Transcendance
Comme toujours, le Royal Berkshire Hospital était une anomalie. Sa façade brun clair aux allures de temple grec restait intacte - preuve que le bouclier créé autour par Luke Hadley tenait toujours bon.
Quand Chris poussa la porte principale, une atmosphère survoltée l’engloutit d’un coup. L’odeur douceâtre d’un hôpital ordinaire avait laissé la place à celle, fétide, des plaies à vif. Les émanations de la chirurgie de guerre.
Une file s’étirait dans le hall, composée de blessés qui avaient pu venir eux-mêmes ou qui étaient soutenus par des valides, soldats ou citoyens. Certains, dans des brancards, avaient des plaies horribles - membres mutilés, brûlures, peau déchiquetée. Chris fit crépiter son Don autour de lui parce qu’il n’avait pas de temps à perdre. Il parvint sans peine jusqu’au chirurgien chargé du triage, qui lui indiqua le nombre de blessés à prendre en charge.
Alors qu’il lâchait un remerciement, il sentit sa présence, pâle halo blond dans cet océan de souffrance. Les cheveux d’Abi étaient noués en un chignon lâche, ses traits tirés par l’angoisse.
Pourvu qu’elle ne l’ait pas vu. Mais évidemment, à l’instant où il avait cette pensée, la jeune fille tourna la tête, alertée par les petits cris d’excitation qui accompagnaient chaque arrivée de Chris. Ses yeux bleu-gris s’illuminèrent.
Le jeune homme faillit tourner les talons, comme s’il était urgemment attendu - ce qui n’était pas faux -, mais il n’eut pas le cœur à ignorer Abi. Par on ne savait quel phénomène, il était désormais de notoriété publique qu’ils sortaient ensemble, tous les deux, ce qui était parfaitement ridicule. Hélas, les rumeurs circulaient vite dans un milieu aussi confiné, et les rares nouvelles réjouissantes représentaient des parenthèses bienvenues. Et quelle plus belle histoire que celle d’un fils de président rebelle amoureux d’une des héroïnes de Grande-Bretagne, Abigail Hadley, martyre de Gorregan et sœur du Bouclier?
- Ça va? fit la jeune fille en le rejoignant.
Il grimaça en haussant les épaules, car plus personne ne répondait « bien » à cette question depuis un certain temps. Puis il se mordilla la lèvre, tentant d’ignorer l’odeur rafraîchissante que la jeune fille dégageait, comme si la guerre n’avait pas de prise sur elle. Elle lui fit une grimace en retour. Ses yeux s’assombrirent quand elle constata que prendre une pause maintenant était impossible, alors elle eut un coup d’œil désolé et Chris sentit son cœur se serrer. Il n’arrivait toujours pas à démêler ce qu’il ressentait à son égard… Il avait parfois envie de l’enlacer, de sentir ses cheveux lui chatouiller la joue, de poser ses lèvres sur les siennes, alors que d’autres fois, il se traitait d’imposteur, à continuer à lui parler, à lui sourire alors qu’il n’était pas sûr de pouvoir offrir quoi que ce soit. Ses émotions enflèrent, le prirent à la gorge:
- Je… J’ai pas mal de job aussi. Je repasse plus tard, dit-il en se dirigeant vers le fond de l’hôpital.
Lâche, lâche, lâche.
C’est alors qu’il vit une longue chevelure brune et brillante. Ses bottes noires et sa tenue blanche rendaient Enya immédiatement reconnaissable. Depuis son retour des États-Confédérés, la jeune fille multipliait les exploits, sans que Chris n’ait réussi à la revoir. Là, elle discutait à toute vitesse avec le chirurgien qui cogérait les opérations à l’hôpital.
Le cœur battant, il s’approcha. Comme prévenue par un sixième sens, Enya se retourna.
Ses yeux se plantèrent dans les siens.
- J’en ai pour une minute, s’excusa-t-elle auprès du chirurgien.
Pendait qu’elle le guidait vers un coin, Chris n’arriva pas à s’empêcher de la scruter, saisissant un éclair d’incertitude au fond de ses yeux.
- Pourquoi tu ne m’as pas dit que tu venais? lança-t-il d’un ton plus accusateur qu’il ne l’aurait voulu.
- Parce que je n’étais même pas sûre que tu serais là.
- Sympa… Enfin, cool de te voir quand même.
Enya lâcha un gros soupir et détourna les yeux.
- Ok, excuse-moi, j’aurais dû t’avertir. Et crois-le ou pas, ça me fait aussi plaisir de te voir, mais on n’a pas vraiment le temps. Oxford est tombée. Les Confédérés vont arriver, c’est pour ça que je suis là. Vous aurez besoin de tous les renforts possibles.
Le ventre de Chris se noua. Il regarda la file de blessés qui grossissait sans cesse. Tellement de gens avaient déjà été sacrifiés… Même lui avait frôlé la mort trop de fois. Sa seule consolation, c’était que les opposants de son père étaient toujours plus nombreux aux États-Confédérés, mais leurs actions n’étaient pas assez rapides, drastiques. Il ne savait plus quoi faire pour pousser son peuple à se soulever. Enya parut lire dans ses pensées:
- Ces soldats sont des bouchers. Ce qu’ils ont fait à Oxford va forcément faire bouger l’opinion publique.
C’était une phrase horrible, mais certainement réaliste, songea amèrement Chris, tandis qu’Enya poursuivait d’un ton légèrement tremblant :
- Enfin bref, bonne chance. On aura le temps de parler après ça.
Elle fit mine de retourner vers le chirurgien.
- Attends! lança Chris sans pouvoir s’en empêcher.
La jeune fille se retourna vers lui avec une mine impatiente.
- Je suis désolé de ne rien avoir tenté pour aller te chercher, au Etats-Confédéré.
Elle secoua la tête:
- Tu as bien fait. Tu aurais juste réussi à te faire capturer à ton tour. Vraiment, tu… Tu n’as pas à t’en vouloir, OK ?
Et elle se remit à parler au chirurgien.
Chris réussit à ignorer le trou qui s’était subitement creusé en lui. Il avait cru que leur mission commune, aux États-Confédérés, les rapprocherait, mais ça n’avait pas été le cas. Et qu’espérait-il, de toute façon?
Restait qu’il savait désormais pourquoi il « bloquait », avec Abi. La raison se trouvait juste là, sous son nez, avec ses cheveux bruns et sa tenue blanche.
Note de l'autrice Eh oui, Chris n'a pas oublié ce qu'il ressent pour Enya, comme le sous-entendait un des chapitres aux Etats-Confédérés. Il me tenait à coeur de thématiser à travers lui les affres amoureux qu'on peut parfois ressentir (snif), et toutes les questions qu'on se pose. ;) Des hypothèses pour la suite?