Transcendance

Chapitre 54 : LUKE

2912 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour il y a 6 mois

Horrifié, Luke regarda les corps inertes autour de lui. Là où il y avait eu des soldats et des Doués confédérés, il n’y avait plus qu’un tas de décombres. C’était tout ce qui restait de la moitié du plafond. Un silence irréel planait, seulement interrompu par les gémissements de blessés qui avaient réussi à s’en sortir.

   Non, non, non, songea le jeune homme, ça ne pouvait pas être lui. Il ne pouvait pas avoir fait ça. Ok, il y avait eu ce bug, quand il avait compris que le lien qu’il avait suivi était celui d’Abi et pas celui de Sil, puis cette vague de fureur, juste après qu’il ait mis sa sœur à l’abri, et son Don, qui enflait. Mais il… Il n’avait jamais voulu…

Quelque chose de brûlant lui obstrua sa gorge. Il tomba à genoux et pressa ses mains sur son visage, de toutes ses forces. Se raccrocha à la première pensée venue. Silyen. Silyen qui avait besoin de lui.

Il fit le chemin qu’il empruntait dès qu’il sollicitait son Don, mais au lieu de s’arrêter à mi-chemin, comme quand il trouvait le moyen de bien utiliser son pouvoir, il continua jusqu’au bout. Et là, le soulagement fut si intense qu’il faillit en pleurer. Une excitation teintée de frustration était en train de le percuter. Pas d’impression d’étouffement. Aucun sentiment de peur. Sil allait bien.

 Mais autant s’en assurer. Et après, il reviendrait… sauver ceux qui pouvaient encore l’être… soigner les blessés…

 Il créa un portail jusqu’à l’Egal. Vit un univers aquatique. Créa une bulle d’air autour de lui puis franchit le seuil.

Quelque chose d’immense obstruait la vue. C’était doré, métallique, ça émettait de la lumière, comme un gigantesque projecteur éclairant les abysses. Ébahi, Luke leva les yeux et aperçut un peu mieux les contours de l’objet. C’était bien… une cloche - une cloche posée au beau milieu d’un tapis de sable et d’algues.

Silyen se tenait juste devant, mince silhouette vêtue d’une chemise blanche et d’un pantalon sombre. Mais quelque chose ne collait pas. L’Egal semblait entièrement sec et ses cheveux, qui auraient dû ondoyer autour de lui, dégringolaient le long de son visage. À part quelques cernes - mais rien d’inhabituel -, il semblait être en parfaite santé, nimbé de la lueur dorée de la cloche. C’était comme si celle-ci émettait aussi une bulle d’air, qui permettait de respirer, ce qui expliquait sans doute pourquoi l’Egal ne s’était finalement pas noyé. 

Dans la gorge de Luke, la boule explosa. Sauf que l’expression de Sil lui fit l’effet d’une douche froide et l’envie désespérée d’un câlin, avec l’espoir que ce simple geste gommerait le moment passé dans les griffes de Spencer Grailingstream, s’envola. Luke avait tantôt vu Sil exaspéré, frustré, réjoui, tendre, mais rarement en colère. Or, là, ce n’était pas de la colère, c’était de la rage qui flamboyait dans ses yeux sombres.

-     Je suis désolé, Sil… Je… Je voulais venir plus tôt, mais… bredouilla-t-il.

Sans le regarder, l’Egal tendit le bras et tira brusquement Luke en avant.

-     Hé! protesta ce dernier, forçant son Don à ne pas réagir.

Mais Sil lui avait déjà plaqué la paume contre la cloche. Si Luke s’attendait à un contact glacé, ce fut tout le contraire. Le métal chaud paraissait palpiter sous ses doigts comme s’il ronronnait. Puis quelque chose remua au plus profond de lui, dans son corps, ou peut-être dans son esprit. Ça lui rappelait un peu ses débuts au parc des machines à Millmoor, où ses courbatures lui avaient fait découvrir l’existence de muscles insoupçonnés.

L’eau devint aussi bleue qu’une mer des Caraïbes, et Luke se rendit compte que les tatouages bleus étaient en train d’apparaître sur sa peau, plus lumineux que jamais. Il réalisa aussi que son intuition était juste : l’eau n’arrivait pas jusqu’à la cloche, comme si celle-ci avait la faculté de la repousser. Puis quelque chose d’autre attira son attention. Des lignes sinueuses bleues se dessinaient sur la surface dorée, formant des motifs semblables à ceux de ses tatouages. Effrayé, il voulut retirer sa main, mais se força à la laisser. Silyen ne lui aurait jamais fait courir le moindre risque.

Soudain, une flèche dorée se détacha de la cloche, fit un arc de cercle à une vitesse impossible et s’enfonça dans la gorge de Silyen.

Luke n’eut pas eu le temps de réagir.

Il fixa l’Egal, horrifié, et s’aperçut qu’au lieu de la grimace qu’il s’attendait à trouver, il y avait une sombre satisfaction.

-     Je le savais! lâcha l’Egal, en se massant la gorge. Et avant que tu me le demandes, non, je n’ai rien. Ce n’était qu’un faisceau de Don.

Les prunelles de Silyen arboraient désormais un air concentré, même si malgré les apparences, Luke sentait que la joie avait de nouveau laissé la place à la colère, à travers le lien.

-     Bon, qu’est-ce que ça veut dire? lança l’Egal d’une voix impatiente.

-     Quoi?

Sil leva les yeux au ciel puis désigna les lignes bleues d’un geste théâtral.

-     Ceci, évidemment. Quoi d’autre, à ton avis?

Luke secoua la tête et Silyen tapa impatiemment du pied, ce qui généra un nuage de sable:

-     C’est une écriture, daigna-t-il expliquer en détachant chaque syllabe, comme s’il parlait à un demeuré. Ton écriture, ou plutôt celle des Originels. Comme j’en avais l’intuition, certains pouvaient arpenter les mondes, exactement comme nous.

Oh non, Luke en avait assez de ces casses-tête. Il avait déjà assez participé aux recherches de Sil, même s’il pouvait parfois y avoir des bénéfices - comme enlever le Don d’un pays entier et faire tomber un régime, par exemple. Alors il se força à expliquer le plus calmement possible qu’il n’avait pas le temps, alors que les images des mains de Spencer se posant sur son corps luttaient toujours pour remonter dans son esprit.

-     Qu’est-ce que tu essaies de me dire, Hadley? Que mon Don est moins important que ta petite guerre? J’ai une simple question: tu veux que je récupère mon pouvoir, oui ou non?

Ah. Bien, si c’était en lien avec la récupération du Don… Puis Luke réalisa ce que Sil venait de dire. Ta petite guerre. Il colla l’Egal contre la cloche en moins d’une seconde. Ce dernier ne fit pas un geste pour se dégager.

-     Coira est morte à cause de cette petite guerre et je…, cracha-t-il, sans avoir le courage de continuer.

   Il s’attendait à une explosion de colère, mais la voix de Sil resta dangereusement calme. Même le lien n’envoyait plus d’ondes de rage brûlante. Il n’envoyait plus rien.

-     Et quel effet ça t’a fait, de laisser mourir mon frère? Et puis de m’amener ma mère pour qu’elle meure à mon tour?

Luke crut avoir mal compris. Il devait y avoir erreur. Thalia Jardine ne pouvait pas être… Mais Sil fit un mouvement du menton.

-       Elle flotte là-bas, si tu veux t’en assurer.

Le jeune homme fut pris de vertige. Non, non, non. Pas encore. Ses mains s’ouvrirent toutes seules, libérant l’Egal, qui se massa les épaules avec une grimace. Le monde devint un mélange de sons, d’odeurs et de couleurs horriblement amplifiés. Un gémissement animal s’échappa de ses lèvres. Il fallait que ça s’arrête. Que tout ça, S’ARRÊTE!!! Il avala sa salive, regarda Silyen:

-     Vas-y, frappe-moi. J’ai désactivé mes défenses, marmonna-t-il en se voûtant davantage. Ton frère, ta mère…

Qu’est-ce qu’il pouvait rajouter? Qu’il était désolé? Que face à ce que traversait Silyen, ce qu’il avait subi à peine quelques heures plus tôt n’était pas grand-chose? Mais ça ne servirait qu’à agrandir le trou qu’il avait dans le cœur. Et c’étaient des paroles tellement creuses.

-     Inutile d’épiloguer là-dessus, fit Silyen. Ma famille est morte. Aucun de nous n’a rien pu faire. Fin de l’histoire.

À ce moment-là, Luke perdit totalement les pédales. Il empoigna Silyen, déchirant le col de sa chemise, puis le secoua comme un prunier. Comme l’Egal ne répondait rien, il le poussa brutalement dans l’eau pour le forcer à réagir.

-     C’était ta mère! Et Gavar! Tu les aimais, Sil! TU LES AIMAIS!!!! hurla-t-il.

Il le secoua encore plus brutalement, tandis qu’un voile rouge tombait devant ses yeux. Le sol vibra sous ses pieds, l’eau bouillonna, la cloche hurla de douleur, le sable vola partout, s’infiltrant dans son nez, sa bouche. La terre s’ouvrit, la température grimpa.

Ivre de colère, d’impuissance, Luke continua à secouer Silyen en songeant que si celui-ci n’avait pas pris son Don, rien ne serait arrivé. Soudain, il se rendit compte qu’une partie de rage n’émanait pas de lui. Elle provenait du lien : l’Egal ouvrait la bouche, criant des choses. Horrifié, Luke s’immobilisa, le lâcha et le regarda s’effondrer le long de la cloche.

Et là, pour la première fois, une émotion passa rapidement dans le regard de l’Egal. Luke sentit une bouffée de colère froide à travers le lien. Puis une deuxième, brûlante. Quelque chose s’était brisé entre eux.

Ses forces l’abandonnèrent. Qu’est-ce qu’il avait fait? Qu’est-ce qui lui arrivait? Il eut soudain envie de se recroqueviller sur le sol, de rester là, à tout jamais. Plus de guerre, plus de responsabilités, plus de tatouages bleutés, plus rien.

Mais les visages d’Abi, de Daisy et de sa mère flottèrent dans sa conscience. Il n’avait pas le droit de s’effondrer. Pas encore. Il devait tenir encore un petit moment, juste un petit moment, le temps que sa famille soit à l’abri. Il s’agrippa à cette pensée pour revenir à la réalité.

-     Tu n’as pas le droit de me faire ça, Hadley. Pas quand je suis si proche du but. Contrôle ton Don! aboya Silyen. Je te le répète une dernière fois. Traduis-moi ce que tu vois.

-     Sil… Je suis désolé, je ne sais pas ce qui m’a pris, est-ce que tu vas b…

-     Je vais bien! Maintenant, traduis!

Luke n’avait plus la force de protester. Il leva les yeux et à travers le brouillard de ses pleurs, distingua des lignes sinueuses aussi indéchiffrables que ses tatouages. Sil s’était trompé s’il pensait qu’il pouvait interpréter un traître mot de ce charabia.

-     Je n’y comprends rien. C’est juste des lignes, rien de plus, lâcha-t-il.

L’impatience et la colère qu’il sentait à travers le lien montèrent d’un cran, alors il essaya de faire un effort, mais il n’y avait aucune logique dans les ondulations qui s’entrecroisaient aléatoirement. Il en suivit une depuis la base de la cloche jusqu’au sommet, sans apprendre rien de plus.

-     Sers-toi de ton pouvoir d’Originel, jeta Sil.

Luke aurait pu y penser tout seul. Le hic, c’était qu’il ne savait pas comment l’invoquer, car jusqu’à maintenant, il s’était réveillé spontanément lors d’urgences. Daisy le maîtrisait bien mieux que lui, et il regretta soudain de ne pas en avoir parlé avec elle, ou plutôt de ne jamais avoir pris le temps de lui parler vraiment depuis le début de la guerre. Il avait commis tellement d’erreurs. Et tant de gens en avaient payé le prix à sa place. Il gémit et se prit la tête dans les mains.

-     Hadley!

Avec un immense soupir, Luke invoqua l’eau autour de lui, faute d’idée. Il n’aurait pas dû avoir tant de doutes. Lorsque le liquide franchit le bouclier immatériel de la cloche pour lui envelopper les pieds, ses tatouages flamboyèrent de plus belle et quelque chose changea, comme si on lui avait posé des lunettes sur le nez. Les lignes devenaient compréhensibles, mais dès qu’il tentait de se concentrer, le sens lui échappait. Il se plongea dans l’état de demi-conscience qu’Enya lui avait enseigné.

 

« La miraculée est celle que tu cherches», lut-il.

 

-     Dina… Elle représente la cinquième clé, je le savais, lâcha Silyen à mi-voix.

Puis tout arriva si vite que Luke, même avec sa vision Douée, ne fut pas sûr de tout avoir saisi. Une traînée bleue se détacha de la cloche et vint frapper Sil entre les deux yeux. Au lieu de lâcher un cri, la bouche de l’Egal s’ouvrit, extatique. Puis l’obscurité referma ses mâchoires. Les tatouages bleus, les traits sinueux, la lumière dorée de la cloche, tout s’éteignit.

Luke eut la curieuse impression d’être mort. Ou d’être retourné dans le monde noir. Mais le lien s’anima avec une telle vigueur qu’il eut l’impression d’avoir été brusquement tiré en avant: la colère se disputait à une impatience et à une joie dévorante à travers le lien. Grâce à la lueur tremblotante qu’il créa au creux de ses mains, il vit que Silyen ressemblait à une cocotte-minute prête à exploser.

-     Tu trouveras la quatrième là où tout a commencé, mais si tu tardes trop, elle se perdra dans le flot du temps. Quant à la cinquième, elle se révèlera quand tout semblera perdu, marmonnait l’Egal, comme s’il récitait un poème à voix haute. Brillant! C’était si évident que je n’y ai pas pensé. « Là où tout a commencé » désignait le moment où je suis devenu l’Enkaï… ou du moins, l’aspirant Enkaï. Autrement dit, la chute de la cloche, qu’il fallait donc retrouver. Et « quand tout te semblera perdu » faisait référence à ma quasi-noyade. Quant à « ne pas trop tarder », je l’ai fait quand je me suis jeté dans le vide.

Cela rappela à Luke qu’il ne savait absolument pas comment l’Egal s’était retrouvé à barboter dans les profondeurs.

-     Tu as quoi?! répéta-t-il, horrifié.

Mais Sil ne répondit pas. Il avait rabattu ses cheveux trempés devant son visage, signe qu’il réfléchissait. Puis il repoussa ses mèches, une lueur étrange au fond des yeux. Luke n’aima pas ça du tout : cette flamme lui rappelait les villes en feu qu’il avait survolées ces derniers jours, impuissant.

-     Qu’est- ce que tu vas faire? demanda-t-il, la gorge nouée.

Il n’avait aucune idée des recherches que Sil menait ici, et en plus, l’Egal avait toujours été imprévisible, n’hésitant par exemple pas à lui demander de l’assassiner pour vérifier une théorie.

 L’Egal ne répondit rien.

L’appréhension devint une peur panique. Le pressentiment qui tenaillait Luke lui déchirait maintenant les entrailles.

-     Qu’est-ce que tu vas faire, Silyen? répéta-t-il plus fort.



Note de l'autrice Revoici enfin Silyen, désolée du si long suspense. Ce chapitre m'a prise aux tripes quand je l'ai relu, tant j'ai été triste pour les deux personnages, en particulier pour Luke (ce qui est paradoxal, me direz-vous, étant donné que j'ai moi-même écrit ces lignes^^). Reste que je suis fière de la manière dont j'ai transcris les émotions, et j'espère humblement que ce passage aura suscité quelque chose chez vous aussi. Nous approchons du klimax; l'action devient de plus en plus impitoyable.

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