce qui était totalement stupide. Si sa sœur avait masqué le lien, c’était justement parce qu’elle ne voulait pas être retrouvée. Ou alors, pire, cela voulait dire que quelqu’un l’avait enlevée et réussi à masquer le lien, mais Luke s’y connaissait désormais assez pour dire que c’était impossible. Personne n’en aurait été capable, pas même un Doué confédéré, parce que seuls Silyen, lui et ses proches connaissaient l’existence des liens. De son côté, Abi continuait à faire tout ce qu’elle pouvait, sans succès.

Bordel, jura Luke. Cette impuissance! Toujours cette foutue impuissance! Il venait de perdre Silyen et maintenant, Daisy ! Sa vie était en train de s’effondrer comme un château de cartes. Combien de temps pourrait-il encore tenir debout ? Les larmes se mirent à dégouliner sur ses joues et il eut envie de frapper dans quelque chose. Puis à la quarantième porte, il se contraignit à réfléchir une minute. Juste une minute. Chercher Daisy équivalait à tenter de débusquer une aiguille dans une botte de foin. Il avait sondé tous les environs de Cambridgeshire, étendu les recherches, sans rien trouver, ce qui voulait dire que Daisy était désormais loin. Créer de nouveaux portails était inutile.

 Cette pensée lui donna la force d’accomplir l’impossible. Au lieu de continuer à explorer les quatre coins de l’Angleterre, il se força à ouvrir une porte vers Londres, le seul endroit où il serait réellement utile, se promettant de continuer à chercher sa sœur dès qu’il le pourrait.

La capitale était méconnaissable. Chaque route était barrée par des sacs de sables entassés, des barbelés et de grandes croix en métal censées empêcher les blindés de passer. Les soldats britanniques grouillaient dans les rues, on pouvait presque sentir leur peur monter, comme un nuage glacé et malodorant.

Luke tissa à la va-vite des protections douées autour de l’abbaye de Westminster et du Parlement, comme on le lui avait demandé, puis il se posa sur le toit d’un bâtiment à proximité - une ambassade dont il n’arrivait pas à déterminer l’origine. En contrebas, les boutiques étaient retranchées derrière des stores métalliques, et le grondement des bombes, des tirs d’obus et de roquettes faisait trembler l’air, indiquant que les Confédérés n’étaient plus très loin.

Soudain, un énorme grondement fit trembler toutes les fenêtres. Le bruit ne venait pas des combats, comme le crut d’abord Luke, mais d’en bas. Une lézarde était en train d’apparaître au milieu de la route, faisant souffler un vent de panique chez les soldats britanniques alignés le long des barricades, qui attendaient les Confédérés. Puis le béton explosa, catapultant les voitures garées là.

Luke projeta son Don, plongeant simultanément dans le lien pour trouver une des facettes de son pouvoir. Les éclats de béton s’immobilisèrent. Puis lentement, très lentement, ils se posèrent sur la route et se remirent d’eux-mêmes en place, s’emboîtant comme des pièces de puzzle, exactement comme quand Silyen avait reconstruit l’aile Est de Kyneston.

Mais l’heure n’était pas aux réflexions nostalgiques : les soldats Confédérés, rangés derrière une ligne de Doués, étaient arrivés. Ils avaient profité de la diversion pour avancer, et à voir leur air interloqué, ne s’étaient attendus à trouver une rue réparée. À son tour de profiter de l’effet de surprise, songea Luke, en sentant l’eau palpiter dans des canalisations souterraines. Il cria aux soldats britanniques de se mettre à l’abri sous les porches. Puis un geyser jaillit, balayant les voitures retournées et les Confédérés, pulvérisant le bouclier tissé à la va-vite par les Doués. Trois Élémentaux, dont les mains dorées ruisselaient de pouvoir et qui pensaient manifestement pouvoir contrôler le torrent, furent emportés à leur tour. À la dernière seconde, le Don de Luke souleva la poignée de soldats britanniques qui n’avaient pas été assez rapides et les mit à l’abri.

Vérifiant que tous les soldats de son camp étaient sains et saufs, le jeune homme serra et desserra convulsivement les poings. Il aurait dû ressentir quelque chose. De l’horreur. Du désespoir. Peut-être une pointe de satisfaction. Mais il n’y avait rien. Rien que du vide.

Il prêta enfin attention à son talkie-walkie.

On le réclamait immédiatement au Parlement.

-     Un assaut aéroporté… percé nos défenses antiaériennes… vociférait Pims.

Aéroporté. Cela voulait dire des parachutistes confédérés, voire des Doués, allaient être largués d’une minute à l’autre sur le Parlement.

-     Je vois les hélicoptères. Mais ils sont loin. Ils repartent, fit Luke, en s’élançant dans les airs, direction le Parlement.

C’était mauvais. Les parachutistes avaient déjà dû sauter, mais cela n’avait pas de sens, le bâtiment était toujours protégé par le bouclier qu’il avait tissé, alors pourquoi…

…. Il fut soudain percuté par une rafale si violente qu’il s’écrasa sur le toit du Parlement, dont les défenses ne l’empêchèrent pas de passer, puisqu’il les avait tissées. Il traversa la structure, croisa le regard aveugle d’une sculpture d’ange, sous l’immense charpente en bois.

Le choc fut terrible. Il se releva péniblement, sentant le Don réparer les blessures qu’il n’avait pu empêcher, et découvrit l’intérieur d’un lieu qui avait toujours été mystérieux à ses yeux. Ça ressemblait à une cathédrale médiévale. C’était immense. Et vide.

Passant à la vision clair-obscur du Don, Luke aperçut des silhouettes dorées à travers le trou qu’il avait fait dans le plafond. Mais ses défenses empêchèrent les Confédérés – certainement une partie des parachutistes – d’entrer. Sauf qu’il percevait le Don, plus loin dans le bâtiment, et dut admettre que toutes ses défenses n’avaient pas tenu. Cela voulait-il dire qu’ils avaient perdu la guerre? Si c’était le cas, la boucherie était enfin finie, mais les jours d’Esclavage seraient de retour, voire pire, et ça, il refusait de l’admettre. Il devait trouver la brèche.

Il franchit une porte au fond du vaste hall et se retrouva dans un couloir tapissé d’échafaudages et de petites niches. Des Confédérés se trouvaient à l’autre bout. Pas le temps de réfléchir. Le Don de Luke créa une violente bourrasque, qui catapulta les soldats en avant et les fit entrer de force dans les niches, puis les emprisonna derrière un rideau de pouvoir. Ce n’était pas fini pour autant ; d’autres soldats arrivaient. D’une pensée, Luke détruisit les échafaudages. Projeta les poutrelles en avant. Filant comme des javelots, elles firent gicler le sang, se fichant dans la chair. Horrifié, Luke rappela son Don.

Le couloir était désormais méconnaissable. Le sol, impraticable. L’air peuplé du râle des Confédérés transpercés. Le jeune homme s’éleva dans les airs. Se força à regarder les soldats morts ou se tordant de douleur. Comme tout à l’heure, aucune émotion ne vint.

La salle suivante était octogonale. Aucune trace de l’endroit d’où venaient les Confédérés. Luke regarda les quatre couloirs qui arrivaient à la salle, se demandant lequel prendre. Il fut soudain percuté par un mur d’air et s’écrasa brusquement contre une des gigantesques colonnes de la pièce. Alors que son pouvoir apaisait sa douleur, il se rendit invisible et se décala légèrement. Un deuxième poing immatériel percuta l’endroit précis où il se tenait juste avant.

Quatre Doués se trouvaient au centre de la salle. Pour l’instant, ils parlaient à toute vitesse, essayant de le localiser, puis ils se séparèrent. Luke devait faire quelque chose, mais quoi? Les paralyser? Retirer les molécules d’oxygène autour d’eux? Serait-il assez rapide? Son regard tomba sur le sol… Une magnifique mosaïque aux motifs floraux bleu, rouge et brun, qui lui rappela des notes dans le cahier de Sil. Il se concentra. Durant de longues secondes, rien ne se passa. Puis les couleurs se fondirent les unes dans les autres et le sol devint pâteux, comme une mare de boue. Les Doués s’y engluèrent, sauf un, qui réussit à créer un bouclier à temps.

Les Dons des Confédérés se déchaînèrent à l’aveuglette, ricochant sur les murs de la salle, et le bouclier de Luke trembla. Mais bientôt, ses ennemis furent engloutis jusqu’au cou et leur pouvoir mourut. Entretemps, celui qui était resté libre pointait un objet étrange dans plusieurs directions. Voilà qui n’annonçait rien de bon, c’était sûrement un moyen de détecter sa position, devina Luke, qui se força à rester concentré.

Il s’aperçut que des statues grandeur nature encadraient chaque porte, et, avec un deuxième pincement au cœur, se souvint de la façon dont Daisy contrôlait ses Bêtes. Oh Daisy! Pourvu que sa petite sœur aille bien.

Alors que le Doué localisait l’endroit où Luke se tenait, deux statues s’arrachèrent de leur socle : une femme vêtue d’une robe passée de mode depuis au moins trois siècles et un homme protégé par une armure médiévale. Elles sautèrent sur le sol, avec un bruit de coup de canon. Toute la pièce trembla. En trois enjambées, elles encerclèrent le Doué, dont les jets de Don s’écrasèrent, inutiles, contre leur torse de pierre. Luke n’attendait que ce moment. Il recula dans un des couloirs, brisa à distance les boucliers de tous les Doués et envoyer une brume soporifique.

Allez Luke, localiser la brèche. Sauf qu’il sentit de nouvelles présences. Une escouade de soldats, menée par deux Doués confédérés, arrivait en rangs serrés. Le jeune homme recula précipitamment. Décida de réappliquer sa tactique favorite, songeant qu’il lui fallait juste un peu de temps. Contrairement à la maîtrise des éléments, manipuler la composition chimique de l’air demandait de la concentration et de la précision. Ce fut finalement assez simple d’obtenir l’un et l’autre: quand tous les soldats furent dans le couloir, Luke le verrouilla des deux côtés avec son Don. Et finalement, cela suffit. Pas besoin de Don soporifique.

La brèche, la brèche. Il créa un portail pour franchir le couloir transformé en piège. Arriva dans un nouveau couloir, au fond duquel une porte était entrebâillée. Il la franchit prudemment et déboucha dans une salle abritant des rangées de sièges verts, qui avaient peut-être accueilli le gouvernement de transition, à l’époque. L’atmosphère était solennelle, mais sans prétention, pas comme dans les lieux qu’avaient affectionnés les anciens Egaux.

Il y eut un mouvement. Des centaines de micros oscillaient dans les airs, suspendus au plafond par de longs filins quasiment invisibles. Soudain, tous les fils se détachèrent et les objets fendirent l’air. Luke fut si surpris qu’il recula, heurta une des boiseries ornant les murs. Le Doué qui avait fait ça n’avait quand même pas espéré le blesser avec des micros? Alors pourqu… C’est alors qu’il vit ce que les objets avaient masqué: leurs filins avaient quelque chose de bizarre. De différent. Il jura lorsqu’ils franchirent ses défenses comme un couteau coupant du beurre. Des filets de gruach! Il se débattit, musela un début de crise de panique, écarta un filin qui s’enroulait autour de sa gorge. Son Don faiblissait comme une bougie vacillante, tandis que les fils se resserraient autour de lui. Un son sec retentit. Cette fois, plus de défenses pour arrêter la balle, qui se ficha à quelques centimètres de sa tempe gauche. Bénissant ses réflexes, le jeune homme dégaina un poignard, à sa cuisse, taillant les fils à l’aveuglette, roulant sur lui-même pour offrir la plus petite cible possible.

Une énorme boule de feu surgit. Il ne put pas totalement l’éviter, même si le faible bouclier doué qu’il avait réussi à créer la repoussa en partie. Une nouvelle onde de panique faillit le submerger, puis comme un naufragé aperçoit un canot de sauvetage, il vit la porte par laquelle il était entré. Il réussit à la franchir, coupant toujours des fils.

Pendant une minuscule seconde, aucun filin ne fut en contact avec sa peau. Luke ne fit pas dans la finesse : une tempête douée balaya les airs. Trop tard. Une boule de feu avait déjà atterri droit sur lui.  Le monde devint un enfer.

Enfin, la douleur disparut, mais quand Luke voulut se redresser, il s’aperçut qu’il en était incapable. Ses chevilles étaient reliées à des sortes de boîtiers bizarres, et une sensation de faiblesse l’empêchait de faire le moindre mouvement. Encore cette foutue technologie confédérée. Pire encore : il était redevenu visible et une silhouette vêtue du treillis des Confédérés était accroupie à côté de lui.

La femme avait le visage masqué par une cagoule en laine noire et un capuchon. L’insigne des Doués élémentaux était épinglé sur le devant de son uniforme, et un mélange de peur et de colère brillait dans ses yeux injectés de sang. Elle brandit le poing. Le premier coup atteignit Luke au menton. Le second à la tempe.

-     Ça, c’est pour Nicolas et Sofia! Sale chien! cria la femme.

La bouche de Luke s’emplit d’un goût métallique tandis qu’il se débattait de plus belle. Enfin, les coups cessèrent.

-     Voyons un peu quel effet ont mes couteaux sur toi… On dit que tu es une petite ordure invulnérable, mais je suis prête à parier le contraire, siffla la Douée.

Luke repensa au moment où il avait été emprisonné par Astrid et Bouda. Il ne voulait pas revivre ça. Il ne voulait pas! Qu’est-ce qu’il pouvait faire? Tout ce qu’il dirait empirerait probablement les choses, mais il essaya quand même:

-     C’est vous qui nous avez attaqués.

La femme rougit de fureur.

Elle se redressa et dégaina un poignard, qu’elle promena sur le treillis de Luke. Sa peau, puis un filet de sang apparurent.

Affolé, il se tortilla de plus belle. La lame s’enfonça davantage, jusqu’à quasiment transpercer le biceps et la femme éclata de rire.

-     Cait, arrête! Tu sais que le président le veut vivant, lança une autre voix, sèche.

La femme se tut.

-     Cait!

La lame s’arrêta, puis finit par s’écarter. Luke s’aperçut honteusement que des larmes trempaient ses joues et qu’il tremblait convulsivement. Alors, l’impuissance, le désespoir et la colère qu’il avait ressentis montèrent en lui et explosèrent, exactement comme dans la prison de Spencer Grailingstream.

Il y eut une énorme onde de choc. Les deux Doués, la pièce, tout fut balayé. Les boîtiers explosèrent et le froid s’en alla. Dans un nuage de poussière, seuls se devinait un mélange de gravats, de livres déchiquetés et un cadre, miraculeusement intact. Sur la peinture, un vieil homme regardait la scène de destruction d’un œil impassible. Aucune trace des Doués, qui  avaient dû être ensevelis sous les décombres.

La brèche. La foutue brèche. Elle était là, Luke la sentait désormais, le long d’une des fenêtres à l’extrémité de la salle du parlement, dont un des murs et un bout de plafond s’étaient écroulés. Elle béait comme un but au fond d’un terrain de foot. Il renoua les fils déchirés de sa barrière de Don, lentement, laborieusement, les doigts tremblants, puis il leva la tête, une impression de vide au fond de la poitrine.

Au-delà des débris, il n’y avait encore personne. Mais la radio, qu’il avait totalement ignorée jusqu’à présent, le détrompa. Le ton de Pims dérapa dans les aigus quand il cria que les dernières barricades avaient été franchies les Confédérés.

Non!

 Dans ce cas, tout était fini, songea Luke. Son Don pouvait anéantir ces troupes ou créer des portails sous leurs pieds pour les renvoyer jusqu’aux États-Confédérés, mais d’autres les remplaceraient, comme une marée sans fin, et pendant ce temps, des gens continueraient à mourir. L’adrénaline qui l’avait soutenue jusque-là s’évapora.

Il devait… il devait…

La chair de poule hérissa soudain ses bras. Ses tatouages bleus apparurent, plus brillants que jamais. Puis un son indéfinissable déchira l’air, comme si un milliard de vases étaient en train de se briser. Mû par son instinct, le jeune homme leva la tête. Quelque chose était apparu dans le ciel… Quelque chose d’impossible, une espèce de long trait noir qui s’élargissait de plus en plus…. Comme si le ciel venait de se déchirer. Les bords s’ouvraient en une gueule immense et aveugle.


Note de l'autrice Le cliffhanger, c'est cadeau. :D Je vous destinais un final en feu d'artifice, et vous n'êtes pas au bout de vos surprises, héhé! Comme pour Manchester, je suis spécialement allée en repérage à Londres, et ai visité le Parlement afin d'écrire ce chapitre. Autant dire que cela a pris 1000 ans, tant j'ai pris de notes, de photos et de vidéos, que je vous posterai tout bientôt sur mon compte instagram d'autrice: https://www.instagram.com/april.autrice?igsh=aHRiYzFpbGF6MTFh&utm_source=qr

Sinon, j'ai bien aimé imaginer la manière dont Luke utilisait son Don en situation de combat. ;)

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