Transcendance
Certaines scènes pouvaient étrangement renvoyer dans le passé. Tante Euterpe n’était plus de ce monde, mais Silyen avait l’impression d’être assis auprès d’elle, comme quand elle était dans le coma. Mère avait les mêmes cheveux sombres, le même teint pâle. De nouvelles rides étaient apparues au coin de ses yeux, de sa bouche et sur son front, mais sinon, elle n’avait pas changé.
Elle était restée inconsciente depuis que cet ahuri de Luke l’avait ramenée. Qu’est-ce qui lui avait pris ? Sil pensait avoir été clair: sa famille devait continuer à ignorer son existence. Désormais, il devait sans doute s’estimer heureux que Mère n’ait pas fait une crise cardiaque et ait opté pour cet évanouissement à long terme, contre lequel les pierres Kils s’étaient révélées impuissantes Hélas, la rumeur de son arrivée avait déjà commencé à se répandre, alors l’Egal avait demandé à contrecœur que des Aériens soient postés autour de la chambre, dans la Maison de la Guérison, après s’être assuré de leur loyauté grâce à Cimon. Il avait présenté sa Mère comme une vague connaissance de son monde, en demandant qu’on satisfasse tous ses besoins. Et lui, il était condamné à attendre, ce qui avait la remarquable faculté de le mettre sur les nerfs. Être roturier était déjà épouvantable en soi, mais cet «épouvantable» avait apparemment une capacité de gradation.
L’Egal serra légèrement la main de sa mère puis déposa un baiser sur son front, avec l’impression d’avoir mangé quelque chose de très acide et de très désagréable. Sa gorge se serra douloureusement, tandis que ses yeux commençaient à le picoter. Il dit très doucement afin que personne ne puisse écouter :
- Mère, si vous pouvez m’entendre… C’est moi, Silyen. Sachez que je… Je…
Mais ses yeux le piquaient de plus en plus et sa gorge s’était transformée en une plaie brûlante. Il n’allait quand même pas se mettre à pleurer, là, devant ces Aériens ? Certes, ceux-ci se trouvaient à l’extérieur de la pièce, mais ils avaient des oreilles. De plus, toute démonstration sentimentale était à proscrire. Personne ne devait se douter de l’identité de Mère, car il serait trop facile de s’en prendre à elle pour l’atteindre, lui. Alors il chassa ses émotions et se recomposa une expression neutre. Puis il se leva :
- Avertissez-moi si elle se réveille, ordonna-t-il au Soigneur qui arrivait. Et veillez à satisfaire ses besoins.
Cela prit une demi-journée. Un Aérien affolé surgit dans la bibliothèque de Kilsaï, où Silyen tentait de comprendre ce que signifiait la phrase de la prophétie « Là où tout a commencé ».
- Enkaï! Votre… Votre invitée… elle…
- Eh bien quoi?
- Elle est partie.
Partie? Silyen se rua aussitôt en direction de la Maison de la Guérison. Mais ce n’était pas la bonne direction. Il reconstitua ce qui s’était passé en assemblant entre elles les bribes d’explications lâchées par l’Aérien paniqué, craignant probablement sa colère divine. Ça n’était pas bon.
Apprenant qu’une étrangère était arrivée, Bouda était allée chez les Soigneurs. Thalia était toujours dans le coma, mais elle s’était réveillée peu après et avait aussitôt demandé à qui appartenait cette voix. Quand un Aérien avait eu la bêtise de lui répondre, Mère était partie en trombe, escortée par deux gardes qui n'avaient pas osé lui désobéir.
Silyen se maudit pour ne pas avoir pris en compte la présence de Bouda dans la cité suspendue. Sa mère n’avait jamais porté l’ex-Egale dans son cœur, mais depuis que celle-ci avait failli anéantir les Jardine, elle devait la haïr. Dès lors, deviner ce qui se produirait lorsque les deux femmes se verraient n’avait rien de sorcier. Sil accéléra encore le pas. Puis il utilisa la labradorite qu’il portait autour du cou – la voie des airs serait beaucoup plus rapide.
Enfin, la maisonnette de Bouda se découpa en contrebas. Sil embrassa la scène comme un tableau: six Aériens étaient massés sur le pont qui permettait d’accéder à l’île. Sa mère se trouvait plus loin, le regard fixé sur…
Le cœur de l’Egal fit une embardée. C’était ce qu’il avait imaginé un bon millier de fois, quand il était prisonnier dans un immeuble de Londres. Il avait pensé serrer ses doigts autour du cou de Bouda, jusqu’à ce que son os hyoïde cède, que son corps se relâche, que son cœur arrête de battre. Il s’était représenté les sensations que lui procurerait le passage d’un scalpel sur sa peau, le flot de sang rouge et épais, les hurlements. Tout ce à quoi il avait dû renoncer, quand il avait amené l’ex-Egale ici, puis décidé de l’épargner après son accouchement. Alors la vision de son cadavre, étendu sur l’herbe, la gorge barrée d’un sillon écarlate aurait dû lui tirer une sombre satisfaction. Mais il ressentit juste une impression de vide, d’irréalité.
Il n’avait rien vu venir.
Du moins, pas avant qu’il ne soit trop tard.
C’était aussi simple que ça.
Son esprit continuait néanmoins à fonctionner, à reconstituer le puzzle. Mère avait dû agir rapidement. La connaissant, elle avait dû garder une lame cachée dans ses vêtements et s’en servir avant qu’on ne l’arrête. Sil l’imagina lâchant un ordre d’une voix sèche, auquel les Aériens n’avaient osé désobéir. Bon sang, qu’est-ce qui lui était passé par la tête, quand il leur avait demandé de satisfaire les besoins de mère ? Ils avaient dû immobiliser une Bouda interloquée, puis paniquée, sans se douter de la suite des événements.
Mère tremblait de rage, le visage rougissant sous l’effet de la pression sanguine. Ses lèvres découvraient ses dents, comme un animal prêt à mordre.
Dans sa main gauche, un poignard dégoulinant de sang. L’arme qui avait tranché la gorge de Bouda.
Contre sa taille, maintenue par son bras mince, une minuscule silhouette vagissante : Dina.
- Calmez-vous, ordonna-t-il en atterrissant devant elle, constatant au passage que sa labradorite ne contenait quasiment plus de Don.
La lèvre supérieure de Mère, si tendue qu’elle devenait presque invisible, se retroussa. Ses doigts se resserrèrent sur le bébé, qui se mit à brailler de plus belle. Puis elle desserra une main, pointa un doigt tremblant en direction de Sil.
- Toi ! Tu n’es pas mon fils! cracha-t-elle. Silyen ne nous aurait pas abandonnés!
L’Egal s’attendait à quelque chose de ce goût-là, mais il eut quand même l’impression d’avoir reçu un coup. Et même s’il avait autant horreur des excuses que des regrets, il fit un effort:
- Ce n’était pas mon intention, mais je n’ai pas vraiment eu le choix. Je me suis assuré que Gavar et vous soyez proté…
- Ton frère est mort! hurla Thalia.
Quoi?
Silyen fut si choqué qu’il perdit momentanément la parole. Ses oreilles bourdonnèrent et sa vision se troubla. Sa mère émit un hululement de douleur, un son si terrible que les gardes grimacèrent.
Alors, il y eut quelque chose de si bête, de si absurde, que personne n’eut le temps de réagir. Un enfant surgit du coin de la maison où était caché. Il se rua sur Thalia. Lui arracha Dina des bras. Pensant certainement la sauver.
Mère perdit l’équilibre. Elle vacilla, les talons dans le vide, battit des bras. Le temps parut s’arrêter. Elle oscilla vers l’avant, et pendant un instant, on aurait pu croire qu’elle réussirait à se stabiliser.
Puis elle tomba en arrière.
Ses mains griffèrent l’air. Elle réussit à saisir la cheville de l’enfant, qui bascula à son tour, Dina toujours dans les bras. Les trois silhouettes furent avalées par le vide.
La suite ne fut qu’une question de réflexe. Instinctivement, Sil se connecta à sa labradorite en se ruant en avant. Il avait vaguement conscience que les Aériens faisaient de même. Mais c’était trop tard. Ils arrivaient tous trop tard.
Depuis le bord de l’île, les trois silhouettes hurlantes, déjà si petites, tombaient en direction du lac en contrebas. L’enfant tendit les bras en avant, propulsant Dina de toutes ses forces vers le haut.
Le cerveau de Silyen fit l’horrible calcul en une seconde. Même en volant, les Aériens seraient trop lents.
Son coeur hurla. Sa raison réussit à reprendre le contrôle. De justesse.
Ignorant le sentiment de se déchirer de l’intérieur, il envoya la dernière parcelle de Don de sa labradorite… pas en direction sa mère, car il était trop tard… mais en direction du bébé…. le bébé, si léger, qui était le seul à avoir une chance de s’en sortir. Son petit corps était néanmoins trop lourd… Après être restée deux secondes en suspension, Dina repartit vers le bas, tandis que Thalia s’écrasait contre la surface du lac, aussi dure que de la roche depuis cette hauteur.
Le cœur de Sil explosa.
Le faisceau de Don s’éteignit.
Dina hurla de plus belle, terrifiée, mais les gardes étaient là. Ils l’immobilisèrent à nouveau dans les airs, avec leurs pierres. La remontèrent.
L’enfant percuta alors à son tour la surface de l’eau.
Alors, le cerveau anesthésié de Sil, se remit en marche.
Ces cheveux, ce petit visage aux dents trop grandes... Ils ne pouvait appartenir à personne d’autre.
Cimon.
L’Egal resta les bras ballants.
Il luttait contre les émotions qui menaçaient de le submerger. Finit par se plier en deux, tandis qu’un cri enflait dans sa poitrine, si immense qu’il refusait de sortir. La douleur se colla contre son cou, ses poumons, sa gorge. Des phrases se mirent à onduler autour de lui, celles de la prophétie.
Il sut alors ce qu’il devait faire.
C’était désormais d’une clarté aveuglante, comme un éclair déchirant le voile de la nuit. Il se releva.
Fit un pas en avant.
Et tomba à son tour dans le vide.
Note de l'autrice: Bouda n'aura malheureusement (ou heureusement, étant donné ses actes passés?) jamais réussi à s'enfuir. C'est un des chapitres les plus intenses que j'ai écrits, et il est apparu comme une évidence à partir du moment où Thalia est arrivée à Kilsaï. L'idée était de créer une effet de cascade, en enchaînant des chapitres forts en émotions. J'espère vous avoir (un peu) surpris. ;) Les parties du puzzle s'emboîtent et Sil m'a soufflé le dénouement de ce chapitre, que je n'imaginais pas exactement comme ça... Bref, vous verrez ^^
PS: je posterai sur le topic dévolu à cette fic une photo de labradorites, histoire de montrer à quoi ces pierres ressemblent. ;)