Transcendance

Chapitre 44 : LUKE

2960 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 09/10/2024 22:44

Deux jours. Il ne restait plus que deux jours avant la fin du sinistre décompte de Spencer Grailingstream. Et toujours aucune nouvelle des otages ; les forces spéciales n’avaient pas encore réussi à les localiser.

  Luke essayait de ne pas y songer, mais ses pensées étaient sans cesse hantées par des soldats britanniques, sur le peloton d’exécution. Que fallait-il faire ? Tout laisser tomber pour régler les choses lui-même ? Mais comment ? Comment, bordel ?

  Planant, invisible, au-dessus de Basingstoke à moitié en ruine, il regarda les scènes de désolation. Des colonnes de fumée noire montaient de toute part et les rues étaient jonchées de poutrelles tordues et de gravats. Un centre commercial avait laissé place à un amas de ruines, entouré de voitures carbonisées. Les pompiers tentaient de sauver ce qu’ils pouvaient, malgré le danger, et une sirène mugissait sans discontinuer. L’air puait la mort.

S’arrachant à l’affreux spectacle, Luke passa à la vision claire-obscure du Don. Des Doués confédérés apparurent, silhouettes brillantes à bord de deux chasseurs, et opérèrent un virage pour revenir bombarder la ville. Sans plus réfléchir, le jeune homme créa un vent violent, qui appuya sur les avions comme un énorme doigt invisible. Ceux-ci perdirent brusquement de l’altitude. Lorsqu’ils ne furent plus qu’à quelques mètres du sol, le jeune homme envoya son pouvoir soporifique, luttant quelques secondes pour percer les boucliers que les Doués avaient tissés autour d’eux.

Mais tout ça était trop simple. Normalement, les Doués se défendaient, luttaient pour reprendre la maîtrise de leur avion. Là, on aurait dit qu’ils avaient simplement… accepté leur sort. C’est alors que les défenses douées de Luke se mirent à vibrer. Tout autour, le monde devint doré, englouti par un maelström de Don. Le jeune homme se mit à tourbillonner comme une coquille de noix dans une tempête, sans comprendre. Il projeta son pouvoir à l’aveuglette, se sentit soudain plonger. On cherchait à le crasher! Alors il intensifia la pression, sentant son énergie le déserter à toute allure et enfin, réussit à repousser l’attaque. Tout ça pour s’apercevoir, horrifié, qu’il s’était arrêté à deux mètres d’un immeuble décapité. Ne subsistait qu’une partie du toit, qui formait une aiguille géante sur laquelle il se serait empalé.

Un nouvel étau de Don se matérialisa, et Luke réalisa que ses ennemis avaient dû le localiser grâce aux rayons de Dons envoyés sur les deux avions. Ils avaient bêtement observé d’où ils provenaient et comme il était stupidement resté en vol stationnaire…

Il rassembla une telle puissance qu’il réussit à nouveau à faire exploser l’étau. La vision claire-obscure du Don lui révéla alors, en contrebas, une quarantaine de Doués protégés par un cercle de blindés. Oh non… Non, non, non, non! Comment était-ce possible ? Il aurait dû détecter leur présence, non ? Il n’y avait hélas qu’une sinistre réponse à ces questions. Manifestement, les Confédérés réussissaient désormais à cacher leur Don. Et Luke était tombé en plein dans leur piège.

Commença un jeu du chat et de la souris. Cette fois, le jeune homme n’avait plus le choix. Même invisible, il n’arrivait pas à échapper à une attaque assez longtemps pour ne plus être localisés. Pire, il ne pouvait même pas répliquer, car les autres l’avaient entouré d’un bouclier qui bloquait ses propres attaques, et qu’il n’avait plus la force de faire exploser. Il essuyait jet de Don après jet de Don. Ses ennemis manquaient d’imagination, mais leur stratégie fonctionnait, dut-il admettre à regret. Ils allaient l’épuiser jusqu’à lui porter le coup de grâce.

Alors qu’il se débattait, il fut projeté en arrière par le pouvoir combiné des Confédérés. Un battement de cœur plus tard, une énorme déflagration le traversa de part en part, comme s’il venait d’exploser. Il devint sourd et aveugle. Puis il se sentit tourner, tourner, tourner…

De façon absurde, l’image de Doc Jackson se mit soudain à flotter devant les yeux. Il y eut un choc ; la sensation d’avoir été plongé dans une piscine remplie d’aiguilles. Luke se demanda s’il était mort, mais son corps semblait bien trop douloureux, alors il se força à bouger les jambes et les bras. Tout fonctionnait encore, avec peine, comme si ses articulations allaient se déboîter. Et bientôt, la gangue anesthésiante de son Don l’enveloppa, comme elle l’avait déjà fait tant de fois, ressoudant les os brisés, réparant les tissus.

  Lorsqu’il ouvrit les yeux, Luke crut d’abord qu’il avait perdu la vue, avant d’inspirer et de comprendre qu’il était au milieu d’un nuage de fumée. Sa vue Douée se précisa assez pour lui permettre de distinguer une scène d’Apocalypse. Tout autour, le béton avait explosé. Ses entrailles béantes révélaient une bouillie de terre et des racines d’arbre, qui pendaient, nues, dans le vide.

Le jeune homme était au fond d’un cratère.

Ces foutus Doués lui avaient envoyé un missile, qui avait explosé sur lui à bout portant. Mais pourquoi ne l’avaient-ils pas achevé ? Dans son état de faiblesse, il n’aurait peut-être plus été de taille. C’est alors que son ouïe douée capta un cri, rempli de rage et de défi. Cette voix… Sa fatigue et son abattement s’envolèrent. Il rassembla ses forces et s’arracha douloureusement du cratère.

Les vêtements déchirés, Nikkin affrontait la quarantaine de Doués, qui l’avaient acculé au fond d’une impasse entre deux immeubles.

Luke n’y alla par quatre chemins. Planant silencieusement, il concentra les dernières gouttes de pouvoir qu’il arriva à rassembler et voulut les libérer directement avant de se changer d’avis. Il finit par repérer ce qu’il cherchait: un petit boîtier fixé sur la taille de chaque Doué. C’était comme ça qu’ils devaient réussir à se connecter entre eux, et avec un peu d’imagination, Luke était prêt à parier que cette chose émettait le bouclier.

Il lâcha la bride à son Don et les boîtiers furent pulvérisés.

Avant que les soldats n’aient pu se reprendre, Luke leur envoya un nuage soporifique.

C’était fini.

Il se précipita vers Nikkin, pantelant.

Le jeune homme avait une drôle d’expression, mais c’était simplement parce qu’il n’avait jamais paru aussi soulagé. Son sourire remontait jusqu’aux oreilles:

- Putain, Luke, t’es vivant!

Et Luke sentit son corps frêle s’écraser contre le sien. Il ordonna à son Don de ne pas le défendre – car ce n’était évidemment pas une attaque -, tandis que ses doigts se resserraient sur un liquide chaud et poisseux.

Horrifié, il recula. Releva les yeux . Le sang dont Nikkin était couvert disparaissait désormais sous un halo doré qui recouvrait chaque centimètre carré de son corps. Chaque centimètre carré. Le Don ne tentait pas seulement de guérir, il luttait contre la mort.

Sous ses pieds, une flaque écarlate s’élargissait.

- Nikkin… balbutia-t-il, refusant d’accepter ce qu’il voyait.

Il allongea délicatement, le jeune homme, aussi pâle qu’une feuille de papier, posa ses mains sur son sweat-shirt, perçant le halo de Don. Puis il envoya tout le pouvoir qui lui restait. S’il n'avait pas soigné des dizaines de soldats, il aurait vomi en percevant l’ampleur des dégâts. Mais là, il tint bon.

Les secondes passèrent, intolérablement longues. 

Nikkin ne bougeait plus, les yeux fermés, mais l’oreille de Luke captait un son régulier, signe qu’il respirait toujours. Puis enfin, il prit une vraie inspiration, une deuxième. Ses paupières papillonnèrent. Un éclat brun, doux, apparut.

-     C’est pas passé loin, cette fois, commenta-t-il en grimaçant.

-     Chut. Ne parle pas, souffla Luke.

Il avait entendu ça dans les films, mais restait sûr que ça n’était pas si faux. Les lèvres de Nikkin s’étirèrent en un mince demi-sourire:

-     On croirait presque que tu t’inquiètes pour moi.

-     Evidemment que je m’inquiète pour toi.

Cette phrase fut une déflagration. Parce que Luke s’aperçut à quel point ces simples mots étaient vrais, et tout ce qu’il avait tenté d’emprisonner en lui, concernant Nikkin, lui explosa soudain en pleine figure. Il tenta désespérément de faire dévier la conversation:

-     Mais tu n’étais pas censé être à Reading ?

-     … Tu ne croyais pas que j’allais rester là-bas, vu ce qui se passait ici ? Sérieusement, personne ne t’a averti du piège? le coupa le jeune homme en haussant un sourcil.

Luke regarda d’un œil coupable la radio qu’il avait éteinte. Il supportait de moins en moins de devoir abandonner des habitants en détresse, alors il préférait ne plus entendre les ordres.

-     Ouais, je comprends. Mais la prochaine fois, laisse-la allumée. Je préfère éviter de te ramasser à la petite cuillère, répliqua Nikkin, qui reprenait des couleurs à vue d'oeil.

Cette simple phrase… Ce fut trop. Luke passa de la rigidité à l’engourdissement, comme s’il avait perdu tous ses os. Il s’effondra, littéralement, sentit des bras l’entourer, des cheveux lisses lui chatouiller le front et le nez, et n’eut pas la force de protester. C’était complètement absurde, il était censé réconforter Nikkin, pas l’inverse. Et il aurait surtout dû lui ordonner de rester tranquille, parce que les étincelles de Don se baladaient désormais sur son corps à lui aussi. Mais il en était incapable.

Il voulait simplement s’enfoncer dans cette étreinte jusqu’à s’y noyer, engloutir ce sentiment de sécurité jusqu’à l’intoxication. L’odeur désormais familière du Néodoué l’enveloppait. Merde. Il se sentait tellement bien là, dans cette bulle. Puis il songea à Silyen, mais même cette pensée ne suffit pas à le faire reculer. Qu’aurait pu être sa vie, si son chemin n’avait pas croisé celui des Jardine ? Est-ce qu’il aurait pu sourire, discuter à l’infini avec Nikkin ? Apprendre chaque détail de sa vie, connaître ses peurs, ses rêves, ses joies. Juste comme ça. Et comprendre comment un être humain pouvait sembler aussi déroutant que contradictoire ? Parce qu’il y avait cette fragilité, cette douceur qui lui mettait l’âme à vif.

Son cœur s’emballa et une vague de culpabilité lui retourna le ventre.

-     Luke, je suis désolé pour Gavar. Et pour ce que tu viens de vivre, murmura Nikkin, en se dégageant et en reculant pour le regarder.

Encore la même absurdité. Le Néodoué qui avait aussi failli y passer, mais il y avait une telle inquiétude dans son regard que Luke ne put empêcher sa gorge de se serrer. Il pensa à ces derniers jours, qui se mélangeaient dans sa tête, à la mort de Gavar, à Silyen et Thalia Jardine.

Et il se sentit soudain vide, chaque nerf de son corps le suppliant d’enlacer à nouveau Nikkin. Un putain de sentiment de manque. Son imagination continua à s’emballer sans qu’il puisse l’arrêter. Il s’imagina s’effondrer chaque soir aux côtés du Néodoué, se blottir contre lui pour éloigner les cauchemars… Il n’aurait plus à affronter tout ça tout seul.

Oui....

Il s’aperçut que les étincelles de Don avaient disparu et que Nikkin le regardait. Ils étaient toujours agenouillés l’un à côté de l’autre, couvert de sang, au milieu d’une ville en ruine. Parenthèse au milieu des combats. Illusion de tranquillité.

-     Luke, comment ça va? répéta Nikkin.

« Bien », aurait voulu répondre Luke. Sa gorge nouée l’en empêcha. Son désespoir scintilla au fond de ses rétines et se refléta dans celles du jeune homme, qui se pencha soudain en avant.

Luke savait qu’il devait reculer, mais il restait paralysé. Il avait l’impression d’être revenu dans la forêt de Far Carr, et le désespoir se mêla à l’impuissance, au goût des occasions manquées, à l’envie de sentir l’espoir plutôt que le vide, sous ses pieds.

-     En fait, je voulais te dire… Je… J’arrive pas à t’oublier, souffla Nikkin. Et pourtant, je te jure que j’essaie. C’est con, hein, mais bon, c’est aussi seul truc qui m’empêche de penser que je peux crever à chaque instant.

Recule, recule! s’exclamait la conscience de Luke. Son regard, lui, détaillait chaque partie du visage du Néodoué, comme s’il voulait le graver à jamais dans sa mémoire. Les mèches qui lui tombaient sur le front, le piercing à son nez, les minuscules grains de beauté qui palpitaient sur sa gorge, à chaque inspiration, et ces yeux si doux. Tendres.

Quand leurs bouches s’effleurèrent, quelque chose se desserra en Luke, alors que son corps s’embrasait. Il savait qu’il n’aurait pas dû, sauf que c’était tellement bon. Les lèvres de Nikkin étaient chaudes contre les siennes. Quand le Néodoué l’attira contre lui, plongeant sa main dans ses cheveux, il entendit son cœur affolé battre au rythme du sien. Tout son corps s’éveillait, et son sang pulsait douloureusement à ses tempes. Il en voulait tellement plus que c’en était effrayant. Etait-ce à cause de la nuit avec Silyen ? A cause de l’urgence du moment ?

Mais il y avait toujours Silyen, s’obligea à penser Luke. Et ce qu’il ressentait pour Nikkin, n’était même pas le dixième de ce qu’il éprouvait pour l’Egal, il en était désormais sûr, quel que soit le désir. Les couleurs se fanèrent, la joie sauvage se figea dans ses veines, et la culpabilité l’étouffa. Tout ce qu’il pourrait vivre aux côtés du Néodoué ne resterait qu’une pâle copie, une simple bougie à côté d’un dangereux feu de cheminée. Cette pensée s’enfonça violemment dans son torse.

Il s’arracha à l’étreinte.

-     Hé, fit Nikkin.

Luke baissa la tête:

-     Je… Pardon, je n’aurais pas dû.

-     Pas dû? Mais c’est moi qui…

-     … Je n’aurais pas dû! répéta Luke, le cœur au bord des lèvres. Nikkin recula, comme s’il l’avait frappé.

Il ne posa aucune question.

Il se contenta de se recroqueviller, comme s’il essayait de se protéger, et Luke dut lutter pour ne pas le prendre dans ses bras. Il se sentait nul. Et immensément triste.

-     Excuse-moi, bafouilla-t-il, sans savoir quoi dire d’autre.

Nikkin releva la tête:

-     Non, c’est ma faute. Je pensais bien qu’un mec comme moi, avec quelqu’un comme toi… (Il eut un sourire triste.) Enfin bref, tu n’as pas à t’excuser. Je comprends.

Mais ses yeux s’embuèrent et il détourna la tête. « Un mec comme moi. » Luke aurait pu se gifler. Enumérer tout ce qui faisait de Nikkin quelqu’un d’incroyable. L’espace d’une folle seconde, il envisagea de revenir en arrière, de dire que ce n’était qu’une mauvaise blague, de se pencher à nouveau en avant. Il en avait si désespérément envie. Besoin. Parce que quoi qu’il dise, il connaissait la vérité. Il savait qu’il continuait à éprouver quelque chose pour lui. Mais il n’en avait pas le droit.



Note de l'autrice C'est un des chapitre que j'ai eu le plus de mal à relire et à retoucher avant cette publication, tant il a fait remonter d'émotions en moi. :'( J'avais dû puiser profondément pour l'écrire, si mes souvenirs sont exacts.

A vrai dire, je me suis énormément attachée à Nikkin après avoir fini d'écrire ce tome 5, et bah... il ne méritait pas ça le pauvre. Je reste triste pour Luke aussi, parce qu'il garde sa personnalité et que je ne pouvais pas imaginer la scène autrement. (Cerise sur le gâteau, Time, de la BO d'Interstellar passe sur ma playlist des Puissants, ce qui me met encore plus le moral dans les chaussettes.) Si seulement il était possible de tordre un peu la cohérence. ^^

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