Transcendance
« Je ne pensais pas que ça irait jusqu’à… » Les mots flottaient dans l’air, là où Luke s’était tenu. Comme vers la cloche, il avait craqué et ouvert un portail. C’était une bonne chose, estimait Silyen, un peu secoué.
Bien sûr, Luke, emporté par ses émotions, ne s’était pas rendu compte de l’importance du moment. Il s’agissait de l’aboutissement d’années de recherche, de l’émerveillement à l’état pur, de l’Histoire sur le point de s’écrire ! Tant de certitudes, balayées en quelques secondes…
L’Egal s’était trompé sur le sens de la prophétie. Il avait cru qu’elle l’aiderait à retrouver son Don, mais en réalité, elle lui offrait bien plus. Toute sa vie, il avait cherché à répondre à une simple question: d’où venait le Don? La réponse se trouvait derrière le miroir, il en avait la certitude. Tout ce qu’il avait toujours désiré était là, à portée de main. La tête lui tourna.
Il inspira par petites bouffées pour calmer son excitation.
Un dernier paramètre devait être pris en compte, car Luke n’avait pas eu tort: ce portail n’était pas comme les autres. Le jeune homme avait peut-être senti quelque chose grâce à son pouvoir d’Originel, et la possibilité qu’il s’agisse d’un voyage sans retour n’était pas exclue. Mais ce genre de détail n’avait jamais arrêté Sil, jusqu’à aujourd’hui. Après tout, il avait fait un bref passage dans l’au-delà pour tester une théorie.
Alors pourquoi hésitait-il?
Il n’était pas du genre à croire au destin, mais il savait que sa vie entière l’avait préparé à ce moment. Même son ancêtre Cadmus Parva Jardine n’était pas arrivé aussi loin.
Alors pourquoi hésitait-il?
Dina le regardait, semblant se poser la même question. Elle avança une petite menotte et lui agrippa la cheville d’un geste possessif, prouvant qu’elle tenait définitivement de sa mère - et peut-être un peu de Père. Sil resta immobile, regardant la petite sans la voir, sentant le contact de sa peau chaude.
Allez, il suffisait d’avancer la main de quelques centimètres. Mais avant, il voulait comprendre d’où venait cette hésitation. C’était probablement une très mauvaise idée, mais il fut incapable de s’en empêcher.
Ses pensées le menèrent sans surprise vers sa famille, car s’il avait essayé d’ignorer les paroles de Mère, mais il ne pouvait plus y échapper. Elle l’avait accusé de les avoir abandonnés et elle avait douloureusement raison. S’il n’avait pas tenté de transmettre son Don à Luke ou s’il l’avait conseillé sur la meilleure manière de mettre un terme à la guerre contre les États-Confédérés, Mère et Gavar seraient peut-être encore de ce monde. Parce que laisser à Luke la possibilité d’agir par lui-même était souvent la garantie de résultats catastrophiques. Le jeune homme n’avait toujours pas saisi que la justice était une notion aussi abstraite que fantaisiste, et sa droiture le condamnait à une vie de souffrances et de déception. Le monde n’était pas fait pour des personnes telles que lui, qui finissaient invariablement par se faire dévorer par ceux dont la moralité était plus pragmatique, comme l’avait brillamment démontré Meylir Tresco, assassiné pour s’être accroché à ses principes archaïques.
Sauf que les paroles de Mère continuaient à résonner dans l’immensité de la caverne. Elles rebondirent contre une phrase que Luke avait une fois prononcée, tandis que Silyen continuait à promener ses doigts sur son pendentif. «Tu fuis tes responsabilités, Sil! » Les mots tourbillonnèrent de plus en plus vite, jusqu’à devenir insupportables. Les responsabilités… Tout le monde n’avait que ce mot à la bouche, et Père l’avait répété un nombre incalculable de fois à Gavar, qui avait développé un certain talent pour faire exactement le contraire, se comportant en playboy débauché. Et quand il avait finalement fait volte-face en défendant la Grande- Bretagne, voilà où cela l’avait mené. Les responsabilités n’étaient pas seulement inutiles. Elles étaient dangereuses.
Restait qu’en menant ses recherches, Silyen avait délibérément mis la vie de Mère et de Gavar en danger. Pire, il avait involontairement transformé son frère en cible en lui rendant son Don. À sa décharge, il avait toujours tenu son instinct de préservation en haute estime et n’aurait jamais songé qu’il jouerait les héros. Manifestement, il avait eu tort. Terriblement tort. Fatalement tort. La prise de conscience fut si violente qu’il poussa un petit cri de souffrance. Il avait réussi à dissimuler ses émotions à Luke, mais maintenant, il n’y parvenait plus. La douleur était si forte qu’il tomba genoux. Dina, surprise, se mit à glapir à son tour.
Mère et Gavar étaient partis.
Il avait tout sacrifié pour son Don. Et il ne s’en était pas rendu compte.
Le poing qu’il écrasa contre le sol de la caverne lui érafla les phalanges. Le deuxième coup fendit sa peau pâle. Le troisième fit couler un filet de sang. Il frappa encore et encore, comme un enfant. Se balança d’avant en arrière. Et alors, pour ne pas se noyer dans ses émotions, il s’empara de la première chose venue, Dina, et la serra contre lui .
Puis il pensa à Luke. Sa main glissa sur son brassard. La respiration hachée, il délaça le lien en cuir et posa ses doigts sur son avant-bras. Un tatouage doré s’y étalait, en forme de spirale, comme les motifs qui recouvraient la peau de Luke quand il utilisait son pouvoir d’Originel. Un souvenir apparut. Ce n’était pas le même phénomène que lorsque le Roi Merveilleux avait ouvert une porte vers sa mémoire, mais ça s’en rapprochait. En l’occurrence, l’Egal se vit en train de servir des œufs carbonisés. C’était le moment où il avait tenté de cuisiner le petit déjeuner, à Far Carr, dans un élan chevaleresque. Puis le décor devint bleuté: il était au fond de la piscine de Far Carr, créant une bulle d’oxygène.
Luke avait imprimé ces souvenirs à même sa peau, pendant son sommeil, et Sil ne s’en était rendu compte qu’à son réveil. Il avait trouvé cela d’un goût discutable, Luke semblant avoir un certain penchant pour le romantisme, mais actuellement, ces images prenaient un tout autre sens.
Et une nouvelle phrase se mit à flotter: « Je ne pensais pas que ça irait jusqu’à… » Autrement dit, Luke avait eu une façon originale d’avouer ses sentiments, et si l’émerveillement était la plus belle expérience possible, il ne fallait pas négliger l’amour.
Silyen leva les yeux au ciel, se traitant d’idiot. Il ne savait même pas ce qu’il ressentait vraiment pour le jeune homme, car jusqu’à maintenant, il l’avait simplement sur la question, sans penser qu’il puisse se déclarer un jour. Son esprit bondit d’une pensée à l’autre, de sa peur lorsqu’il avait vu Luke se faire poignarder, au sentiment indescriptible qui l’avait saisi, lorsqu’il l’avait tenu, nu, contre lui.
Il ne pouvait pas l’abandonner, même si une part de lui lui en voudrait toujours, pour ne pas avoir protégé Mère et pour Gavar.
Le visage enfoui dans la douce chevelure de Dina, l’Egal releva la tête, les yeux résolus.
Cela ne résolvait pas la question épineuse de son Don, qu’il voulait toujours récupérer. Il avait fait fausse route avec la prophétie, mais peut-être que ce miroir… Les trente minutes suivantes furent décevantes. Il essaya tout ce qu’il lui passait par la tête, sans toucher la surface dorée et brillante, en vain. C’était terriblement frustrant. Il fallait accepter l’éventualité que ses réponses ne se trouvaient peut-être pas à Kilsaï, tout compte fait.
Puis il songea aux premiers mots la prophétie et son cœur rata un battement. «Pour sauver la vertigineuse ». Il avait toujours pensé que ces mots se rapportaient à la cité suspendue, mais il avait oublié qu’une autre nation était aussi surnommée « La Vertigineuse ». C’était le sobriquet donné à la Grande-Bretagne depuis le naufrage de Gorregan, lors duquel les navires français s’étaient fracassés sur le sable depuis une hauteur… vertigineuse.
Note de l'autrice J'ai posté ce chapitre avec un peu de retard, parce que je participe à un challenge Instagram qui m'a permis (ô joie, ô émotion) d'ENFIN me créer un compte d'autrice, que je posterai prochainement sur le topic dévolu à cette fanfiction (https://forum.fanfictions.fr/t/les-puissants-les-puissants-tome-5-transcendance/5434). Ce sera l'occasion de parler des Puissants en long, en large et en travers (et d'interagir avec vous, ô lecteurs, si vous le souhaitez ;) ), mais aussi de présenter le projet de fic originale que je suis en train de lancer: Les Cités Temporelles.
Mais revenons à ce chapitre... Le voilà enfin, le moment où Sil n'est plus cet être vil et égoïste. :D J'espère que vous êtes soulagés, mais en vrai, je me doute bien que vous aviez anticipé cette évolution (parce que je suis pas aussi impitoyable que ça, quand même). Sentez-vous libre de me contredire en MP. XD Pour fêter ça, j'ai inséré dans le texte une phrase de Vic James (du tome 3 des Puissants) que j'ai réadaptée à ma sauce "mais il fut incapable de s’en empêcher. "
Sinon, très fière de ces deux bouts de phrases (Les responsabilités n’étaient pas seulement inutiles. Elles étaient dangereuses.), (Manifestement, il avait eu tort. Terriblement tort. Fatalement tort. ) et de la manière dont les émotions de Silyen s'expriment enfin. J'ai également aimé écrire la manière dont l'Egal voit Luke et son envie désespérée d'être honnête et de croire en la justice (en fait, ça me décrit un peu ^^). Et OK, j'ai ajouté la petite touche choupi avec le brassard, parce que j'en avais aussi désespérément besoin que Luke, à ce stade de l'histoire, où tout le monde est dans la tourmente. ^^ Des hypothèses pour la suite?