Transcendance
Sil était blotti contre la bulle d’oxygène générée par la cloche. Il restait étonné que Luke ait obéi, quand il lui avait ordonné de partir sans même répondre à sa question. D’ordinaire, il y aurait dû y avoir d’âpres négociations, voire d’exaspérants débordements émotionnels. Sil s’était-il montré trop dur? Il repensa à la souffrance qu’il avait sentie à travers le lien, même si le jeune homme avait tenté de la cacher, comme si quelque chose venait de se briser en lui. Puis ce déchaînement de Don. Silyen s’était rarement senti dépassé par les événements, mais là, ça avait été le cas. Luke aurait pu le tuer sans le vouloir.
Ses doigts relevèrent machinalement sa manche, effleurèrent un protège-poignet en cuir - un des nombreux accessoires offert par les Kils lors de son arrivée dans ce monde. L’objet recouvrait le « cadeau » que Luke avait cru bon de lui laisser lors de leur fameuse nuit ensemble. Il s’agit d’un tatouage, mais d’un tatouage un peu spécial. L’Egal en restait passablement surpris, car ce n’était pas quelque chose que lui-même avait déjà accompli quand il était Doué, ce qui voulait dire qu’il s’agissait d’une découverte de Luke.
Sa gorge se serra, mais ce n’était pas le moment de sombrer dans l’émotion, alors il se concentra sur la prochaine étape : remonter à la surface. Un jeu d’enfant grâce aux gemmes que Luke avait daigné recharger avec son Don. Restait le plus difficile : remonter les corps de Cimon et de Mère, qui devrait reposer dans le cimetière d’Orpen Mote, là où était enterrée Taty Terpy. Il inspira à nouveau, mais sa gorge refusait de se desserrer. Ses mains tremblèrent et une sensation brûlante obstrua ses voies respiratoires. Il porta la main à ses yeux. La ramena trempée. C’était probablement l’eau du lac, ou alors, il subissait le choc émotionnel consécutif aux derniers événements. Ressaisis-toi, s’ordonna-t-il.
Il expira par saccade jusqu’à vider complètement ses poumons, les remplit. Réitéra l’opération. Puis il fléchit les genoux et sauta hors de la protection de la cloche. Se retrouver dans l’eau glacée fut un choc. Il battit des pieds, s’efforçant de ne pas penser qu’il n’avait plus sa force d’Egal, et nagea à l’aveuglette, utilisant le Don d’une de son aigue-marine dès qu’il n’eut plus d’air.
Tout était beaucoup trop sombre. Alors sa pierre du soleil - son héliolite - projeta un faible halo lumineux, éclairant le vide jusqu’à heurter à un obstacle solide. Mais ce n’était ni Mère, ni Cimon ; c’était un Aérien, qui fit comprendre par geste que les cadavres avaient déjà été remontés.
Le reste se déroula en un clin d’œil. Remontant en chandelle, l’Egal jaillit hors de l’eau et retrouva l’île de feu Bouda, où le groupe d’Aériens le regarda atterrir avec une espèce de respect sacré. Il prit le temps de savourer l’air dans ses poumons, le soleil sur sa peau et l’herbe sous ses pieds avant de revenir dans la réalité :
- Un Guérisseur va arriver, Enkaï, lança un des Kils.
Ridicule. Silyen se redressa de toute sa hauteur en foudroyant l’impudent du regard. Certes, il avait failli mourir, mais il allait mieux, inutile d’en faire tout un fromage. Puis son regard se faufila entre la forêt de silhouettes, jusqu’aux deux corps inanimés posés sur l’herbe. Il essaya de parler, mais aucun son ne sortit, alors il marcha jusque-là, tandis que tous s’écartaient sur son passage.
Les lèvres de Mère et de Cimon étaient bleutées, signe du manque d'oxygénation des tissus et organes internes. Leurs yeux exorbités et certains de leurs membres, brisés, témoignaient de la violence de leurs derniers instants. A cette vue, Silyen faillit s’effondrer. Serrant les dents, il repoussa les cheveux trempés de Cimon, lui ferma les yeux et déposa un baiser sur son front en chuchotant, presque malgré lui, « tu ne méritais pas ça ». Puis il fit de même pour Mère et sa vision se brouilla, mais personne ne devait le voir en train de pleurer, alors, au prix d’un effort surhumain, il s’arracha à ce spectacle insoutenable, résistant à la stupide envie de hurler. Il évoqua une image de Mère, lorsqu’ils prenaient tous les deux leur petit déjeuner à Far Carr, se concentra dessus suffisamment longtemps pour masquer son chagrin. Puis il pivota:
- Amenez-moi la petite, ordonna-t-il.
Les Aériens se regardèrent, mais celui qui semblait être leur chef n’hésita pas longtemps. Il se rendit jusqu’à la cabane et en revint avec DiDi, dont les grands yeux bleus débordaient de larmes et les cheveux blonds, aussi fins que des mèches d’anges, voletaient autour de son petit visage. Si elle possédait déjà la beauté des sœurs Matravers, elle avait aussi le caractère bien trempé de Bouda, car elle vagissait si fort que les tympans de Sil se débouchèrent d’un coup.
Il prit le bébé dans ses bras et, le cœur serré, ne put s’empêcher de penser à Libby, la fille de Gavar : les deux petites étaient désormais orphelines. S’il n’avait pas redonné le Don à Gavar et si Luke… Mais avec des si, on pouvait refaire le monde, c’était un dicton bien connu et parfaitement exact.
En attendant, Dina s’était calmée. Peut-être percevait-elle qu’ils venaient du même monde tous les deux? se demanda Sil en la serrant contre lui d’un geste protecteur. Les Kils le dévisageaient, silencieux, attendant la suite des événements.
- Conduisez-nous à l’Île Sacrée, ordonna Silyen.
- Mais le Cerclier des Gardiens… protesta le chef.
- Seriez-vous en train de contester un ordre direct de l’Enkaï? Le Cerclier m’a autorisé à me rendre sur l’île quand bon me semble.
Le fait que le lac soit devenu entièrement doré et que Sil ait tenu plus de vingt minutes sous l’eau fit hésiter le garde, mais cela ne semblait pas encore suffisant.
- Vous pouvez demander à Awen, en cas de doute, ajouta l’Egal en regardant ses ongles.
L’air affreusement mal à l’aise, le Kils toussota, l’air complètement perdu.
- Sa Majesté, vaisseau suprême de l’heikan et protecteur de la cité suspendue, précisa Silyen.
L’homme blêmit.
Dix minutes plus tard, enveloppés dans une bulle de Don tissée par quatre Aériens, Silyen et Dina flottaient dans les airs, en suspension devant la triple barrière douée et invisible qui défendait la plus haute île de Kilsaï. Une jungle en dégringolait, dégageant une impression de moiteur étouffante.
Silyen se concentra et chercha l’esprit d’Awen, qu’il trouva finalement dans une des cours du palais. C’est ainsi qu’il passa la frontière en compagnie des Aérien, à l’air de plus en plus terrifiés, car normalement, seuls le roi, le Cerclier et les Aériens de haut rang en avaient le droit.
L’Egal eut soudain un vertige. Peut-être que Dina s’en aperçut, parce qu’elle recommença à pleurer. Ou avait-elle simplement faim? A moins qu’elle ne se demande où était sa mère? Les bébés n’avaient jamais été le fort de Sil. Après avoir réquisitionné les gemmes de rechange des Aériens, il les regarda s’envoler, puis dut s’appuyer contre le tronc d’un palmier, sentant la sueur s’accumuler au coin de ses yeux. Dina semblait peser des tonnes dans ses bras, alors il la déposa par terre, où elle pleura encore plus fort.
La situation exigeait des moyens créatifs. Sil s’agenouilla et fit léviter une des petites pierres sur le sol grâce à sa labradorite, ce que mit enfin un terme aux braillements de Dina. La petite observa les figures aériennes d’un œil rond, puis leva une menotte qu’elle posa contre les doigts de Sil. Avait-elle compris qu’il tenait une pierre gorgée de Don? Tout compte fait, elle avait peut-être du potentiel, se dit l’Egal en lui pressant le bout des doigts pour la féliciter, souriant malgré lui.
Puis ils se remirent en route. Comme d’habitude, chaque arbre, chaque plante, chaque animal et chaque insecte étaient agressifs : Sil esquiva un serpent de justesse, s’érafla le mollet contre une racine acérée, se fit lacérer les vêtements par des buissons épineux. Le vacarme de la jungle se fracassait contre ses oreilles, tandis que la chaleur, intolérable, le faisait déjà dégouliner, sans compter que Dina se remit à pleurer. Sil la fit tressauter contre son torse, mais cette pauvre tentative n’eut pas le moindre effet.
L’Egal dut faire quatre pauses pour reprendre son souffle. Ses forces le désertaient à une allure inquiétante, et plus il approchait du souterrain menant au portail doué, plus son front, sa gorge, son cœur et son bas-ventre palpitaient. Ce n’était pas un hasard: les flèches de Don l’avaient percuté à ces endroits précis, mais – chose encore plus alarmante - il n’avait même plus l’énergie de se demander ce que cela voulait dire.
Enfin, la minuscule clairière apparut. À nouveau grâce à Awen, l’Egal put y accéder et franchir les différents barrages, en utilisant les pierres des Aériens pour franchir le boyau rempli d’eau. La bulle d’air géante qu’il créa fascina tellement Dina qu’elle tendit une main et la traversa, mouillant le bout de ses doigts au passage.
Enfin, la caverne abritant le miroir apparut.
L’objet était toujours aussi énigmatique, semblable à n’importe quel miroir d’un quelconque manoir familial d’Angleterre, et pourtant si différent. Jusqu’à maintenant, Silyen n’avait jamais réussi à le franchir, se heurtant à une barrière immatérielle qui ressemblait à celle du monde d’Enya.
Il s’arrêta un moment, haletant comme s’il avait gravi une montagne au pas de course. Le sport n’avait jamais été sa passion, mais quand même, s’irrita-t-il, songeant aux horripilants exercices physiques que les Kils lui avaient infligé à son arrivée ici. Il devait désormais admettre que sans cet entraînement, il ne serait peut-être même pas arrivé jusque-là.
Il regarda le miroir, estimant qu’il lui restait dix mètres à parcourir. Une distance si faible… Il pouvait y arriver. Mais ses jambes se dérobèrent sous lui et il heurta durement sur le sol, Dina tombant de ses bras. Son cœur s’arrêta.
Si la petite s’était cognée la tête, si…
Des pleurs stridents remirent son cœur en route, et il commença à mieux comprendre le comportement possessif de Gavar avec Libby. Prenant délicatement DiDi, il constata que le drap épais dans lequel elle était enveloppée semblait avoir amorti le choc. Son crâne, ses petites menottes, ses jambes, son dos n’avaient rien.
Puis la fatigue revint. Des papillons noirs flottèrent devant le regard de Sil, tandis que le miroir devenait une tache dorée, si loin. Allez. Il tenta de se redresser, abandonna rapidement. Ses forces le fuyaient comme des grains de sable soufflés par le vent. Alors il empoigna le drap de Dina et commença à ramper en le traînant derrière lui. Le sol lui égratignait les articulations, mais il refusa d’abandonner. La prophétie n’aurait pas sa peau. Il devait réussir. C’était la seule option possible. Il progressa d’un mètre, puis d’un autre. Au troisième mètre, il faillit s’évanouir. Enfonça ses ongles dans ses paumes. Continua à avancer. Chassa les larmes qui lui montèrent aux yeux lorsqu’il songea malencontreusement à Luke.
Plus que cinq mètres. Les papillons noirs étaient devenus si grands que Silyen ne voyait quasiment plus rien. Il se laissa tomber à plat ventre. Son souffle n’était plus qu’une douleur lancinante. Quatre mètres. Les cris de Dina étaient devenus moins assourdissants, à moins que ce ne soit son ouïe qui lui joue des tours. Il comprit enfin qu’il était en train de passer la dernière épreuve, que les étincelles de Don fichées en lui se rebellaient, voulaient l’empêcher de rejoindre son but.
Son esprit se mit à divaguer. Il lui sembla capter la présence de milliers d’êtres invisibles autour de lui ou peut-être de l’autre côté du miroir, dans le monde du Don, mais il n’arrivait pas à comprendre le sens des chuchotis. La douleur dans son front, sa gorge, son cœur et son bas-ventre pulsait comme un tambour.
Puis soudain, il fut devant le miroir. Les inscriptions incompréhensibles ornant le cadre étaient devenues lumineuses. Leur lueur battait à l’unisson avec la souffrance de Sil. Rassemblant ses dernières forces, celui-ci tendit un bras tremblant et effleura les motifs.
Il y eut un flash doré.
Une douleur aiguë.
Qui disparut.
La fatigue s’envola à son tour.
Sil put à nouveau respirer normalement et cessa de trembler. Sa vision s’éclaircit, son ouïe s’affina. Il se redressa, passant machinalement les mains dans ses cheveux bouclés. Il n’y avait eu qu’un seul changement : toute la grotte émettait désormais un rayonnement sourd, enveloppée par un fin maillage doré, aussi finement ouvragé que celui qui défendait le monde auquel Enya voulait accéder. Peut-être un ancien mécanisme, généré par ceux qui avaient créé le miroir. Et maintenant?
Sil baissa les yeux, constatant qu’au niveau de son cœur, sa chemise émettait une lueur aussi dorée que celle qui protégeait la grotte.
L’excitation le fit trembler, mais ce n’était pas le Don qui lui revenait, c’était autre chose. Se débarrassant de sa chemise, il eut la confirmation de ce qu’il pensait : là où le pouvoir l’avait traversé, sa peau émettait une lueur dorée. Puis il se sentit tiré en avant, comme si des ventouses s’étaient collées à son front, sa gorge, son cœur et son bas-ventre, partout où les flèches de Don l’avaient traversé. Les pleurs de Dina moururent.
Sil s’écrasa contre la surface du miroir. Comme les autres fois, un maillage apparut à la surface, l’empêchant de passer. La moutarde lui monta au nez : il avait trouvé les cinq clés, risqué sa vie au passage, rampé jusqu'ici, que fallait-il de plus? La pression commençait à devenir insoutenable, comme si sa peau voulait se détacher de ses os pour sauter à travers le miroir.
C’est alors que son regard tomba sur Dina.
Ses yeux étaient devenus dorés.
Puis un cri déchira le silence:
- SILYEN!!!!!
Note de l'autrice C'est le moment de le préciser que la fameuse cloche m'a été inspirée par une musique, dont je vais mettre le lien sur le topic dévolu à cette fanfiction (https://forum.fanfictions.fr/t/les-puissants-les-puissants-tome-5-transcendance/5434/101). J'ai aussi retrouvé un vieux dessin que j'avais fait de Sil, que je vous posterai demain (parce que les photos d'œuvres à la nuit tombée, c'est un peu euuuuh... bof^^).
Que dire d'autre? Que j'ai été fière d'ajouter l'expression "ne pas en faire tout un fromage" lors de la relecture/réécriture finale de ce chapitre, parce que ça colle si bien à Sil. ;) Oh, et la petite ref sur les exercices physiques, c'est cadeau. Sinon, je me suis auto-attendrie en redécouvrant la façon dont Sil se débrouille avec cette pauvre petite DiDi, et auto-attristée avec ses efforts pour cacher son chagrin. Ouais, beaucoup d'émotions. ^^ Et ce n'est que le début... de la fin...