Transcendance
Luke flottait dans une oasis de calme. L’air était doux, les environs impalpables derrière ses paupières closes. Le jeune homme savait qu’il devait se réveiller, parce que quelque chose d’horrible était en train de se produire. Mais quoi? Une nouvelle onde apaisante le submergea et son cerveau fut envahi par un brouillard doré. C’était trop difficile d’y réfléchir.
Puis son corps se réveilla d’un coup. La douleur était si forte que Luke pensa, dans un instant de folie, être dans la cellule où Astrid Alfdan l’avait torturé. Il tenta de se concentrer, capta des mots dont il n’arriva pas à comprendre le sens. Dans un effort qui lui arracha un grognement, il ouvrit les yeux, et ne vit qu’un brouillard doré. Mais ce n’était pas son Don, c’était celui de quelqu’un d’autre, qui avait réussi à briser son cocon de pouvoir.
C’est alors qu’une souffrance bien plus grande déchira son esprit. Les souvenirs du pont s’enfoncèrent dans son cerveau comme des lames chauffées à blanc. La façon dont Coira lui avait crié de s’en aller, le feu qui rugissait au bout de ses doigts, puis ses spasmes, ses yeux morts.
À ce moment-là, Luke distingua enfin celui qui lui faisait face.
Le monde se mit à tanguer, comme si la réalité avait sombré dans une mer déchaînée. A la place des Confédérés que le jeune homme s’attendait à découvrir - parce qu’ils avaient forcément dû le capturer sur le pont - il vit un garçon aux traits lisses, vêtu d’une cape rouge en guenilles. Le Roi Merveilleux avait les traits déformés par la colère et la douleur. Ses joues étaient zébrées de traces écarlates, comme s’il se les était griffées jusqu’au sang. Sa couronne gisait par terre, brisée. Mais ce n’était pas le pire. Le pire, c’était la silhouette qu’il tenait dans ses bras. Un filet de sang coulait de la bouche de Coira et sa peau était atrocement pâle. Si son père n’avait pas réussi à la sauver, c’était qu’elle était… qu’elle était vraiment…
NON! NON! NOOOON!
Un son inhumain jaillit.
Les poumons, le cœur et la gorge en feu, Luke s’aperçut que c’était lui avait crié. Il hurla encore plus fort, comme si cela pouvait atténuer la douleur.
Mais le Roi Merveilleux n’en avait pas fini avec lui. Il projeta une nouvelle salve de Don brûlant, que Luke ne fit rien pour arrêter. Il musela ses défenses, les forçant à ne pas intervenir. Il le méritait. C’était sa faute.
- Ma fille…, vociférait Raedwald, le regard fou, de la bave au coin des lèvres. Tu m’as pris ma fille! Elle est revenue dans ce monde à cause de toi!
Le lien, ça devait forcément être le lien avec Coira qui avait dû le sortir le Roi Merveilleux de son coma, songea vaguement Luke. Au milieu de la douleur qui lui brouillait l’esprit, il s’entendit balbutier:
- Laissez-moi la voir… Je peux peut-être faire quelque chose…
Il savait que c’était une idée totalement stupide, mais il devait au moins essayer.
La seule réponse fut le renforcement du faisceau de Don, et il se demanda vaguement s’il allait devenir fou avant de mourir. Il serra encore plus fort son Don, qui ruait pour lui échapper. Si seulement il avait pu l’arracher de lui.
- Prenez-le-moi! hurla-t-il.
Évidemment, rien ne se passa.
La douleur chassa tout, sauf les yeux morts de Coira.
Après un moment indéfinissable, le Don brûlant du Roi Merveilleux reflua et Luke, gémissant, resta roulé en boule. Sous sa joue, ce n’était plus du béton, mais de l’herbe tiède, parsemée de fleurs. Le Roi Merveilleux devait les avoir transportés dans son monde, Coira et lui, réalisa le jeune homme. Coira, qui était… Et Sil. Sil ! Lui aussi était… Un sanglot lui déchira la gorge.
Il se tourna sous le dos. Sentit que quelque chose lui coulait dessus. C’était chaud, poisseux et rouge. Le sang de Coira, toujours dans les bras de son père. A terre, Luke n’apercevait que son treillis militaire et ses cheveux noirs, se balançant dans le vide. Il aurait voulu voir son visage une dernière fois. Se rappeler son sourire, ses yeux gris, toucher sa peau. Son vœu fut à moitié exaucé quand Raedwald la déposa par terre avec une infinie délicatesse avant de dégainer la seule arme que Luke l’ait jamais vu porter: un poignard de la longueur de deux paumes, au manche en os sculpté.
La suite se passa comme dans un rêve.
Sans dire un mot, Luke regarda le jeune homme s’agenouiller à côté de lui. Lever sa lame haut dans le ciel, dont la trajectoire ne faisait aucun doute: elle se planterait droit dans son cœur. Le jeune homme savait qu’il aurait dû tenter de raisonner le Roi Merveilleux ou libérer son Don, qui luttait si fort qu’il semblait sur le point de le déchirer en deux, mais il n’y arrivait plus. Que tout ça finisse. Il ne demandait que ça.
Il ferma les yeux, banda toutes ses forces pour contenir son Don, juste quelques instants encore.
Il y eut un sifflement. Un son sourd. La douleur ne vint pas. Ou du moins, elle ne vint pas là où il s’y attendait.
Se mordant les lèvres pour ne pas crier, Luke ouvrit un œil et vit que la lame avait traversé son biceps. Un flot de sang imbibait déjà l’herbe. Les oiseaux avaient cessé de chanter.
- Tu ne me prendras pas mon Don, gronda le Roi Merveilleux, qui lui arracha le poignard du bras.
Cette fois, Luke laissa échapper un cri. Un geyser rouge lui recouvrit le visage, le cou, tout le haut du corps.
- Non! protesta-t-il.
- Tu me crois assez idiot pour te tuer? cracha le roi en essuyant la lame sur l’herbe.
Puis il souleva à nouveau Coira et s’éloigna sans un regard en arrière.
Luke laissa retomber sa tête et ferma les yeux. Bien sûr. Il avait le Don de Sil. Or, il ne savait pas si c’était l’Egal lui-même ou son pouvoir qui avaient la faculté d’aspirer le Don des autres pour revenir à la vie.
En attendant, il avait assez relâché sa concentration pour que son Don monte à l’assaut de son bras et commence à le guérir. Luke tenta de se raccrocher aux bribes de douleur qui habitaient encore son corps. Si le Roi Merveilleux ne pouvait pas le tuer, il pouvait essayer de le faire lui-même. Contraindre son Don à l’endormir, comme il l’avait si souvent fait pour des ennemis. Ce serait une mort douce.
Sauf que…
Il y avait encore quelque chose qu’il pouvait faire. Une dernière chose.
En réalité, il aurait dû le faire bien avant.
Il créa un portail.
Le franchit.
La suite fut une succession d’instants.
Des militaires confédérés bouche bée en le voyant surgir d’un bosquet de la Maison Blanche.
Lui, obéissant docilement lorsqu’on lui demandait de tendre les bras en avant. Des colliers de gruach autour de ses poignets.
Un crachat dans ses cheveux.
Un coup de genoux dans le ventre.
D’autres coups. Puis le noir.
Note de l'autrice Oh la la, je me suis autoattristée quand j'ai relu ce chapitre, surtout en arrivant au passage "Le jeune homme savait qu’il aurait dû tenter de raisonner le Roi Merveilleux ou libérer son Don, qui luttait si fort qu’il semblait sur le point de le déchirer en deux, mais il n’y arrivait plus. Que tout ça finisse. Il ne demandait que ça." :'(
Sinon, la fin est une des choses que j'ai changées lors du deuxième jet.
PS: le début m'a un peu été inspiré par Twilight, je l'avoue. ^^