Transcendance
Pourquoi Abi n’était-elle pas capable de faire ce qu’on lui disait? Alors que Luke pensait l’avoir mise en sécurité dans un bunker, sa sœur était allée dans un hôpital de fortune, pour aider. Elle s’était pris un coup de couteau de la part d’un soldat britannique blessé qui avait perdu les pédales.
Luke arriva juste à temps. Il écarta ceux qui tentaient de soigner sa sœur et la guérit lui-même. Elle était livide, les yeux hantés, alors il la serra contre lui, ayant envie de se perdre dans cette étreinte. Puis il pensa à Silyen.
Il aurait préféré éviter.
En réalité, il redoutait le moment où le lien s’étirerait jusqu’à se briser, avant de probablement disparaître. Cela voudrait dire que l’Egal était entré dans le miroir, comme dans ce foutu conte, Alice au Pays des Merveilles, dont Luke n’avait jamais su quoi penser. Il la haïssait désormais cordialement.
Puis il se rendit compte que quelqu’un disait son nom. Abi.
- Luke, comment ça va? Où est-ce que tu étais? On te cherchait partout… Les Confédérés sont quasiment arrivés à Londres.
Où il était allé? Luke se passa les mains dans les cheveux, regardant le plafond. Puis le sens des mots franchit le brouillard autour de son esprit.
- Quoi?
- Les Confédérés sont presque arrivés à Londres, répéta Abi d’une voix blanche.
- Et Spencer Grailingstream?
Sa sœur secoua la tête, comme si elle tentait d’étouffer un espoir inutile :
- Il y a des rumeurs. On dit qu’il est gravement tombé malade, mais la nouvelle n’est pas confirmée. Si seulement ça pouvait arrêter la guerre…
Alors Luke, la mort dans l’âme, alluma son talkie-walkie. Mauvaise idée.
Pims faillit casser ses sensibles tympans doués. Le jeune homme se recroquevilla tandis qu’un torrent d’injures très peu militaires jaillissait du combiné. Lorsque le flot se calma, il parvint à comprendre qu’on avait besoin de lui pour sécuriser le Parlement et Westminster. Si ces bâtiments tombaient, cela voudrait potentiellement dire que la Grande-Bretagne avait perdu la guerre.
Son ouïe capta alors un mot qui n’avait rien à faire dans la conversation. Non, ce n’était pas Pims qui l’avait dit, mais une voix dans l’arrière-fond sonore. Le coordinateur n’était manifestement pas seul.
Luke tendit davantage l’oreille et son sang se glaça. Il avait bien entendu « Manchester ». Il écouta encore. Faillit s’effondrer. Les Confédérés étaient en train de bombarder Manchester.
- …. Une équipe vous attend devant le Parlement dans quinze minutes, compris? acheva Pims.
Luke sonda encore une fois le lien avec Silyen. Rien de nouveau.
Puis il songea à son meilleur ami, Simon, à toutes ses connaissances de Manchester. Il ne pouvait pas les abandonner.
Il éteignit le talkie-walkie. Serra une dernière fois Abi dans ses bras et il s’envola, malgré ses protestations, laissant derrière lui les exclamations émerveillées des soldats.
Avant de voir Manchester, il aperçut les panaches de fumées qui s’en élevaient. Toutes les horribles scènes de la guerre ne l’avaient pas préparé au spectacle de sa ville meurtrie, qui s’enfonça en lui comme une flèche.
Trois avions de chasse apparurent et lâchèrent une salve de bombes. Invisible, Luke réagit instinctivement: son pouvoir fusa au bout de ses doigts, fila jusqu’aux projectiles, qu’il réduisit en million de petits éclats. C’était une des parties les plus pratiques du Don, capable de reconstruire des objets, mais aussi déconstruire.
Le cœur battant à grands coups, le jeune homme reprit un peu d’altitude et se mit à inspecter les rues, tâchant de retrouver son quartier. Là! Ces immenses bâtiments noirs et brillants, comme des vaisseaux spatiaux prêts à décoller. Pas de doute, c’était Booth street. Il avait trouvé l’Université de Manchester, où il avait toujours pensé qu’Abi étudierait un jour.
Puis son cœur se serra. Un panache de fumée noire s’élevait de la partie la plus ancienne du campus. Les lieux étaient à l’agonie, brisés par les missiles. La moitié de la façade de l’église s’était écroulée et il ne restait plus que l’arche donnant accès à la cour.
Les Confédérés cherchaient sûrement à détruire les symboles de la ville, songea Luke, alors le mieux qu’il pouvait faire, c’était de protéger le vieux complexe martyrisé. Il laissa son Don s’envoler, aussi léger qu’une plume, former un dôme, puis retomber sans bruit autour des bâtiments.
Il s’envola à nouveau, suivant des rues si familières qu’il eut le sentiment d’être dans un rêve, comme s’il avait tout imaginé. Si seulement c’était vrai. Mais le bruit des sirènes, le rugissement des avions ne trompaient pas, et il dut se faire violence pour ne pas aller au centre-ville, d’où montaient des détonations sourdes et des flashs de lumière, signe que l’artillerie et peut-être même le Don étaient à l’œuvre.
Car une colonne de fumée devant lui l’inquiétait davantage. Il tenta de se rassurer : dans une ville de 553 000 habitants, les Confédérés n’auraient pas visé son quartier, il aurait fallu une impossible coïncidence. À moins que… à moins qu’ils n’aient appris où il habitait à Manchester… et qu’ils s’attaquent à lui de cette manière. Le monde se mit à tourner. Sa mère était à l’abri, mais ses voisins… Il se mordit si fort l’intérieur des joues que le goût métallique du sang éclata dans sa bouche. Sous lui, les maisons de brique rouge, défilaient, tout son univers, quand il était enfant.
Son cœur sombra alors dans sa poitrine.
Papa et maman avaient toujours expliqué qu’ils avaient choisi le quartier parce qu’il ressemblait à un îlot au milieu de l’immensité de Manchester. Un havre de paix, peuplé d’arbres et de fleurs, blotti contre un grand parc. La rue, en forme de Y, était en cul-de-sac, et les seules voitures qu’on y voyait, d’ordinaire, étaient celles des habitants.
Tout ça n’était désormais plus qu’un souvenir. Il ne restait plus rien.
Les maisons – celle avec des vitraux ou celle au jardin si bien entretenu qu’il rendait maman verte de jalousie… Tout avait disparu, même le passage secret, comme Simon et lui l’appelaient, qui n’était en réalité qu’un espace entre deux maisons, envahi de mauvaises herbes. Les yeux de Luke accrochèrent une moitié de piano éventré, qui gisait au milieu des décombres. Il trembla. Tomba à genoux, sentant à peine des débris tranchants lui déchirer les mains. Ce piano. C’était celui de la famille de Simon. Simon!
L’image d’un garçon aux yeux rieur, le pied sur un ballon de football, flotta devant les ruines. Luke se releva. Continua fébrilement à fouiller les décombres avec son pouvoir, comme il l’avait fait des centaines de fois depuis le début de la guerre, à la recherche de survivants. Mais rien. Aucun signe de vie. Des larmes brûlantes lui montèrent aux yeux. Simon et sa famille avaient entendu les sirènes, dû voir venir les avions de chasse, ils s’étaient forcément réfugiés dans le bunker le plus proche, non?
Son Don hurla. Enfla. Chercha les coupables.
Et le temps s’arrêta. Luke vit ce qu’il n’avait osé regarder. Sa propre maison. Le monde tangua encore plus. Il… Il était forcément en train de rêver. Ou alors, les Confédérés l’avaient capturé et il délirait dans une de leurs cellules.
Sa maison était intacte, comme un phare au milieu d’une mer déchaînée. C’était la dernière habitation du quartier, tout au bout de la rue gauche formant le « Y ». Le perron, les façades de briques rouges, le jardin, les fenêtres de la chambre de ses parents et de Daisy. Tout était là.
Luke se pinça. Songea un peu tard que si c’était quand même la réalité, les Confédérés lui avaient peut-être tendu un piège. Puis quelque chose de totalement absurde se produisit.
La porte de la maison s’ouvrit.
Dévoilant Simon.
- Luke, c’est… C’est toi? lança celui-ci d’une voix tremblante. J’ai entendu un cri. Ça… Ça ressemblait à ta voix.
Luke s’aperçut qu’il était toujours invisible, alors il rectifia le tir, faisant violemment sursauter son ami. Un son mouillé s’échappa de sa gorge et il eut l’impression de mourir de soulagement. En un centième de secondes, il franchit l’espace et referma ses bras autour de Simon.
- Comment c’est possible? demanda-t-il, sans oser y croire.
- Euh… Tu m’étouffes.
À sa grande honte, Luke s’aperçut qu’une fois de plus, il avait oublié sa force de Doué. Il recula et observa son ami. À part une entaille à l’arcade sourcilière et des traits tirés, il semblait aller bien. Puis il comprit enfin: c’étaient les défenses douées qu’il avait tissées, tout au début de la guerre. Il les avait fait reconnaître à quelques amis de confiance de sa mère et à… Simon. Sinon, jamais son ami n’aurait pu entrer dans la maison. Si seulement il avait pensé à protéger tout le quartier. Son ventre se tordit:
- Tes parents… murmura-t-il.
- Ils vont bien. Ils sont dans le bunker de l’école, comme tous les voisins. C’étaient les instructions qu’on a reçues de la mairie, au cas où il y avait les sirènes. Il y a juste le vieux couple de Las Vegas…
C’était le surnom d’une des maisons, parce qu’elle était littéralement couverte de décorations de Noël lumineuses pendant la période des fêtes.
- On n’a pas réussi à les convaincre de partir, poursuivit Simon d’une voix blanche. Et moi, je voulais vérifier si aucun d’entre vous n’était dans votre maison. C’est là que les avions sont arrivés. J’ai vraiment cru que…
Il avait dû se voir mourir. Luke lui posa la main sur l’épaule, lui transmettant sans s’en rendre compte un peu d’énergie avec son Don.
- Tu peux pas savoir comme je suis heureux de te voir, souffla-t-il.
- Moi aussi, mon vieux. C’est dingue tout ce que tu fais. Tu… Tu ne m’avais même pas dit que tu avais le Don… Et en même temps, ça craint!
- Simon, le coupa Luke. Je te raconterai tout plus tard. Là, je vais te mettre à l’abri.
Ils se mirent en route et arrivèrent au bunker de l’école primaire, là où ils avaient fait leurs classes. Revoir le bâtiment fut presque trop… Luke lutta contre les larmes qui n’arrêtaient pas de vouloir déborder, puis sentit ses paumes s’imprégner de transpiration. Le bâtiment était rempli à raz-bord, pourtant personne ne parlait. Les gens ouvraient des yeux ronds comme des soucoupes, comme s’ils voyaient un fantôme. Puis les parents de Simon se précipitèrent, pleurant à moitié de joie, donnant le signal à un boucan pas possible. Il y eut des vivats, et Luke fut accueilli en héros. Beaucoup de gens voulurent lui serrer la main avec un mélange de respect et d’admiration, le toucher. Certains perdirent leurs mots, d’autres le supplièrent de protéger des membres de leur famille réfugiés ailleurs. Quasiment tous avaient un regard rempli d’espoir, comme s’ils attendaient quelque chose. Un discours ou alors, la promesse que la guerre serait bientôt finie. Luke en fut écœuré. La famille de Silyen ou Bouda Matravers avaient adoré avoir ce genre de pouvoir sur les gens. Pas lui.
Puis les questions commencèrent à pleuvoir.
Comment avait-il reçu le Don ?
Ce qu’on racontait sur lui était vrai ?
Pourquoi n’était-il pas arrivé plus tôt ? Tant de gens auraient pu être sauvés.
Et Jacqueline, Abi et Daisy ? Elles allaient bien ?
La gorge de plus en plus serrée, luttant pour ne pas penser à Silyen ou sonder désespérément le lien, Luke ralluma son talkie-walkie, qui se mit aussitôt à crépiter.
- Manchester était une diversion ! Ils voulaient t’attirer loin de Londres et ils ont réussi! Tous les autres Néodoués sont déjà là-bas, dépêche-toi d’y aller aussi! vociféra Pims quand il décrocha.
Puis son smartphone vibra. Luke faillit le lâcher dès qu’il eut entendu ce qu’Abi, au bout du fil, lui annonça.
Daisy avait disparu. Elle s’était enfuie du bunker de Cambridgeshire, malgré les membres du club veillant sur elle.
Personne ne savait où elle était allée.
Et le pire, c’est qu’elle avait réussi à masquer le lien.
Note de l'autrice A force de lire "Manchester" dans la trilogie de Vic James et d'écrire sur Les Puissants, je me suis dit... Allez, go! Il y a quelques temps, je me suis donc envolée pour cette fameuse ville et ai fait des repérages sur place, accompagnée par une amie. Puis nous sommes parties pour Londres, où une troisième amie habite, et j'ai étoffé ma documentation. Tout ce que vous lirez dans les prochains chapitres s'inspire donc de choses que j'ai moi-même vues. ;) J'espère que cela se ressentira, et je posterai des photos sur le topic dévolu à cette fiction. https://forum.fanfictions.fr/t/les-puissants-les-puissants-tome-5-transcendance/5434
Petite anecdote: j'ai dû couper un passage, qui s'inspirait d'une bibliothèque que j'ai visitée à Manchester. Cette grande scène de combat épique était hélas une longueur, mais si je fais des malheureux(ses), n'hésitez pas à m'écrire en MP sur le Forum de fanfiction.fr, et je vous enverrai ce petit extrait. ;)
PPS: La ref à Las Vegas est inspirée de mon enfance. Il y avait vraiment une maison qu'on surnommait comme ça, avec ma famille. ;)