Transcendance
Chris hésitait. Mais Abi lui avait dévoilé quelque chose d’intime, un souvenir taché de regrets et de colère, alors il allait faire de même:
- Rien à voir, mais à une époque, j’étais bon en escalade. Mon père était en pleine campagne présidentielle, alors quand je me suis qualifié pour les Mondiaux, il a fait toute une propagande, à dire à quel point il était fier de moi – la blague ! Bref, le jour J, je me suis qualifié pour la deuxième manche, la troisième, c’était juste dingue, j’en revenais pas. Et j’ai fini par arriver en finale. Tu imagines que mon père était ravi, il a sorti plein de phrases bateau pour m’encourager, tout ça sous l’œil des caméras. Sauf que je n’ai pas gagné. J’ai glissé - une faute stupide - et l’autre en a profité pour finir avant moi.
Le jeune homme marqua une pause. Il revivait précisément ce moment-là, la sensation de son estomac qui se décrochait, la chute, la colère. Les encouragements puis le dépit du public, le retour à la maison avec la certitude d’avoir tout raté. Son père qui ne desserrait pas les lèvres dans la voiture, et, une fois à l’appartement, qui le traitait de bon à rien. Il sentait encore la marque de sa gifle, après avoir été forcé à abaisser ses défenses douées.
- C’est là que j’ai compris que je pouvais faire tout ce que je voulais, je ne réussirais jamais à l’impressionner, conclut-il, la voix légèrement tremblante.
Abi ne dit rien, se contentant de le regarder avec des yeux emplis de compassion.
- C’est pour ça que je te disais qu’au moins, tu sais que cette part de toi existe, et tu sais où est la limite. Tu t’en rends compte. À quelque part, j’aimerais toujours rendre mon père fier de moi, je n’y peux rien, c’est comme ça. Mais j’en souffre moins parce que je sais que ça ne sera jamais le cas.
Il se détourna un instant, submergé par un autre souvenir. Les images le traversèrent comme de douloureuses étoiles filantes. L’hôpital, où il avait appris la mort de sa mère dans un accident de voiture. Son père, qui conduisait le véhicule ce soir-là, et qui s’en était sorti avec des blessures légères. Il avait affirmé qu’une plaque de glace les avait fait basculer le dans le ravin et qu’il s’en était sorti grâce à son Don, au contraire de Lyn Grailingstream, dont le pouvoir n’avait pas suffi… Tout le monde y avait cru, à l’époque, Chris y compris. Puis le jeune homme avait commencé à douter, une fois plus âgé. Il avait posé des questions, discrètement, et avait appris la vérité: son père était ivre, le jour fatidique.
C’était à cause de ça qu’il y avait eu l’accident. C’était à cause de ça que sa mère était morte.
Et c’était probablement à cause de ça que Spencer avait vrillé, se raccrochant à cette foutue idée de présidence, et qu’il avait tout écrasé sur son passage pour y arriver. Il n’y avait pas que ça… Des rumeurs circulaient sur ses penchants… Chris avait toujours refusé d’y croire, mais aujourd’hui, il ne savait pas. Il ne savait plus.
- Je suis désolée, finit par dire Abi.
Puis elle tendit la bouteille de rhum:
- Tiens, je crois que tu en as plus besoin que moi.
Chris tendit la main, remarquant un tressaillement lorsque leurs doigts s’effleurèrent, puis but une longue rasade.
Il était temps de changer de sujet de conversation. Sans savoir pourquoi, il songea aux tatouages argentés qui étaient apparus sur ses bras, aux Etats-Confédérés - mais il avait probablement déliré.
- Est-ce que tu ne voudrais pas avoir le Don, toi aussi? Comme ton frère et ta sœur ? demanda-t-il.
Il s’interrompit en remarquant sa maladresse: Daisy Hadley semblait avoir complètement perdu les pédales depuis la mort de Gavar et personne n’arrivait à l’aider. Mais Abi ne s’en formalisa pas, et après une légère hésitation, lâcha:
- Quand je vois les conséquences, je suis bien contente d’y avoir échappé. Ou alors, j’aimerais uniquement avoir le pouvoir de guérir.
Chris eut alors une idée.
- Donne-moi tes mains, je vais te montrer.
- Quoi?
- Fais-moi confiance, souffla-t-il. Donne-moi juste tes mains.
Le froncement de sourcils d’Abi était presque comique, mais après avoir hésité quelques secondes, elle finit par obtempérer.
Ses doigts frais sur les siens, Chris leva le menton, se racla la gorge, puis inspira de manière exagérée et obtint l’effet espéré: un léger sourire. Il s’était souvent amusé à faire ça avec son neveu Emil et recommencer tant d’années plus tard prenait une saveur étrange. Il appela doucement son Don, qui se mit à rayonner depuis le bout de ses doigts. Quelques étincelles s’envolèrent et se posèrent sans bruit sur les mains d’Abi, qui étouffa une exclamation de surprise. Elle devait avoir l’impression de s’être fait électrocuter, sans la sensation de douleur. Une nouvelle gerbe d’étincelles s’éleva, et, pour ménager son effet, Chris l’envoya s’enrouler autour des poignets de la jeune fille, comme un bracelet magique et lumineux.
L’atmosphère changea dans la pièce, la tristesse et les rires laissant la place à quelque chose de plus flou, de plus intime.
Abi leva les yeux. Ses pupilles furent traversées par un éclat d’incertitude qui troubla soudain Chris. Sans qu’il l’ait demandé, les paroles de son équipe de tournage lui revinrent en mémoire – toutes les fois où ils avaient insinué qu’il avait un ticket avec Abi. Avaient-ils raison ? Et tous ces regards, qu’on leur jetait en permanence quand ils étaient ensemble. Le jeune homme avait toujours pris ça pour de la curiosité mal placée, mais si c’était de l’attente?
Soudain mal à l’aise, il se tortilla, tandis que son Don continuait à circuler dans les mains et les poignets d’Abi, les utilisant comme un canal. Serait-ce si difficile de franchir le pas? Là, il n’avait qu’à se pencher de quelques centimètres… Il se demanda si la jeune fille reculerait. Et si elle ne reculait pas, l’effet que lui ferait sa bouche sur la sienne. Il imagina ses doigts passant dans les cheveux dorés, défaisant le chignon lâche, caressant la peau tiède de la nuque. Leurs lèvres remuant à l’unisson, puis leurs corps pressés l’un contre l’autre.
Ce serait si facile.
Mais il revit Karolina, sa dernière petite amie en date, qu’il avait quittée sans explication quand il était parti en Grande-Bretagne. Cette rupture abrupte, lâche, l’avait arrangé. Finies les questions incessantes, les nuits sans sommeil à se demander s’il éprouvait réellement de l’amour. Parce que comme avec toutes ses ex, il avait été incapable de répondre à cette question et ça le tuait. On aurait dit qu’il avait un défaut de production, comme un objet à moitié fini, toujours déchiré par ses incertitudes.
Il se souvint alors des rumeurs sur Abi. L’une d’elles disait qu’elle était sortie avec Jenner Jardine, qui l’avait trahie. Bien sûr, c’était peut-être juste une histoire, mais s’il y avait un fond de vérité… La jeune fille ne méritait pas de revivre ça - même en moins pire - parce que s’il n’était pas sûr de son coup, il n’avait pas le droit d’imaginer quoi que ce soit avec elle.
Son Don se retira.
Le moment flotta encore quelques instants dans les airs puis disparut, laissant un parfum doux amer.
Note de l'autrice: Oh la la, je me suis rendue triste moi-même en relisant tout ça. :'( L'idée était de thématiser la volonté de rendre ses parents fiers, sans y parvenir, et de creuser le douloureux passé de Chris, tout en instillant un questionnement sur l'amour. Et cette fin... déso, pas de bisou. ^^ Toutefois, j'assure volontiers le service après-vente en MP. ^^Sinon, vous aurez peut-être vu la petite ref au début du tome 3 des Puissants, quand Chris montre à Abi à quoi ressemble le Don. ;)
PS: Le petit retard est dû à une avalanche de boulot (j'ai sorti la pelle pour ne pas succomber) et à ma participation à un challenge d'écriture de lundi à mercredi. ;)