Transcendance

Chapitre 38 : LUKE

2977 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 20/08/2024 23:08

Luke se laissait bercer par l’odeur de Sil, dormant dans sa chaleur. La tête sur son épaule, il n’osait pas bouger de peur de le réveiller et écoutait sa respiration paisible. À chaque cauchemar qui l’avait réveillé, l’Egal, à moitié endormi, l’avait serré contre lui en marmonnant: « Par pitié, essaie de rêver à des choses positives, Hadley. »

Mais cette fois, le sommeil ne revenait pas. Luke pensa à ce qui s’était passé tout à l’heure. L’avait-il vraiment voulu? Oui, définitivement, même s’il n’arrivait à croire que c’était enfin arrivé. Il avait presque peur que son esprit ait tout inventé pour faire face à l’horreur dans laquelle il vivait. Il se pinça, mais la chambre ne s’évanouit pas. La peur qui lui labourait le ventre en permanence rentra enfin ses griffes, tandis que ses muscles se relâchaient peu à peu. Il se sentit soudain incroyablement bien. Repus. A force d’aller de catastrophe en catastrophe, il avait oublié ce que le bonheur voulait dire. C’était sans compter une nouvelle morsure de culpabilité. Tout à l’heure, il avait menti: la Grande-Bretagne avait besoin de lui en permanence et normalement, il ne s’autorisait à dormir que quelques heures par jour ou par nuit.

Avec mille précautions, il reposa la tête de Sil sur l’oreiller et se leva. Mais son cœur le lança. Que n’aurait-il pas donné pour simplement rester là jusqu’à la nuit suivante? Secouant la tête, il marcha jusqu’à la fenêtre, goûtant à une brise chaude. Les rochers flottants de Kilsaï se dressaient çà et là, sur fond de ciel piqueté d’étoiles. L’air était si pur. L’ambiance si calme. Pas de bombardements, pas d’incendie, pas de cris.

-     Encore de la peine à te rendormir? marmonna la voix ensommeillée de Sil, qui se leva pour le rejoindre.

Luke tenta de se recomposer une expression normale, sans succès. Son désarroi brillait comme en phare dans la chambre claire-obscure.

-     Je suis si nul au lit? demanda l’Egal.

Luke éclata involontairement de rire, avant de perdre son sourire et de se retourner vers la fenêtre.

-     J'ai toujours réussi à rester moi, même à Eilean dochais, finit-il par lâcher. Mais là... J'ai dû faire des choses tellement horribles, Sil. Je… je ne sais plus qui je suis.

Il se souvint de la vague géante, de sa folie meurtrière juste avant la construction du dôme, de tous les soldats confédérés qu’il avait tué malgré lui.

-     Je t'avais prévenu. Tu n'es pas fait pour la guerre, Hadley, fit doucement Silyen.

Luke commença à trembler et ses yeux s’emplirent de larmes.

-     Les gens ont stupidement tendance à ranger le monde dans des cases, avec le bien, le mal et tout ce blabla, rajouta aussitôt l’Egal. Ils oublient que la frontière de la moralité recule en temps de guerre. Ce que j'essaie de te dire, Hadley, c'est que les valeurs ne sont qu'une question de point de vue. Je veux bien croire que tu penses avoir fait des choses affreuses. Mais en réalité, tu as simplement fait ce que tu estimais être juste, parce que tu ne peux pas sauver tout le monde…

-       Et que tout le monde ne veut pas être sauvé, je sais, soupira Luke.

-     Ne te juge pas trop durement, alors.

-     Woaow. C'est que tu réussis presque à être réconfortant.

Puis, à sa grande surprise, une phrase complètement imprévue lui échappa:

-     Ma mère… Elle sait pour nous. Daisy lui a raconté.

Il n’avait pas eu l’intention d’en parler, mais Sil avait toujours eu le chic pour le pousser à se confier.

-     Fabuleux. Je suppose que l’étape suivante est celle où je la rencontre avec un bouquet de fleurs et un tas de mots mielleux?

Luke émit un reniflement mouillé, probablement parce qu’il hésitait entre le rire et les pleurs.

-     Une boîte de chocolats? Elle préfère les chocolats?

-     Haha. Très drôle, Sil. Si elle te voyait, elle te chasserait à coups de fourche. Enfin, actuellement, c’est plutôt moi qu’elle chasse à coups de fourches et j’exagère à peine.

Il semblait si facile de parler de ça, même si les souvenirs étaient aussi douloureux que des éclats de verre. Alors Luke se blottit contre le dos de l’Egal, plongeant son nez dans ses boucles, et croisa les mains sur son ventre nu. Ses pensées prirent un tout autre tour. Une bouffée de tendresse l’envahit, puis une autre sensation, plus aiguë.

Sil se retourna, comme s’il avait lu dans ses pensées. Leurs lèvres s’entrechoquèrent. Les mains de Luke se glissèrent sous le pantalon de l’Egal.

Je brille mais ne brûle pas, disait la devise des Jardine. Sauf que c’était tout le contraire. La peau de Sil était incandescente, chacun de ses gémissements faisait naître des langues de feu. L’Egal fit l’amour tendrement, délicatement, puis furieusement ; Luke répondit avec la même ardeur.

 

 

 

 

Dans la lumière pâle du petit matin, Luke passa les doigts dans la masse de boucles rebelles de Sil, songeant que ce simple geste était profondément rassurant, tandis que l’Egal se laissait faire avec un air satisfait, comme un chat sommeillant au soleil. Puis le jeune homme plongea la main dans une vasque d’eau à côté de lui, laissant les tatouages bleus apparaître sur sa peau sans les forcer à disparaître. L’effet ne se fit pas attendre.

Sil se redressa d’un coup. Ses yeux fixèrent les lignes sinueuses puis tombèrent sur le bracelet de Luke, qu’il arracha. La pierre bleue s’éteignit instantanément, retrouvant l’aspect terne qu'elle avait d’ordinaire.

-    Fascinant, commenta l’Egal avec un petit sifflement. Après le Roi Merveilleux, les vieilles légendes continuent à sortir du placard. Voilà qui explique beaucoup de choses.

À travers le lien, Luke sentait une vague de curiosité mêlée de stupéfaction. C’était bon signe. Enfin quelqu’un qui pourrait le renseigner, voire si possible le rassurer.

-     Comme quoi? demanda-t-il.

-     Ta capacité à absorber tout mon Don, par exemple, répondit l’Egal d’un ton sec. Ou ta facilité à manipuler ton pouvoir.

-     Pas du tout, c’est le lien qui…

-     … En partie, le coupa Sil, mais tu as ça dans le sang… dans ton sang d’origine. Ta famille, d’où vient-elle?

-    De Manchester. Comme tu le sais.

-    Je veux parler de tes ancêtres. Ils n’étaient pas Britanniques, n’est-ce pas?

Luke fit un effort et enfouit la tête dans ses mains pour mieux se concentrer. Sauf que la fatigue guettait et qu’un début de migraine lui vrillait les tempes.

-    Hé.

Sil le secoua doucement. Puis il lui envoya une vague d’énergie à travers le lien.

-    Tout ce que mon père m’a dit, c’est que les Hadley sont arrivés en Grande-Bretagne du temps de son arrière-grand-père, répondit Luke, revigoré.

-    D’où venaient-ils?

Luke chassa l’intuition qu’il n’allait pas du tout aimer ce que Sil allait lui apprendre, se raccrochant à l’avidité qu’il ressentait à travers le lien. Il se remémora le moment où, dans le salon familial de Manchester, son père lui avait montré un vieil album photos. Il se souvenait encore de l’odeur de thé à la cannelle qui flottait dans l’air.

-    Du continent.

Sur le moment, il n’avait pas relevé que son père n’avait donné aucun nom de pays, pensant avec son imagination de petit garçon venir de Grèce. Mais maintenant, il s’en voulait. Il aurait dû poser plus de questions, si seulement il avait su que c’était important… Il regarda Sil, qui avait ramené ses cheveux devant son visage, signe d’une concentration intense.

-     C’est dommage que je ne sois pas dans ma bibliothèque, j’aurais eu un livre à te montrer, finit par dire l’Egal en triturant le bracelet. Tu pourrais peut-être m’y emmener…

-     On n’a pas vraiment le temps, répondit Luke, qui se sentit soudain horriblement mal.

Far Carr. Bon sang, comment allait-il annoncer à l’Egal que son manoir était en miettes? Il avait réussi à dévier la conversation, hier, mais la question allait forcément se poser… Enfin, un problème après l’autre.

-    Bon, soupira Silyen. Selon les sources anciennes, toutes les grandes civilisations du Proche-Orient et de l’Asie-Mineure en passant par les rives de la mer Égée et le nord de l’Afrique se sont brutalement effondrée à la fin de l’âge du Bronze. Guerres, sécheresses à répétition, éruptions volcaniques… C’est ainsi qu’ont commencé les Siècles Obscurs: quatre cents ans de chaos et de régression. Juste avant la chute, de puissants Doués issus des élites mycéniennes - ancêtres des Grecs -, babyloniennes, hittites, sémites et égyptiennes se sont réunis pour tenter d’empêcher cette apocalypse. Ils ont réussi à amplifier leur Don, et à créer des objets ayant la même fonction. Pour toute autre personne, ces pierres n’avaient aucun pouvoir…

-    Mais quel est le rapport avec moi? intervint Luke.

-    Un peu de patience. Le problème, c’est qu’il était trop tard : les famines et les guerres avaient déjà décimé une bonne partie de la population. Les survivants s’étaient dressés les uns contre les autres pour s’emparer des dernières ressources. En tentant de préserver les civilisations, certains de ces Doués n’ont fait qu’attiser le feu, semant la mort et la destruction.

-    Qu’est-ce qu’ils sont devenus? Silyen eut un sourire diabolique.

-    Nul ne l’a jamais su. Personnellement, je ne pense pas qu’ils se soient fait tuer. J’ai toujours eu tendance à penser que la réponse se trouvait dans les mythologies des civilisations antiques…

-    Des dieux… comprit brutalement Luke.

-    Les lignées ont perduré, confirma Silyen en regardant Luke. Ces Doués, qu’on surnommait Originels, ont eu des descendants. Et certains d’entre eux se sont unis à des non Doués, faisant perdre leurs pouvoirs à leurs enfants. J’en doutais, parce que je pensais que ces légendes n’étaient qu’un folklore inventé pour enjoliver le désastre des Siècles Obscurs, mais te voilà.

Luke recula, regarda ses mains, ses bras. Mycéniens, Hittites,… Jusqu’à aujourd’hui, ces civilisations n’avaient été qu’un ramassis de noms à apprendre par cœur pour un énième contrôle d’histoire, mais maintenant… Se pouvait-il que lui, Luke Hadley, soit un de leurs descendants et que la pierre de son père… la pierre qui leur appartenait depuis des générations… Cela pouvait expliquer l’existence des Bêtes que contrôlait Daisy…

Une tempête de sons, d’odeurs et de couleurs le submergea. Il était si choqué qu’il avait perdu le contrôle de ses sens. Il se força à les mettre en sourdine.

-    Ce n’est pas possible, souffla-t-il.

-    Mon Don a activé quelque chose en toi, le contredit Silyen en frôlant un des tatouages bleus. Les faits sont là, tangibles. Cela dit, je ne crois pas aux coïncidences. Tu as peut-être « senti » que je pourrai te transmettre le Don, en admettant que cela soit possible. A moins que ce soient tes gènes...

Il y avait quelque chose de si acide dans ces phrases que Luke préféra dévier la conversation :

-    Bon, explique-moi comment ces incroyables pouvoirs me seraient utiles?

-    Tu n’as pas encore compris?

Sil avait une voix encore plus tranchante, comme s’il avait appris qu’il n’était que deuxième au concours du plus Doué de Grande- Bretagne. Il devait brûler d’analyser ce nouveau pouvoir, sauf qu’il n’avait plus son Don pour le faire.

-    Tu dois être un descendant mycénien. Tu as une affinité particulière avec l’eau, et ta pierre amplifie tes pouvoirs, finit par lâcher l’Egal. Quant à tes tatouages, il ne s’agit que d’un artifice pour te désigner comme un Originel. Un équivalent du high tech de l’époque.

High tech de l’époque. C’est en y songeant qu’une douloureuse pensée émergea, manifestement partagée par Sil, qui poursuivait :

-     … Ce qui veut dire que ta sœur… Aïe!

Luke regarda sa main, la joue de l’Egal, sa main. La gifle était partie toute seule. Il était tellement habitué aux défenses douées, désormais disparues, qu’il avait agi sans réfléchir.

-    Excuse-moi, balbutia-t-il.

-    C’était sans doute mérité, grogna contre toute attente l’Egal en se tâtant précautionneusement la joue. Non, arrête d’essayer de me soigner! Tu ne m’as pas mutilé.

-    C’est juste que… Tu n’aurais pas pu laisser ma sœur en dehors de tout ça? Ce foutu Don la force à risquer sa vie! Sil eut un sourire horripilant.

-    Avec un tel potentiel, ça aurait été du gâchis.

-    Un tel quoi?

Sil secoua la tête, comme s’il avait affaire à une personne particulièrement demeurée.

-     Ne me dis pas que tu as cru que j’ai transmis le Don au hasard?

Luke hésita sérieusement à gifler Sil une deuxième fois. Si Abi avait été là, elle l’aurait réduit en charpie.

-     D’accord, d’accord, calme-toi, fit l’Egal. Il se trouve que nous réagissons tous différemment au contact du Don. Certains peuvent amplifier ce pouvoir, d’autres le minimiser. J’ai simplement ciblé les habitants qui offraient le meilleur potentiel. Il fallait que leur pouvoir dépasse celui de dix confédérés doués réunis, au cas la Grande-Bretagne entrerait en guerre… Ta sœur faisait partie du lot.

-     Et pourquoi autant de couples?

-     Tu as déjà oublié que le Don ne se transmettait qu’avec deux parents Doués?

Ok. ça, Luke aurait certainement pu le deviner tout seul. Il était sûr que des médias avaient déjà dû écrire des centaines d’articles sur cette probabilité.

-     Explique-moi comment reprendre le Don à Daisy. Tu ne t’en rends peut-être pas compte, mais au moins deux Néodoués sont déjà morts, Sil. Parce que tu leur as transmis le Don.

L’Egal eut le bon goût de paraître vaguement gêné. Puis il demanda:

-     Néodoués… Vous n’auriez pas pu trouver quelque chose d’autre?

La deuxième gifle fut tout aussi méritée que la première.

Mais un sentiment d’urgence assaillit soudain Luke. Un des liens! C’était… C’était Daisy! Sans prendre le temps de s’expliquer, il créa une porte et s’y engouffra aussitôt.



Note de l'autrice Et voici enfin deux mystères levés. Je ne sais plus d'où m'était venue l'idée des tatouages bleus, mais celle des Siècles Obscurs, qui existent réellement, provient d'un livre que j'avais lu il y a très longtemps: Les peuples de la mer. (Selon ma super mémoire de poisson rouge XD). J'ai adoré écrire les confidences de Luke à Silyen, qui se montre étonnement compréhensif, et je suis fière de la phrase sur ces chères cases.^^ Profitez bien de cette petite bulle de calme et de bien-être... ;)

PS: j'imagine TELLEMENT Sil en mode chat somnolant au soleil! Cette image est venue naturellement, tout comme les caresses dans ses cheveux sempiternellement emmêlés. ;) Un peu de tendresse entre ces deux personnages qui se sont enfin retrouvés - si l'on excepte les deux gifles, oupsi.

PPS: Et ces répliiiiiques! Encore une fois, elles m'avaient énormément manqué. Les imaginer est toujours un immense plaisir.

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