Transcendance

Chapitre 42 : ABI

4246 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 24/09/2024 22:23

Seules deux choses permettaient de tenir l’angoisse à distance. Déjà, s’occuper constamment, ce qui n’était pas compliqué à l’hôpital de Reading, où les victimes de combats affluaient. Quant à la deuxième… Abi se souvint de l’expression de Luke, en apprenant l’horrible ultimatum de Spencer Grailingstream. Elle lui avait immédiatement fait jurer de ne pas se rendre. Son petit frère avait déjà assez donné à ce pays, alors pas question qu’il se sacrifie. Parce que s’il obéissait, il serait exécuté, ça ne faisait pas l’ombre d’un doute. Chris, pâle et horrifié, avait confirmé qu’il ne fallait en aucun cas obéir.

  La meilleure chose à faire était de localiser et de libérer les soldats prisonniers. Les forces spéciales avaient été mises sur le coup, car le Don s’était révélé impuissant. Et si ça ne donnait rien, le gouvernement de transition ferait fuiter l’ultimatum, en espérant que ça suffise à faire bouger les forces étrangères. Il fallait y croire. Parce que dans le cas contraire… Ne pas y penser. Et Luke avait juré. Il avait juré. Il ne se rendrait pas.

   Réprimant son envie de vomir, Abi tapota maladroitement le dos d’une patiente qui pleurait comme une madeleine. Au moins, il s’agissait pour une fois de larmes de joie: la femme, brûlée au troisième degré, avait désormais la peau aussi douce que celle d’une pêche. C’était le résultat du Don de Chris, même si ce dernier répétait que n’importe quel Doué pouvait en faire autant.

Bénis soient les spots de propagande ! Même si Abi n’avait pas pu y assister en direct, ceux-ci avaient aujourd’hui été tournés à l’hôpital, et il n’y avait donc pas eu besoin de faire de triage. Le triage… Rien que de penser à ce mot faisait naître des frissons dans la colonne vertébrale de la jeune fille. Quand elle dévorait des livres pour se préparer à son illusoire carrière de médecin, elle s’était un peu intéressée à la chirurgie de guerre et avait appris cette dure réalité: la séparation des blessés en trois catégories : inopérables, opérables avec une bonne chance de survie et patients pouvant attendre. C’était brutal, abominable, parce que la première catégorie était synonyme de condamnation à mort, mais c’était ainsi qu’on sauvait un maximum de gens.

Heureusement, ils avaient un petit avantage par rapport à une guerre classique. Luke n’avait pas uniquement créé le dôme qui protégeait l’hôpital, il avait aussi ouvert un portail vers autre hôpital, dans une région encore épargnée par les combats, pour qu’ils puissent s’approvisionner en médicament, en nourriture et en eau potable, si celle-ci était un jour coupée. Les blessés qu’ils ne pouvaient pas prendre en charge y étaient envoyés, mais l’établissement était hélas arrivé à saturation trois jours plus tôt.

Finalement, la femme se décrocha d’Abi en s’excusant et en essuyant ses larmes d’une main tremblante.

-    Ce n’est rien, répondit la jeune fille avec un sourire qu’elle essaya par automatisme de rendre le plus rassurant possible.

Elle avait presque mal aux joues, à force de sourire malgré l’angoisse, malgré le désespoir ou la douleur des patients. Puis elle conduisit la femme vers sa famille et s’étira en soupirant, balayant le hall d’accueil du regard. Les patients opérés se reposaient là, faute de place ailleurs, et encore, ils avaient de la chance: dans un hôpital sans dôme protecteur, utiliser les étages supérieurs aurait été de la folie, comme l’avait raconté un médecin militaire. Trop de chance d’y laisser la vie si l’établissement se faisait bombarder.

Quelque chose changea soudain dans la salle. Des chuchotis s’élevèrent, empreints d’excitation. Abi n’eut pas besoin de lever la tête pour voir ce qui - ou plutôt qui - avait provoqué cet effet par sa simple présence. Ses poils se hérissèrent, et pas seulement à cause de la proximité du Don. Elle ne voulait pas que Chris la voie dans un état pareil, elle allait prétexter une soudaine envie d’aller aux toilettes, n’importe quoi pour….

-       Abi? Tout va bien?

Flûte. Elle se mordit la lèvre, gardant la tête baissée, fixée sur son objectif: les toilettes. Mais une main se posa sur son épaule, un contact chaud, comme une décharge électrique.

- Abi?

Elle inspira, le cœur tambourinant, se composa un sourire - encore un - face à Chris, qui venait manifestement d’achever ses guérisons & spots de propagande du jour. Il n’allait vraiment pas fort: cernes violacés, teint blafard, cheveux hérissés sur la tête, mais il dégageait toujours cette espèce de… de… force fragile.

-       Tu n’as vraiment pas l’air bien… euh…. je peux faire quelque chose? hasarda le jeune homme.

La note d’inquiétude dans sa voix fit fondre Abi, qui lutta pour ne pas rougir. Heureusement, elle avait moins de mal que Luke à contrôler ce phénomène.

- Tout va bien, répondit-elle en se traitant aussitôt d’idiote pour la banalité de sa réponse.

Chris ouvrit la bouche, regarda les environs, la referma : les yeux de quasiment tous les patients étaient plus ou moins ostensiblement braqués sur eux, les oreilles à l’affût de leur conversation. En temps de guerre, les potins devenaient une denrée rare et curieusement prisée, quand on passait son temps dans un lit, à s’inquiéter et à essayer d’ignorer la douleur.

-        J’ai terminé ma journée, se hâta de dire Abi.

Comme pratiquement tous les soirs, les combats se calmaient et le bruit des tirs et des bombardements se taisaient. Cela laissait le temps de grappiller quelques heures de sommeil.

Le couloir qui menait au restaurant leur offrit un peu plus d’intimité, et Chris lâcha enfin ce qu’il voulait dire :

-       Je te propose un deal. Tu m’aides à échapper à mon équipe de tournage et en échange, on mange ensemble dans un lieu VIP.

Tout ça avait été dit trop vite pour qu’Abi puisse en saisir le sens. Les mots tournaient dans sa tête sans parvenir à s’imbriquer.

-       Deal. J’ai une excuse. Tu manges en VIP, répéta Chris en abrégé, avec un sourire vaguement gêné.

Abi laissa échapper un petit rire qui sonnait faux. Ce serait bien une première: les seuls moments qu’ils passaient ensemble étaient arrachés ça et là. Des « salut », des petites phrases quand Chris passait par l’hôpital. Mais un repas… Jamais. Elle décida de commencer par la partie qu’elle avait compris:

-       Comment ça, échapper à ton équipe de tournage?

Chris fit la grimace, s’arrêtant devant l’entrée du réfectoire, où quelques soignants étaient déjà en train de manger. À cette heure-ci, la plupart étaient encore occupés, sans parler des tournus au bloc.

-       On n’est pas vraiment sur la même longueur d’onde eux et moi.

-       C’est-à-dire? chuchota Abi, faisant de son mieux pour ignorer une infirmière qui leur lança un regard intrigué en passant à côté d’eux.

-       Tu vois, le cynisme? C’est un peu leur sport national. Et je crois qu’ils apprécient moyennement que je m’échappe à tout moment pour aider l’armée sans qu’ils l’aient décidé… Alors ils se vengent comme ils peuvent, sauf que leurs blagues douteuses commencent à me taper sur les nerfs.

On nageait en pleine cour d’école, pensa Abi, consternée, qui aurait naïvement songé à plus de professionnalisme. Elle se garda de dire qu’elle-même comprenait l’équipe de tournage, pour d’autres raisons. En suivant les consignes, Chris se serait moins exposé : même s’il avait le Don et les protections de Luke, il n’était pas indestructible et elle redoutait chaque jour d’entendre l’annonce de sa mort à une des radios qu’on laissait allumées en permanence aux quatre coins de l’hôpital.

-       Allez… insista Chris.

Abi ouvrit les lèvres, le cerveau groggy, ne sachant pas ce qu’elle allait dire. La réponse sortit toute seule:

-       D’accord.

Après tout, elle avait besoin de se changer les idées et, ce soir-là, l’envie de se joindre aux autres pour manger lui manquait. Ils allaient sûrement décortiquer ce qui était arrivé cet après-midi, et même si débriefer était toujours une bonne chose, Abi ne voulait pas repenser à Ben.

Chris chuchota alors très vite:

-       Tu me sauves la vie. Si on nous demande où on va, tu dis que tu as des infos urgentes à me donner.

Un sourire effleura les lèvres d’Abi, qui songea que pour une fois, elle n’aidait pas à sauver littéralement une vie… le sens figuré avait du bon. Les regards, faussement tournés vers les assiettes, devinrent encore moins discrets quand Abi et Chris prirent chacun un plateau, une barquette, un verre d’eau et sortirent ensemble.

Abi n’avait pas la moindre idée de l’endroit où Chris l’emmenait. Elle avait beau se creuser la tête, aucun « lieu VIP » ne lui venait à l’esprit, à moins qu’il ne compte l’emmener dans la zone de triage, les réserves médicales ou les blocs opératoires, qui lui étaient interdits. Elle rit toute seule dans sa tête à cette idée: il n’y aurait pas pires lieux pour partager un repas.

Mais Chris monta deux étages, puis, le plateau en équilibre sur sa main gauche, sortit une clé de sa poche.

-       Bienvenue! annonça-t-il en ouvrant la porte.

  Dans la pénombre ambiante, Abi mit une seconde à distinguer le décor. Elle repéra un bureau, un lit, une armoire, une porte fermée. C’était une des chambres des médecins de garde, une des rares qui ne devait pas avoir été attribuée aux chirurgiens ou aux renforts de la Croix-Rouge Internationale – les seuls à avoir jamais pratiqué de la chirurgie de guerre. Le déclic d’un interrupteur résonna et un flot de lumière artificielle envahit la pièce. D’autres détails apparurent: un jean, un T-shirt et un treillis sale par terre, des vieilles barquettes et des écouteurs, qui étiraient leurs longs fils sur un bureau.

Le mot VIP prenait tout son sens: c’était la chambre de Chris. Les pensées d’Abi s’emballèrent, et la jeune fille lutta pour les remettre en ordre, tout en masquant son trouble de son mieux.

-       C’est donc là que tu dors, commenta-t-elle bêtement.

-       Rien à voir avec ma chambre à la Maison-Blanche, mais au moins, c’est un endroit à moi. Pardon pour le désordre.

C’était comme si une porte spatio-temporelle s’était ouverte sur une autre dimension. Abi n’aurait jamais pensé se faire distraire par un joli minois, et ses dernières tentatives, en matière de drague remontaient à une époque qu’elle essayait d’oublier. Mais depuis que Chris était simultanément entré dans sa vie et son appartement, complètement en vrac, demandant à voir d’urgence un membre du gouvernement de transition, impossible de se le sortir de sa tête. C’était vraiment ridicule: ils n’avaient rien en commun, et bon sang, c’était le fils du président des États-Confédérés, sans compte qu’envisager quoi que ce fût avec lui restait un doux rêve.

En attendant, le jeune homme lui faisait signe de s’installer sur le lit et d’y poser son plateau. Abi obéit en constatant avec soulagement qu’au moins, ses mains ne tremblaient pas, puis elle tressaillit quand la porte claqua - une petite rafale douée l’avait refermée.

Chris posa son propre plateau sur le bureau, plongea la main dans un sac à dos et en sortit quelque chose qui ressemblait à…

-     Petite dégustation? offrit-il en brandissant une bouteille.

Abi ne s’y connaissait pas du tout en alcools et encore moins en rhum, mais à la vue de l’étiquette, elle était prête à parier que ce n’était pas du bas de gamme. Où est-ce que Chris s’était procuré ça? Tous les alcools étaient réquisitionnés pour servir de désinfectant…

-     Je ne l’ai pas volée. Des gens que j’ai aidés ont absolument voulu me la donner. J’avais oublié de l’apporter dans la réserve, je le ferai demain matin, mais je me suis dit que tu avais besoin d’un petit remontant…

Cette fois, Abi ne put s’empêcher de rougir.

-     Hé, même les fils de président ont le droit de s’amuser, tu sais… pour le plus grand plaisir de leur tyran de père, la taquina Chris avant d’ajouter en grimaçant qu’il n’avait pas de verres.

-     Alors on boira directement au goulot, lança Abi en joignant le geste à la parole.

Après tout, elle avait fini sa journée. Et comme Chris l’avait dit, un remontant ne lui ferait pas de mal, tant qu’il apportait la bouteille à la réserve. L’alcool lui brûla l’œsophage, mais ce n’était pas aussi désagréable qu’elle l’aura pensé. Elle tendit le rhum à Chris, qui en but à son tour une bonne rasade.

Quand elle ouvrit sa barquette, une odeur de purée, de petits-pois et de poulet s’en échappa – le luxe d’être ravitaillé par un autre hôpital, où les vivres arrivaient encore et où les cuisines tournaient à plein régime. Ils mangèrent avec enthousiasme, mais en silence, comme si le rhum avait été un faux départ. Abi cherchait désespérément quoi dire, sauf que chaque idée lui semblait désespérément idiote. Chris paraissait tout mal à l’aise, ayant manifestement perdu sa belle assurance, et sursautant au moindre bruit un peu sonore - une fourchette qui tombait, une quinte de toux. Lorsqu’il eut englouti le dernier petit pois, il finit par prendre la parole d’une voix légèrement enrouée:

-       Alors, qu’est-ce qui se passe?

Oh, Abi avait cru qu’il avait laissé tomber. Elle haussa les épaules, plongeant le regard dans sa barquette au trois-quarts vide.

-       S’il te plaît. Je n’aime pas te voir dans un état pareil.

-       Je vais bien, soupira la jeune fille en redressant la tête.

Mais la boîte de Pandore était ouverte. Les images de l’après-midi éclatèrent dans son esprit comme un mauvais film et restèrent figées sur l’expression de Ben, les yeux fous, les traits contractés, ce qui était absurde. Elle avait vu tellement pire.

Quand elle osa enfin croiser les yeux de Chris, elle y lut une telle sollicitude que des larmes brûlantes faillirent lui monter aux yeux. Depuis quand personne ne lui avait sincèrement demandé comment elle allait? S’était inquiété pour elle? Mis à part Luke ou Daisy ? Quant à maman… Celle-ci ne faisait que la supplier de venir avec elle, en sécurité.

L’histoire se déroula toute seule, jaillissant de sa mémoire meurtrie. Il n’y avait eu aucun signe avant-coureur, ce matin. Tout ce qu’elle avait entendu, c’était le martèlement de pas précipités, alors qu’elle était en train de changer des bandages. Ben, un des chirurgiens, courait jusqu’à la sortie. Il avait crié qu’il voulait « buter tous ces salauds de Confédérés » et avait hurlé, encore et encore avant d’éclater en sanglots. Un de ses collègues était arrivé en courant, l’avait pris à part.

On ne l’avait plus vu, depuis.

Certains murmuraient qu’il avait passé la matinée à amputer des soldats, et qu’à bout de nerfs, il avait craqué. Ce n’était pas la première fois qu’une telle décompensation arrivait, parce que pratiquement aucun volontaire et même membre personnel médical et infirmier n’avaient de préparation psychologique. Abi avait elle-même craint de faire une crise à un moment ou à un autre, avant de s’apercevoir qu’elle était bien mieux préparée, avec tout ce qu’elle avait déjà vécu. Elle tiendrait peut-être le coup plus longtemps, mais elle était restée choquée face à l’expression du visage de Ben, aussi féroce que celle d’une bête sauvage. Ben… le gentil chirurgien qui avait une parole rassurante pour chacun des patients, qui faisait rire avec ses blagues nulles.

Quand elle eut fini de raconter tout ça à Chris, elle se sentit légèrement mieux, et au moins, elle n’avait pas vomi son repas. C’était même à se demander pourquoi tout ça la bouleversait autant. La Foire du sang, l’évasion ratée de Fullthorpe. Tout ça avait été tellement pire.

-       Je vois la même chose, quasiment tous les jours, murmura-t-il. La peur dans les yeux des gens, l’impression que c’est sans espoir. Certains finissent forcément par péter les plombs… Je ne comprends pas ce qu’essaie de faire le gouvernement de transition, je ne vois pas comment il pourrait être en position de négocier un jour.

-       Les États-Confédérés continueront simplement à envoyer des soldats et des armes jusqu’à avoir pris Londres ou capturé Rebecca Dawson, compléta Abi, une boule dans la gorge, exprimant enfin ce qui tournait dans sa tête depuis tant de jours. Ça va finir en boucherie totale et je… Oh, désolée… je ne voulais pas… Ce n’est parce que tu es Confédéré que…

-       Non, t’inquiète, ça me rend aussi malade que toi.

-       Mais toi, au moins, tu peux faire changer les choses.

Chris eut un rire désabusé:

-       Je m’agite devant des caméras, tu parles…

-       Il y a déjà des bons résultats, protesta Abi. Hilda et Tilda m’ont dit que qu’il y avait toujours plus de manifestation, et que ça parle beaucoup sur les réseaux sociaux. Beaucoup de gens demandent la fin de la guerre, aux Etats-Confédérés.

-       Mais ça ne va pas assez vite! Et ça n’ira jamais assez vite!

Abi sursauta, interloquée par la colère avec laquelle Chris avait feulé ces mots. Le jeune homme secoua la tête:

-       Désolé. C’est juste que tu ne me connais pas comme ça… Tu vois plutôt Chris Grailingstream, le fils de président, toujours calme. C’est juste que tout ça… ça me tue.

Abi aurait voulu nier, mais c’était vrai. Elle l’avait rarement vu sûr de lui, sauf quand il guérissait les blessés ou utilisait son Don, et à chaque insulte que certains Britanniques - les rares qui doutaient encore de sa loyauté - lui crachaient, il se recroquevillait, comme s’il avait pris un coup.

-       Tu vois, c’est ça le problème, on ne voit jamais les facettes de tout le monde. Tiens, toi, par exemple, je parie que tu en as certaines dont je ne me doute même pas.

Abi aurait voulu lancer une phrase spirituelle, tourner tout ça en dérision, mais là encore, il avait touché juste. Avant la guerre, elle avait souvent pensé à ça en regardant Luke à Manchester, tournant en rond sans réussir à renouer ses anciennes amitiés, parce que personne ne le voyait tel qu’il était devenu. Elle-même avait subi des conversations qu’elle avait trouvées insipides, se demandant comment on pouvait s’inquiéter pour de telles futilités. 

Ce décalage avait ressurgi à Reading, où l’ancienne et la nouvelle Abi se superposaient, sans réussir à se fondre l’une dans l’autre. Et le pire, c’est que la jeune fille savait qu’elle ne pouvait pas revenir en arrière, que ses espoirs de devenir médecin ne se réaliseraient jamais, parce que c’était le rêve d’une adolescente naïve, rien de plus. Mais le malaise subsistait. Elle avait beau lutter, ses contradictions l’entraînaient vers les profondeurs, la déchiraient de l’intérieur. Elle était comme un drap transformé en patchwork, aux coutures craquant de toute part, même si extérieurement, elle restait elle-même.

Alors pour le simple fait que Chris ait évoqué les facettes, elle voulait bien lui faire confiance. Elle lui raconta le moment où elle avait décidé de tuer Whittham Jardine - ou plutôt, demandé à Chien de le faire. Comme beaucoup de souvenirs, elle avait essayé de boucler celui-ci dans un coffre, et de l’enterrer au plus profond de sa mémoire. Mais les émotions revinrent dès qu’elle finit par expliquer d’une voix vacillante que c’était finalement Gavar qui avait tué son père.

-     J’ai… j’ai tellement peur d’être un monstre, de ne pas savoir me contrôler si je suis de nouveau dans une rage pareille...

Elle pensa à Luke, à Daisy, à sa mère, au fait qu’elle avait perdu le contrôle de la situation depuis bien longtemps, parce que tous n’en faisaient qu’à leur tête. Sa gorge s’enflamma, son nez la piqua et des larmes brûlantes lui montèrent aux yeux.

Désemparé, Chris resta un instant figé. Puis Abi fut enveloppée par sa chaleur, enserrée dans une étreinte qui sentait le sang et la sueur. Les sanglots jaillirent en cascade, évacuant l’impuissance, les doutes, le désespoir.

Puis Chris finit par se redresser, les yeux légèrement rouges et brillants. Abi se força à se taire, devinant qu’il ne voulait aucun commentaire.

-       L’important, c’est que tu t’en rendes compte, finit-il par dire. N’importe qui aurait eu envie de se venger, à ta place, mais dis-toi que tu n’as pas tué. Et tu sais où est la limite. C’est ça l’important, répéta-t-il.

Abi mit quelques minutes à se souvenir qu’il lui parlait de ce qui s’était passé avec Whittham Jardine. Elle resta silencieuse, se demandant où Chris voulait en venir, parce qu’elle n’était pas sûre de le suivre


Note de l'autrice Ce chapitre et le suivant ont été rajouté au cours de la réécriture, car je voulais un peu calmer le jeu, après toutes ces émotions fortes et cliffhanger. ;) Je me suis documentée, notamment via un livre-témoignage publié par un ancien chirurgien de guerre travaillant pour la Croix-Rouge.

Un autre des thèmes que je tenais à insuffler était le sentiment de décalage. Je me suis inspirée de mon retour au pays, après une année d'échange estudiantin et linguistique. J'avais l'impression que la vie avait juste... continué sans moi, et que je n'arrivais plus à faire partie du puzzle. On est d'accord que c'est toutes proportions gardées, hein ;)

Sinon, j'ai aimé imaginer la façon dont Abi et Chris pouvaient se soutenir mutuellement, car ça faisait déjà un moment que la première craquait pour le deuxième, avouons-le. Il était temps que les choses avancent un peu...

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