Transcendance

Chapitre 48 : LUKE

3081 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 07/11/2024 18:40

La respiration étouffée par les sanglots, Luke était à genoux devant un tas de gravats. C’était tout ce qui restait du refuge de centaines de personnes, à peine quelques minutes auparavant.

Mais le jeune homme n’arrivait plus à y penser. Une question ricochait sans fin dans son esprit.

Coira ou Silyen?

   Il ne pouvait pas faire un choix pareil, bon sang, il ne le pouvait pas! Le plus horrible, c’était que chaque minute d’hésitation représentait une chance en moins d’arriver à temps pour l’un ou l’autre. La guerre lui avait enfoncé cette froide rationalité dans le crâne – cette même rationalité que Sil avait essayé de lui transmettre, il y avait semblait-il des siècles de cela, quand il avait lancé: « Tu ne peux pas sauver tout le monde ». Ces mots enflèrent, dégoulinant d’horreur. Il devait forcément y avoir une échappatoire, une solution, quelque chose! Silyen aurait su quoi faire ! Ou Abi !

    Des images arrivèrent. Silyen explosant de rire, Coira et ses mots de réconfort à Far Carr. Leurs silhouettes, d’abord nettes, devinrent de plus en plus floues, comme si elles appartenaient déjà au passé. Luke se prit la tête entre les mains, serrant de toutes ses forces, l’estomac tordu par la peur. Des pensées inutiles volaient comme des mouches affolées dans son cerveau. Comment Coira pouvait-elle être en danger de mort? Silyen était-il étranglé ? Sur le point de se noyer ?

    Il ne pouvait pas choisir !

       Il ne pouvait pas !

    Alors son corps prit le relais. Ses mains se levèrent toutes seules, créèrent un portail jusqu’au monde de Kilsaï. Les montants commencèrent à se matérialiser, si lentement, puis… disparurent. Dégoulinant de sueur, Luke se mordit la lèvre jusqu’au sang et rappela son pouvoir. Seules quelques étincelles apparurent au bout de ses doigts. Il secoua la tête, tandis que la panique se muait en terreur. Aucune nouvelle étincelle n’apparut. Aucun portail ne se dessina, alors que la sensation de suffocation devenait insupportable. Non, ce n’était pas possible ! Sans se rendre compte que des larmes s’étaient mises à couler, le jeune homme essaya encore, encore et encore.

Toujours rien.

    Il martelait l’air avec ses poings maintenant.

    Il hurlait à s’en arracher la gorge.

Rien.

Il puisa au plus profond de lui-même, raclant la moindre parcelle d’énergie.

   Sans qu’il l'ait demandé, les dernières étincelles de Don commencèrent à sortir par les pores de sa peau, comme un halo. Le cocon! Non, non! Ce n’était pas le moment ! Pas question de tomber dans cette espèce de semi-coma ! Le pouvoir finit par refluer.

Alors le jeune homme se résigna à faire la seule chose possible.

La mort dans l’âme, sans arriver à y croire, il utilisa les étincelles pour créer un deuxième portail - pas une porte entre les mondes, simplement une porte entre les lieux. C’était beaucoup plus facile, pourtant, il faillit échouer, luttant pour respirer malgré l’étau du lien avec Sil.

Bandant ses muscles, il prit la poignée, ouvrit le battant et…

… déboucha sur une scène d’horreur.

L’odeur du sang et du feu montait par vagues pestilentielles, la fumée rendait le ciel noir, digne d’un film postapocalyptique. Une rivière serpentait en contrebas, coupant le paysage en deux. D’un côté se trouvait un bataillon confédéré : les soldats avançaient avec la précision d’une horloge dont les rouages ne mesuraient pas le temps, mais la mort. Des chars d’assaut ouvraient la voie à des transporteurs de troupes, dont le blindage protégeait des soldats d’infanterie.

De l’autre côté, le décor bouillonnait comme un torrent rendu fou par des pluies diluviennes. Des centaines de soldats britanniques couraient. Les quelques véhicules encore en état de marche avançaient tant bien que mal, fonçant à travers la zone marécageuse, zigzaguant entre les carcasses des chars d’artillerie. Les ordres de ceux qui semblaient être les officiers se perdaient au milieu de la cacophonie ambiante.

Pourquoi les Britanniques n’essayaient-ils pas de tenir leurs positions? En tournant son regard vers la rivière, Luke comprit. Et la révélation fut comme un choc. Le pont reliant les deux rives était détruit, mais le Don était à l’œuvre: une immense structure brillante et dorée était en train d’apparaître. Les rumeurs étaient donc vraies. Les Doués confédérés du génie étaient arrivés en Grande-Bretagne, et plutôt que de rebâtir des infrastructures détruites, ils en recréaient de nouvelles, entièrement constituées de Don. Encore une de ces foutues inventions mêlant pouvoir et technologie.

Où était Coira? se demanda Luke. Elle n’était pas censée participer aux combats, c’était la promesse qu’ils s’étaient faite dans le bunker de Mont Rock. Elle devait être en train d’aider les blessés à fuir, alors pourquoi avait-il l’horrible intuition que ce n’était pas le cas ? Il voulut se rendre invisible, mais son corps trembla tellement, lors de cette simple tentative, qu’il y renonça aussitôt. Les jambes flageolantes, il avança le plus vite qu’il put, heureux d’être encore hors de portée de l’artillerie ennemie.

-     Coira! Où est-elle? apostropha-t-il le premier soldat britannique venu.

-     Quoi?! bredouilla l’homme, l’air complètement perdu.

-     COIRA!!! LA NEODOUEE!!! rugit Luke, avec l’impression de s’évanouir sous ce simple effort.

L’homme était si nerveux qu’il perdit momentanément la parole. Luke l’aurait volontiers secoué comme un prunier - s’il en avait eu la force - mais ne put qu’attendre la réponse. Et son sang se glaça. Coira avait aidé à évacuer l’infirmerie, puis elle avait entendu que le contact radio avec Hayden, qui défendait la rivière, était perdu. Elle était partie à ce moment-là.

Luke n’eut pas besoin d’en entendre plus. L’affreux puzzle se reconstituait tout seul : Coira avait dû essayer de rejoindre Hayden, ou alors, elle avait décidé de prendre sa place et de défendre elle-même le pont.

 Le jeune homme voulut s’élever dans les airs. C’était peine perdue. Il s’élança alors, comme un marathonien juste avant l’arrivée, le regard fixé sur le pont.

    Quelqu’un le reconnut. Puis quelqu’un d’autre. Une, deux, trois, puis des dizaines de voix se mirent à scander son nom. Comme pour une haie d’honneur, tout le monde s’écarta pour le laisser passer. Le jeune homme se mit à ricaner. Il n’arriverait même plus à allumer une allumette avec son Don, il n’allait pas les sauver, qu’est-ce qu’ils s’imaginaient? Des cris éraillés jaillirent de sa gorge:

-     Allez-vous-en! Fuyez!

Puis il repensa à Coira. Il hurla son nom, espérant une réponse. Évidemment, rien ne vint. Puis un flash doré l’éblouit. Le pont! Quelque chose se passait vers le pont doué! Sur le point de toucher la rive, celui-ci étincelait comme une flamme. 

Et Luke aperçut… Comment avait-il pu ne pas s’en rendre compte? Les Doués ennemis se trouvaient sur la structure. Ils devaient probablement être en contact avec elle pour la créer. Et face à eux se dressait une petite silhouette. A la vue du treillis militaire et des courts cheveux noirs, le jeune homme sentit son cœur manquer un battement. Coira protégeait la retraite de leur armée, comme il le redoutait, barrant le chemin des Confédérés. Elle protégeait aussi autre chose… Une forme allongée à ses pieds. Luke reconnut sans peine les cheveux blonds rasés sur le côté, espérant qu’Hayden ne soit qu’évanoui.

Mais au fond, rien de tout ça n’importait vraiment.

La seule chose qui comptait, c’était que Coira était vivante. Vivante!

Il voulut hurler à nouveau son nom, mais seul un faible croassement sortit de ses lèvres.

Les trois Doués confédérés se prirent alors la main. Un battement de cœur plus tard, un déluge de pouvoir s’abattait sur la jeune fille. Celle-ci leva les bras, créant un bouclier qui résista quelques secondes avant que de grands trous n’apparaissent à sa surface – bon sang le combat n’avait jamais été son point fort!

Comme dans un mauvais film, la jeune fille fut percutée par la vague dorée et catapultée en arrière.

Luke fut submergé par la rage. Sans comprendre comment, il retrouva enfin le contrôle sur son Don. Il recréa le bouclier de Coira, s’aperçut qu’il arrivait à le maintenir, que la fatigue semblait ne plus exister….

  « Le chiot! » s’exclamèrent les Doués, en appelant à nouveau leur pouvoir. Le chiot, songea furieusement Luke. Le surnom que les Confédérés lui avaient donné, parce qu’ils pensaient qu’il suivait les ordres de l’état-major comme un brave toutou.

En se redressant, Coira écarquilla les yeux. Elle désigna quelque chose d’un doigt tremblant. C’était un des Doués. Un des Doués qui épaulait un fusil. Le tir partit. Luke ne s’en inquiéta pas vraiment, parce que la balle allait simplement rebondir sur le bouclier.

Son corps devint soudain brûlant. Glacé. Ce fusil… était curieusement familier. Il se revit en ramasser un semblable, à Winchester, après une attaque dévastatrice. Enveloppée de Don, l’arme était capable de percer n’importe quelle matière, y compris les créations douées. Pourquoi ces salopards de Confédérés n’avaient pas dévoilé ce genre de chose avant ? Trouver un moyen de contrer aurait peut-être été possible ! Maintenant, il était trop tard.

Dans un réflexe désespéré, Luke utilisa les dernières miettes de son Don, tenta de reculer, mais la balle était trop proche…

… Le monde bascula. Il se sentit tomber. Cogner le béton. Puis le monde se stabilisa. Au-dessus, Coira haletait.

La balle.

Coira l’avait poussé et lui avait sauvé la vie, réalisa le jeune homme.

Immédiatement, une foule de souvenirs idiots remontèrent. Tous les films où le compagnon du héros le sauve en prenant une balle à sa place… Une balle qui le blesse évidemment mortellement…

-     Coira! cria-t-il en se redressant.

La jeune fille secoua la tête. Ses yeux papillonnèrent et une grimace de souffrance contracta son visage, tandis qu’elle regardait son épaule. Une tache rouge s’épanouissait sur le treillis vert comme une fleur sanglante.

Le soulagement et l’horreur entrèrent en collision dans l’esprit de Luke.

Coira était toujours en vie. Mais ce sang… ça n’avait heureusement pas l’air d’être une blessure mortelle.

Un nouveau sifflement. Son ouïe douée le prévint juste assez vite. Il roula sur le côté et la balle qui aurait dû finir dans son front passa au-dessus de lui.

Coira se remettait déjà debout.

-     Ouvre un portail! Fais sortir Hayden d’ici! lança-t-elle.

Faire sortir Hayden? Qu’est-ce qu’elle racontait? Luke allait les évacuer, elle et Hayden, avant de régler leur compte aux Confédérés. Mais pour une raison indéterminée, ces paroles refusaient de franchir ses lèvres. Il ne pouvait que regarder Coira, la façon dont le Don recouvrait ses bras, comme des ailes de papillon.

Le monde était devenu doré. C’était son Don ! réalisa le jeune homme. Son Don qui formait à nouveau ce foutu cocon. Non, non, non ! Ce n’était pas le moment ! Il fallait sortir Coira et Hayden de là. Couvrir la retraite des Britanniques. Mais le halo refusait d’obéir. Le corps glacé, Luke réitéra son ordre, une fois, deux fois, trois fois. Mais c’était exactement comme quand il avait essayé d’ouvrir un portail sur Kilsaï. Rien ne se produisit. Avec un frisson d’horreur, il insista, lâchant une flopée de jurons.

A côté, Coira le regardait, un éclat de résignation dans le regard.

Ses ailes dorées l’entouraient toujours.

On aurait dit une fée…

     Luke secoua la tête, tentant de chasser son délire. Il devait reprendre le contrôle de son Don! Maintenant !

-     Prends Hayden! Allez-vous-en! répéta la jeune fille. Je sais que tu peux y arriver, s’il te plaît Luke, s’il te plaît!

   Elle ferma les yeux. Quand elle les rouvrit, ils étaient froids et calmes, lavés de toute peur. Elle se pencha et avec une délicatesse infinie, effleura la joue d’Hayden. Posa ses lèvres sur les siennes. Puis elle se redressa, marmonnant des paroles indistinctes. Elle se préparait au combat qu’elle allait livrer. Mais ce n’était pas à elle de le mener, bon sang !

-     Va-t-en! lança-t-elle une dernière fois, avant de créer un nouveau bouclier.

   Luke savait que son attention aurait dû être concentrée sur sa lutte contre son propre Don, mais il ne parvenait pas à détacher ses yeux de la jeune fille, de sa peau pâle, du sang qui s’écoulait de son épaule, de sa posture fière, de ses poings serrés. 

Le monde était entièrement doré, maintenant. Un jet de Don fusa des poings de Coira, comme une flèche enflammée. Puis elle ouvrit les mains, et cette fois, ce fut un déluge de feu qui se déversa, traversant le bouclier, fusant du côté des Doués confédérés. La dernière fois que Luke avait vu une telle démonstration de puissance, c’était quand il s’était tenu à côté du Roi Merveilleux, à tisser le dôme qui avait protégé la Grande-Bretagne. Alors qu’il s’attendait à trouver de la rage, la calme concentration de Coira continuait à pulser à travers le lien. Les flammes virèrent au bleu, engloutissant l’autre côté du pont.

Un minuscule espoir réapparut. Se pouvait-il que Coira réussisse à les sauver ? Sa maigre défense de tout à l’heure n’avaient plus rien à voir avec le chaos qu’elle était en train de déchaîner. Pour la première fois, Luke percevait la Douée qu’elle était, la digne fille de son père. Le désespoir devait avoir rendu ce miracle possible. D’ailleurs, elle semblait gagner en confiance, les flammes ne faiblissaient pas, et aucune contre-attaque ne venait d’en face. Avec un peu de chance, elle avait pris les Confédérés par surprise, et ce fichu pont doué était détruit.

Mais la jeune fille eut soudain un tressaillement, imperceptible. Puis un frisson plus marqué. Au bout de ses doigts, le Don vacilla - les flammes repassèrent à l’orange, puis au doré avant de s’éteindre. Elle regarda ses mains, perplexe, avant que ses yeux ne s’agrandissent sous l’effet de la peur. Son calme se brisa, elle se mit à pousser des râles, comme si elle cherchait de l’air, se griffa la gorge, sauf qu’il n’y avait rien autour de son cou. Alors elle se griffa l’épaule, là où la balle s’était logée.

Luke sentit son estomac se retourner.

Qu’est-ce qui se passait ?

Qu’est-ce qui se passait, bon sang ?

La compréhension arriva petit à petit, telle un sinistre film d’horreur.

La balle. La balle devait être empoisonnée. Et le métabolisme doué de Coira n’arrivait pas à lutter.

     Vite! Son Don ! Il fallait l’éloigner de lui! Juste quelques secondes! Le temps de soigner Coira ! Allez. Mais le cocon se refermait, impitoyable. La douleur reflua, chassée par une vague d’apaisement.

    Luke voulut hurler. Se débattre. Se débarrasser de ce calme intolérable. Sauf qu’il avait sommeil, tellement sommeil.

Coira s’effondra. Ses membres se contractèrent violemment, de la bave inonda ses lèvres. Son regard accrocha celui de Luke, sa bouche s’ouvrit, comme pour dire quelque chose.

Lors d’un ultime instant, son corps s’arqua à se briser.

Retomba.

Et ne bougea plus.

Ce fut la dernière chose que Luke vit avant que le Don n’enveloppe ses yeux. Sa dernière sensation, ce fut celle du lien qui l’unissait à Silyen. La sensation d’étouffement avait disparu, il ne ressentait désormais plus rien… Rien que le vide… Exactement comme avec Coira…

 

 

 

Note de l’autrice Pfou, ce chapitre a demandé un gros travail de réécriture. Mais je suis contente du résultat final, ça valait la peine de prendre du temps et de couper les longueurs camouflées ça à là.    Je remercie mon cher et tendre, grand fan de 40K, pour m’avoir inspiré la description militaire. L’image de l’horloge qui calcule la mort et non le temps vient par exemple de lui. 😉 Et pour le service après-vente, c’est toujours en MP si vous le voulez. ^^ Je vous assure que je me suis auto-flinguée le moral en relisant/réécrivant ça, mais courage, la fic n’est pas encore finie ! Plus les ténèbres sont épaisses, plus les étoiles brillent…   Reste une question : est-ce que cette descente aux Enfers est bien finie ?^^

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