Transcendance

Chapitre 53 : ENYA

2675 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 18/12/2024 18:11

La première chose qu’Enya perçut fut une senteur fraîche et minérale, typique des caves. Une odeur qu’elle avait toujours adorée, au grand étonnement de ses proches qui avaient plutôt tendance à froncer le nez ou à la traiter d’extraterrestre. Sauf que d’autres effluves moins agréables arrivèrent: un mélange de vomi et de déjections. Il y avait aussi un bruissement – certainement le son d’une conversation à voix basse.

   Baissant les yeux, la jeune fille constata qu’elle était allongée sur un matelas. Puis sa blessure se réveilla, comme si la moitié de son flanc était en feu.

-     Enya!

Chris était penché au-dessus d’elle. Il faisait si sombre qu’il était noyé dans l’ombre. Seuls ses yeux inquiets ressortaient.

-     Où sommes-nous? murmura-t-elle, avisant l’ampoule nue qui semblait être l’unique source de lumière.

-     Dans une cave, pas loin de l’hôpital. Un des endroits où se réfugient les gens à cause des bombardements. Ils ont été d’accord de partager, répondit Chris d’une voix tendue, en désignant un groupe de personnes assis un peu plus loin.

Enya se rendit alors compte que quelque chose appuyait sur son flanc. Un coup d’œil lui apprit que le jeune homme pressait un chiffon ensanglanté contre ses côtes.

-     J'ai essayé de te soigner mais… Je n’ai plus assez d’énergie pour faire ça vraiment correctement, s’excusa-t-il. Il te faut un autre Doué ou un chirurgien.

À sentir la douleur qui pulsait à chaque battement de cœur, Enya partageait ce point de vue, mais elle ne s’en plaignit pas. Elle avait déjà de la chance d’être vivante.

-     Et les autres? Abi?

Chris détourna les yeux.

-     Luke a pu la faire passer par un portail. C’est tout ce que j’ai pu voir, j’étais trop occupé à te faire sortir de l’hôpital.

Ah, c’était donc bien Luke, songea Enya, en soupirant intérieurement de soulagement. Même si elle ne portait pas la jeune fille dans son cœur, elle ne désirait pas pour autant la mort.

-     Et toi, tu vas bien? demanda-t-elle.

-     Mon Don m’a guéri dès que je l’ai retrouvé. Heureusement. Ces foutus Doués ne m’ont pas raté…

Enya fut surprise par la nouvelle vague de soulagement, beaucoup plus puissante, qui l’envahit.

-     Le plafond a explosé, poursuivit Chris. On aurait dit que ça venait de Luke, mais j’ai sûrement mal vu. Et non, arrête, tu ne vas pas y retourner!

-     Alors vas-y, toi!

-     Dès qu’on aura trouvé une solution pour ta blessure.

Il était aussi borné que son frère! Enya s’apprêtait à marteler tous les arguments qui lui passeraient par la tête, mais l’expression étrange du jeune homme fit mourir les mots sur ses lèvres. Il ne l’avait regardée qu’une fois avec une telle intensité – c’était quand ils avaient parlé d’Axel chez Dan. Elle pensa à ses dernières paroles, à l’hôpital, et se maudit. Pourquoi avait-elle avoué ça, à la place de sortir un bobard ? En plus, Chris était avec Abi ! Elle se demanda s’il avait entendu, et un nœud d’angoisse lui noua le ventre. Pourvu qu’il n’ait rien entendu.

-     Ce que tu as dit, là-bas, c’était sérieux? fit-il, comme s’il avait lu dans ses pensées.

Oh non. Enya n’avait pas peur de grand-chose, mais là, une goutte de sueur lui coula le long de la tempe. Elle retint sa respiration, comme si une catastrophe majeure menaçait de se produire et jeta des coups d’œils à leurs voisins. Heureusement, ceux-ci semblaient toujours plongés dans leur propre conversation.

L’atmosphère s’épaissit et l’air devint moite. Chris avait l’air affreusement mal à l’aise, se mordant les lèvres, alors que le silence devenait insoutenable. Détournant le regard, Enya crut que le jeune homme allait abandonner. Du moins, c’était ce que l’ancien Chris aurait fait.

Elle frémit lorsque deux doigts se posèrent sous son menton, le relevant doucement, et rougit comme une préadolescente. Depuis combien de temps ne l’avait-on pas touchée comme ça? Elle ne comptait plus le nombre d’hommes ou de femmes qui l’avaient abordée ces dernières années, attirés comme des papillons par une flamme, mais elle les avait tous rejetés depuis sa rupture avec Axel. Cette fois pourtant, elle se laissa faire, sentant les doigts de Chris remonter le long de sa joue.

Le jeune homme ouvrit la bouche. La referma. Même la pénombre n’arrivait pas à masquer la rougeur de ses joues, alors qu’il semblait rassembler son courage. Il finit par murmurer:

-     À Washington… J’étais sincère quand j’ai dit que mon frère ne te méritait pas.

Oh la la. Mais Enya avait la gorge si nouée qu’elle ne réussit pas à l’interrompre.

-     Tu ne t’es jamais demandée ce que ça voulait dire? poursuivit le jeune homme d’une voix tremblante. A la fin, je ne supportais carrément plus de vous voir ensemble, et encore moins chez nous, à la Maison-Blanche, vu la façon dont mon père te traitait. C’est pour ça que je m’enfuyais dès que vous arriviez.

Ça, Enya l’avait remarqué. Mais elle n’aurait jamais cru être la cause de ce comportement. Elle avait simplement pensé que comme tous les adolescents, Chris avait ses humeurs.

-     Tu n'imagines pas le temps que j’ai mis à t’oublier. Et je t’épargne la description des filles avec lesquelles je suis sorti, qui avaient toutes au minimum des cheveux longs et bruns.

Sa voix dérapa sous le coup de la nervosité, rappelant l’adolescent timide et maladroit qu’il avait été. Le cœur d’Enya s’emballa. Des réflexions éparses firent surface: la façon dont Chris avait mûri, son courage, quand il avait osé se dresser contre son père - ce qu’Axel n’avait jamais su faire -, sa sollicitude quand ils étaient en mission aux États-Confédérés, et les secondes électriques dans le minuscule réduit du bunker où ils s’étaient changés. Sa peau nue contre la sienne.

Elle aurait pu nier. Mettre fin à cette avalanche de phrases gênantes. Heureusement, il y avait une option plus simple:

-     Mais Abi…

Chris rougit de plus belle et ses doigts s’éloignèrent de la joue d’Enya. Il bredouilla:

-     Je.. Je n’ai jamais réussi à ressentir ce que je devais avec elle. A cause de toi. C’est… C’est horrible de dire ça, non? Enfin, ça n’a plus d’importance. On n’a jamais été ensemble, contrairement à ce que tout le monde semble croire.

Plusieurs secondes s’écoulèrent dans un silence absolu. On n’entendait plus que le bruissement des conversations de l’autre groupe, tandis que l’ampoule se balançait au bout de son fil, projetant des ombres démesurées contre les murs.

-     Bon, comme ça, j’ai été honnête avec toi, finit par murmurer Chris. Je… Je n’en pouvais plus de garder ça pour moi.

Enya osait à peine respirer, consciente qu’elle était censée dire quelque chose.

Elle garda les lèvres closes.

La main de Chris retomba sur le sol, inerte.

-     Bon ben, c’est gentil d’avoir menti pour essayer de me sauver de cette bande de tarés. Enfin… Tu aurais aussi pu leur sortir n’importe quoi d’autre… ça aurait pu être cool, finit-il par grimacer, sans réussir à cacher sa déception.

Voilà, c’était parfait. Qu’il croie ça. La situation finirait par se régler d’elle-même, une fois le malaise passé. Ce qu’Enya ressentait était probablement une simple attirance physique, une passade, ou un manque à combler, mais elle ne tomberait plus dans ce piège. Elle avait vu comme ça s’était terminé avec Axel. Et puis, Abi la détestait déjà suffisamment, inutile de lui donner une raison supplémentaire.

Mais lorsque le jeune homme lui tourna le dos, voulant sans doute s’éloigner, un étrange sentiment de vide se creusa en elle, rappelant un peu ce que les Ex-Egaux décrivaient lorsqu’ils parlaient de la perte de leur Don, comme s’ils avaient un trou béant dans la poitrine. La solitude, qu’elle brandissait d’habitude comme un bouclier, l’étouffa. L’image insidieuse de Chris avec Abi, ou avec n’importe qui d’autre la traversa.

Sa main bougea toute seule. Saisit le poignet du jeune homme.

Il se figea. Enya aussi. Elle n’avait pas eu l’intention de faire ça. Ou plutôt, elle en avait eu désespérément envie. Elle ne savait pas. Elle ne savait plus.

Le bras du jeune homme tremblait entre ses doigts. À moins que ce ne soit sa main à elle qui frissonnait. Le temps parut s’étirer, et le souffle d’Enya s’accéléra. Elle eut chaud, elle eut froid. Elle connaissait ces sensations. Elle voulait les rejeter le plus loin possible. Les attirer, les embrasser toutes entières.

On lui avait toujours dit qu’une de ses qualités était de prendre des décisions rapidement. Mais là, elle était complètement perdue.

   Alors elle laissa son corps agir. Sa main glissa le long du poignet de Chris, ses doigts s’entrelacèrent aux siens - elle n’avait jamais remarqué à quel point ils étaient fins, comme ceux d’un pianiste. Soudain, une mélodie surgit du passé, vive et gaie. Le jeune homme savait réellement jouer du piano, elle l’avait entendu à la Maison-Blanche un jour où elle attendait qu’Axel se prépare. Mille autres nouveaux détails surgirent : le jeune homme en retard à table, plongé dans des jeux vidéo, sauvant un oiseau tombé du nid…

Chris laissa échapper un long soupir tremblant, les yeux baissés sur leurs mains entrelacées. Alors Enya en profita pour effleurer du regard son menton, ses lèvres, son nez, puis ses longs sourcils dorés, qui lui donnaient un air perpétuellement rêveur.

La culpabilité lui brûla soudain le ventre. Le jeune homme ignorait qui elle était réellement ; il ne savait pas qu’elle avait bien plus que vingt ans. Elle faillit retirer sa main, sans y parvenir. Le poids de la solitude peut-être… Ou la certitude qu’il lisait en elle bien mieux que la plupart des personnes avec lesquels elle était sortie.

  Réfrénant une grimace à cause de son flanc blessé, elle se redressa, s’approcha de lui aussi près qu’elle osa, sentit son souffle chaud sur son menton. Cette simple sensation provoqua des frissons dans tout son corps. Et cette impression de trac... Elle ne l’avait plus ressentie depuis… depuis une éternité.

Chris la regarda enfin, avec une telle vulnérabilité qu’elle se pencha instinctivement en avant. Leurs lèvres s’effleurèrent, aussi délicates que deux papillons. Se séparèrent. Se goûtèrent à nouveau. C’était incroyablement doux. La douleur, la guerre, la menace d’un monde inaccessible… Tout s’envola. Enya sentit que le jeune homme l’attirait contre lui, comme si elle allait s’envoler. Elle lui caressa la nuque, passa les doigts dans ses épais cheveux blonds. Enroula sa langue autour de la sienne.

Soudain, ses poils se hérissèrent. Une peur blanche, terrifiante, absolue la saisit. Le carré clair qu’elle avait vu lorsqu’Alex l’avait emmenée, dans le bunker confédéré, était revenu. Sauf que là, il occupait tout l’espace. Une pression immense enflait, et pas seulement ici, partout à la fois. Ça n’avait rien à voir avec la guerre, c’était comme si la trame du monde allait se déchirer. Du monde entier. Les idées s’associèrent dans sa tête. Les portails, le monde où elle essayait de pénétrer depuis si longtemps, le Don. Puis la vision disparut, et Enya se rendit compte que plusieurs personnes l’entouraient. Chris, bien sûr, mais aussi cinq inconnus aux mines hagardes. Elle força son cerveau à se remettre en route. L’hôpital. La fuite. La cave.

-     Ça va? Dis-moi que ça va! s’exclama Chris.

Enya tenta bravement de sourire.

-     Tout va bien. Un simple malaise, souffla-t-elle.

Les gens commencèrent à murmurer en lui jetant des coups d’œil méfiants.

-       Elle fait des crises de panique, tenta de les rassurer Chris, en entrant dans son jeu.

   Quelques personnes demandèrent s’ils avaient besoin de quelque chose, s’adressant au jeune homme d’un ton particulièrement respectueux, sachant qu’il était Doué. C’était probablement pour cela qu’ils n’osaient pas poser plus de questions.

-     Dis-moi ce qui s’est passé. Ça n’était pas un malaise. Tu t’es carrément mise à hurler en te tenant la tête, souffla le jeune homme quand ils se retrouvèrent à nouveau tous les deux.

Il avait raison, et Enya avait peur de comprendre ce que sa vision signifiait. Tout ce qu’elle savait, c’est que le monde mystérieux auquel elle tentait d’accéder depuis tant de mois menaçait désormais le leur, d’une façon ou d’une autre. La terreur qu’elle avait éprouvée ne laissait pas place au doute. Les heures étaient comptées.

Elle tenta d’expliquer son intuition à Chris le plus brièvement qu’elle put. Puis elle bredouilla:

-     Trouve Luke. Il n’y a que lui qui puisse stopper ça… Quoique ce soit.

Elle aurait voulu gommer la peur qui continuait à l’habiter. En vain. Parce qu’elle se souvenait que même Silyen n’avait pas réussi à érafler les protections douées qui empêchaient d’accéder à ce monde menaçant.

   Elle regarda Chris. Espéra que ça n’était pas la dernière fois qu’elle le voyait. Alors, sur une impulsion, elle le tira contre elle et l’embrassa à nouveau.


Note de l'autrice Hiiiiii, je me souviens que je me réjouissais tant d'écrire ce chapitre, depuis le temps que ces deux-là se tournaient autour! Bien sûr, il fallait un petit rebondissement vers la fin, niark, niark!

La solitude forcée d'Enya et la blessure engendrée par sa rupture avec Axel étaient deux thèmes qui me tenaient particulièrement à coeur. Il n'est pas facile de reconnaître ses failles et de les surmonter. Idem pour l'amour secret et sans espoir de Chris, qui a finalement bien fait de ne pas abandonner. ;)

PS: la métaphore sur les papillons est un hommage à A la croisée des mondes, d'où je tiens cette si belle image. ;)

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