Transcendance
Gavar Jardine n’eut pas les honneurs qu’il méritait. Son enterrement se déroula en petit comité, dans un lieu tenu secret, au cas où les Confédérés auraient voulu lui rendre un dernier et fumant hommage. Pas de cathédrale remplie à craquer, pas d’arrangements floraux sophistiqués, pas de statues d’ex-Egaux prestigieux. Une équipe de décorateurs appelés en urgence avait tenté de rendre l’intérieur du bunker de Mount Rock plus chaleureux, sans grand succès. Mais la forêt de caméras installées dans tous les coins de la pièce n’en perdaient pas une miette : Gavar était passé du statut de héros défenseur de la nation à celui de martyr. Il fallait que le peuple de Grande-Bretagne le sache ; sa mort serait l’allumette qui embraserait la résistance britannique.
Daisy était là aussi, les épaules voûtées. On aurait dit que quelque chose s’était brisé en elle. Sa joie de vivre, sa détermination, son rire pétillant s’étaient évanouis. Ne restaient plus que des yeux rouges et une expression hagarde, comme si elle n’était plus vraiment là. Elle s’agrippait si fort au bras de Luke qu’elle lui faisait presque mal. Mais depuis quelque temps, le jeune homme appréciait la douleur. Elle le distrayait de sa propre souffrance. Chaque ville bombardée, chaque village attaqué, chaque Britannique tué provoquait chez lui une rage impuissante. Des cris et de larmes hantaient ses cauchemars nuit après nuit. Le seul répit qu’il avait connu, ça avait été la veille, dans les bras de Silyen.
Sil….
Blême, l’Egal l’avait chassé juste après que sa mère se soit évanouie. Il n’avait pas dit un mot, mais son regard avait suffi, et Luke n’avait même pas eu le temps de se justifier ou au moins de lui annoncer la mort de son frère, et franchement, il ne savait pas s’il en aurait eu la force.
Le moment des hommages fit revenir Luke au moment présent. Malgré la fatigue qui froissait ses traits, Rebecca Dawson restait aussi froide et digne que d’ordinaire. Chacune de ses phrases claquait dans l’air, comme une accusation directe aux États- Confédérés. Elle retraçait l’évolution fulgurante de Gavar, play-boy devenu héros malgré lui, qui avait débarrassé la Grande-Bretagne de son tyran de père, puis qui s’était courageusement battu.
Luke eut soudain envie de tout casser. Sil lui avait demandé de protéger sa famille et qu’avait-il fait? Il ne pourrait plus jamais payer la dette qu’il avait envers Gavar, qui l’avait fait évader de Millmoor, qui avait tué Whittham Jardine, qui avait protégé Daisy et qui l’avait aidé à instruire les Néodoués.
Il suivit le reste de l’enterrement dans une sorte de brouillard. Dut se forcer à ne pas détourner les yeux lorsque Libby fut appelée par Rebecca Dawson. Dans sa robe noire, la petite ne semblait pas vraiment comprendre ce qui se passait, mais son petit visage rempli d’angoisse donnait envie de l’emmener dans un lieu joyeux et coloré. Le simple fait que Rebecca Dawson l’instrumentalisme était scandaleux. Lorsque la présidente s’insurgea contre les États-Confédérés, qui rendaient des enfants orphelins, la fillette éclata en sanglots.
C’en était assez. Tant pis pour les caméras. Luke fit trois pas en avant et prit Libby dans ses bras. En politicienne accomplie, Rebecca Dawson garda son naturel, comme si cette intervention était parfaitement prévue, et alla même jusqu’à tapoter la tête de la petite, qui pleurait toujours à fendre l’âme. Luke se força finalement à la redonner à la gouvernante en se demandant si les gens allaient s’interroger sur la disparition de Thalia Jardine.
La suite de la semaine se mélangea dans la tête de Luke. Les demandes de pourparlers du gouvernement de transition furent sèchement rejetées et les Confédérés continuèrent à progresser en direction de Londres, débarquant en masse depuis l’Irlande.
Cependant, la mort de Gavar eut une conséquence inattendue. Leur « héros » disparu, beaucoup de gens reportèrent leur vénération sur Luke. Un logo représentant les lettres « L » et « H » entrelacées apparut, que certains citoyens se firent tatouer, ou qu’ils peignirent sur leurs vêtements, comme un symbole de ralliement. Les autres nations s’y mirent aussi, émettant de folles hypothèses, allant jusqu’à imaginer que le jeune homme était la réincarnation de Cadmus Parva Jardine - l’Egal qui avait érigé la Maison de la Lumière. Le service de presse du gouvernement de transition fut submergé de demandes d’interviews, qu’il refusa sans discontinuer. Luke refusa aussi tout net qu’une équipe de tournage le suive. Tant pis si ça ne plaisait pas au gouvernement de transition ; qu’il fasse sa propagande tout seul.
Le jeune homme aurait voulu crier à tous ces gens de s’occuper de quelque chose de plus important, parce qu’il n’avait rien d’un sauveur comme le prouvaient la mort de Gavar et la descente aux enfers de Daisy. Mais on ne voulait pas le laisser en paix. Lorsqu’il intervenait pour protéger un village ou une ville, les habitants se battaient pour le toucher d’autres se mettaient à pleurer en le voyant. Et chacun avait quelque chose à lui demander: retrouver un être cher enfoui sous des décombres, soigner un frère, une mère, une fille, apporter de l’eau, de la nourriture, des médicaments. Chaque fois qu’il le pouvait, Luke s’exécutait, mais il y avait toujours plus urgent à faire ailleurs. Sa radio crépitait pour lui demander de stopper une colonne de blindés, combattre des Doués démineurs, empêcher un bombardement ennemi. Alors, le cœur brisé, il devait se rappeler que des centaines de vies pesaient plus lourd, dans la balance, que la guérison d’une vieille femme. Car les attaques confédérées étaient plus violentes que jamais: il ne semblait plus y avoir de limite. Des quartiers d’habitations dans des villes prises au hasard commencèrent à être visés. Une escouade douée inonda une ville en détournant un fleuve, tandis qu’une autre priva Birmingham d’eau et d’électricité avant de créer un brouillard opaque pour faciliter l’attaque.
Daisy se remit à défendre les côtes, plus rageusement que jamais. Avec ses Bêtes de pierre, elle attaqua plusieurs navires, et à sa grande honte, Luke n’eut pas eu le courage de la blâmer. Lui-même avait pulvérisé plusieurs avions confédérés, poussé par la rage. Le pire, c’est qu’il l’avait fait avec une sorte de détachement, comme s’il utilisait à nouveau le heaume sentient, comme s’il était normal que des soldats paient leur progression de leur vie, comme si tout ça n’était qu’un jeu… un jeu vidéo…
Il avait demandé au moins une centaine de fois à Pims, un soldat qui assurait la liaison avec l’état-major, pourquoi les civils ne pouvaient pas être évacués. La réponse était tristement simple : les Confédérés grouillaient. Aucun navire et aucun avion n’avaient la garantie de franchir entier ce barrage, et de toute façon, les bateaux et avions civils avaient quitté le pays au début du conflit, lors du mouvement de panique, ou avaient été réquisitionnés par le gouvernement de transition. Certains servaient à harceler les lignes d’approvisionnement ennemies, d’autres étaient transformés en bombes flottantes.
Quant à Rebecca Dawson, elle tentait d’obtenir l’ouverture de voies maritimes humanitaires, car plusieurs pays non doués, horrifiés par la tragédie britannique, se disaient prêts à affréter des navires ou à accueillir des réfugiés. Les Confédérés maintenaient hélas le verrou, espérant que le gouvernement de transition capitule, si les « pertes civile » se poursuivaient.
En attendant, un exode massif était en cours depuis le nord-ouest et l’est du pays, où l’armée confédérée progressait. Mais les fuyards étaient la proie aux bombardements, et les villes n’avaient pas les ressources nécessaires pour les accueillir. Finalement, Luke n’y tint plus. Il demanda à Abi de faire jouer ses contacts, pour que la France se prépare, dans le plus grand secret. Lorsque ce fut fait, il ouvrit un portail donnant sur une grande salle de gymnastique, quelque part dans la ville de Saint-Etienne, en Haute- Loire. Le club se chargea du reste. Après avoir rassemblé des réfugiés dans des halles industrielles, il les guida à travers le portail, et ainsi de suite dans d’autres villes.
Tout cela ne fut malheureusement du goût de Rebecca Dawson, qui se mit dans une colère noire quand elle apprit la nouvelle. Elle convoqua Luke, l’accusant de ne pas se rendre compte de ce qu’il avait fait. Impassible, le jeune homme laissa passer la tempête, mais déchanta quand il réalisa ce que cela impliquait vraiment. Si l’on apprenait que la Grande-Bretagne maîtrisait la téléportation, leur nation passerait de « curiosité » à cible. D’autres pays déclareraient peut-être la guerre, juste pour s’emparer de ce secret. Même si chacun des réfugiés avait accepté une Réserve, serait-ce suffisant?
Mais tout ça n’était rien par rapport à une autre nouvelle.
Luke l’apprit dans un coin de l’hôpital de Reading, où Abi prêtait main-forte. Son premier réflexe fut de nier. Son deuxième fut de relire les quelques lignes sur l’ordinateur de sa sœur, encore et encore, puis de scruter la signature, à la fin. On devinait un S et un G entrelacé. Si ce « Spencer Grailingstream » le glaçait, le contenu du message le laissait paralysée. Le président lui donnait trois jours pour se rendre. Passé ce délai, cinq prisonniers britanniques seraient exécutés. Tous les jours.
Luke serra les lèvres afin de contenir l’horreur stridente qui menaçait de s’en échapper. Il aurait cru à une fausse et horrible information, si Hilda et Tilda, qui avaient transmis ce message secrètement, n’avaient pas assuré qu’il était authentique.
Note de l'autrice J'étais en vacances, mais me voici de retour aux affaires. =) Pour ce chapitre, j'ai beaucoup réfléchi à ce qu'impliquait la guerre: instrumentalisation, utilisation de symboles, question des réfugiés, etc. Il se peut que j'aie été un peu inspirée par Hunger Games, mais je me suis aussi un peu documentée. ^^
Je remercie au passage mon cher et tendre, qui m'a soufflé l'idée des bateaux et avions civils réquisitionnés par le gouvernement de transition + des bombes flottantes (oui, il est fan de 40 K et de jeux vidéos parfois assez musclé & stratégiques ^^) Encore merci de me lire, et au chapitre suivant, on file chez Abi...