Transcendance
De brusques rafales rabattaient les cheveux de Sil. Sur la plus haute plate-forme de la cité des Féins, l’Egal observa le portail qu’il venait d’ouvrir avec la pierre d’Awen : ce n’était pas une porte, mais une simple ouverture ovale dans l’air. Il tendit la main, constata que ses doigts passaient à travers les bords, comme s’ils étaient immatériels. Il aurait adoré en savoir plus sur ce phénomène, mais rassembler assez d’étincelles de Don pour ouvrir un portail lui avait pris la matinée et une bonne partie de l’après-midi, et il n’aimait pas l’idée de laisser Awen trop longtemps seul à Kilsaï. Alors il jeta un coup d’œil derrière lui, inclina la tête. La vingtaine de prêtresses venues assister à son départ, certainement triées sur le volet, tombèrent aussitôt à genoux. Merveilleux.
Dès qu’il franchit l’ouverture, l’air chaud l’étouffa. Son manteau se transforma en bouillotte, si bien qu’il s’en débarrassa ; ses gants et son bonnet fourré le rejoignirent bientôt sur le sol. Tirant sur sa chemise Kils froissée, il inspecta les environs, constatant qu’il s’était trompé de quelques mètres, voire d’un kilomètre. Au lieu des jardins du palais royal, il se trouvait beaucoup plus bas, dans le quartier général des Aériens. Et son arrivée n’était pas passée inaperçue: juste à côté, sur un champ de gazon, une dizaine de Kils stoppèrent leur entraînement.
Aïe.
Voilà qui n’était pas prévu.
Sil regarda derrière lui, mais les étincelles de Don qu’il avait utilisées avaient épuisé tout leur pouvoir, et le portail venait de s’effacer. Il se retira aussitôt dans son esprit. Comme il s’y était attendu, son emprise sur Awen s’était affaiblie à cause de la distance, mais elle s’accentuait de seconde en seconde.
- C’est lui! lança un des Aériens.
Déjà, les Kils se ruaient vers lui et l’encerclaient. L’Egal planta son regard dans celui qui avait crié.
- C’est ainsi que tu t’adresses à l’Enkaï? répliqua-t-il d’un ton glacial.
- C’est ainsi que je m’adresse aux traîtres, cracha l’autre. Tu t’es élevé sans passer les Épreuves. Chez nous, ce crime est puni de mort.
- Vraiment? C’est bien dommage, je l’ignorais. Et entre nous, je doute que cette règle s’applique à l’Enkaï, fit Sil, tout en se demandant comment les Aériens étaient au courant de son « élévation ». Peut-être avait-il laissé des traces sur le miroir, que les Gardiens avaient détectées…
En attendant, c’en était trop pour les Aériens, qui regardèrent leur chef, guettant son ordre. Hmm, quel dommage que l’esprit d’Awen ne soit pas encore totalement accessible. Il fallait trouver autre chose, très vite, alors L’Egal rouvrit les yeux, leva les mains, coupant l’ordre que l’homme s’apprêtait à lancer:
- Messieurs, ne nous emballons pas. Restons civilisés, comme le peuple raffiné que vous êtes. Et n’oubliez pas la prophétie, parce qu’en portant la main sur moi, c’est vous qui violerez la règle la plus sacrée de Kilsaï.
Le capitaine hésita imperceptiblement… Exactement ce qu’il fallait à Sil, qui savait d’expérience que négocier avec ce genre d’individu était voué à l’échec. Au moment où l’ordre d’attaquer fusait, il vit apparaître ce qu’il espérait: un bouclier doué. La sphère translucide les enveloppa tous les deux, lui et…
- Pas trop tôt, lança-t-il à Luke.
Sil n’avait pas seulement tenté de se connecter au roi, tout à l’heure, il avait aussi appelé Luke à travers le lien, qui ignorait que la barrière entre leurs deux mondes avait été levée.
Et le jeune homme avait répondu.
Se retenant d’observer la porte que celui-ci avait créée pour le rejoindre, l’Egal désigna les Aériens stupéfaits :
- Pourrais-tu…? toussota-t-il.
Semblant encore sous le choc de le retrouver, Luke leva quand même les yeux au ciel, et Sil fut étonné de constater à quel point ce simple tic lui avait manqué.
Mais de toute façon, ils n’avaient pas le temps pour les retrouvailles. Les Aériens levèrent leurs armes et commencèrent à marteler la sphère de Don. Luke réagit de manière étonnante: il recouvrit le bouclier d’électricité statique, ce qui fit bondir leurs assaillants en arrière. Une seconde plus tard, ceux-ci étaient étendus par terre. Morts? Non, endormis, connaissant Luke. Un ronflement sonore le confirma.
Sil se tourna vers le jeune homme, qui donnait simultanément l’impression d’avoir subi des nuits blanches chroniques, de s’être fait piétiner par un cheval, d’être passé à travers une haie puis de s’être roulé dans un tas de suie. Le cocktail d’odeurs qu’il dégageait était tout simplement répugnant, et l’Egal, qui n’était pourtant pas particulièrement délicat, fronça le nez. Puis ses yeux tombèrent sur le Don, qui se résorbait lentement sur les doigts de Luke. Son Don. Le trou béant dans sa poitrine se réveilla en rugissant.
Ça suffisait.
Il saisit la poignée de la porte, ouvrit le battant et poussa Luke à travers. Trop abasourdi pour réagir, le jeune homme n’opposa aucune résistance.
Et ce fut aussi simple que cela.
Il valait mieux qu’ils restent dans deux mondes différents, parce que Silyen n’avait ni l’envie, ni la patience pour de longues discussions. Il s’interdit d’éprouver le moindre remord, même si ses émotions, contrairement à leur habitude, se mirent à rugir en lui. Se focalisant sur des gestes simples, l’Egal but une gorgée du breuvage que les Féins lui avaient donné et s’en servit pour visualiser les étincelles de Don autour de lui, qu’il rassembla, comme Enya le faisait. La porte créée par Luke disparut sans un bruit. Bien sûr, le jeune homme pouvait en recréer une d’un claquement de doigts, mais pour une raison mystérieuse, il ne le fit pas.
En attendant, Silyen devait s’assurer que le chaos ne s’était pas implanté à Kilsaï. Les choses rentrèrent heureusement vite dans l’ordre: Awen reprit l’ascendant sur la division d’Aériens rebelles, qui furent immédiatement envoyés chez les Gardiens, dans l’attente de leur jugement. Manifestement, le roi n’avait pas réussi à se défaire de l’Oubli imposé par Sil sur ce qui s’était passé dans la chambre, car il ne chercha pas à le contacter personnellement, bien que son retour fût célébré en grande pompe.
Ce n’est qu’en début de soirée que Sil put enfin s’abriter dans ses appartements et méditer sur la prophétie en toute quiétude. Il se la récita mentalement:
Pour sauver la vertigineuse, tu devras perdre ce qui est le plus important à tes yeux.
Lorsque l’or sombrera, tu trouveras l’orée du chemin solitaire, et ce qui a été brisé sera réparé.
Cinq clés seront nécessaires pour défaire ce qui a été fait.
Les trois premières sont trois facettes d’un Tout.
Tu trouveras la quatrième là où tout a commencé, mais si tu tardes trop, elle se perdra dans le flot du temps.
Quant à la cinquième, elle se révèlera quand tout semblera vain. Suis ton âme, le portail s’ouvrira et tu retrouveras ce que tu as perdu.
Poursuis ta route jusqu’aux questions que tu t’es toujours posées.
Ainsi s’élèvera l’Enkaï.
Né pour comprendre, Né pour sauver,
Né pour transcender.
Les Féins avaient livré la troisième clé: il était possible de plier à sa volonté les étincelles de Don qui infusaient naturellement les mondes. La première facette était représentée par le pouvoir des Egaux, la deuxième par celui des pierres. Quant à la quatrième, elle était censée se trouver « là où tout avait commencé ». Qu’est-ce que cela voulait dire? Était-ce une référence à l’origine de la cité de Kilsaï? Ou à son attaque par ces géants mystérieux surgis d’un autre monde? Ou alors, était-ce une référence à Sil lui-même?
L’Egal tournait l’énigme dans la tête, les jambes sur l’accoudoir d’un de ses fauteuils, lorsqu’un léger bruit résonna. Il tendit l’oreille, n’entendit que le murmure de la cascade coulant sur le mur du fond. Se redressant, il regarda par la fenêtre qui donnait sur le pont. Mais ses gardes du corps étaient toujours là, immobiles.
Lorsqu’il se retourna, le dos contre le mur à la cascade, il dut faire un effort pour ne pas bondir en arrière. Une porte de bois clair était apparue au milieu de son salon, baignée par l’éclat laiteux de la lune. Luke en surgit.
Son état avait encore empiré depuis ce matin. Là, il avait l’air d’avoir plongé dans un lac, en plus de tout le reste. Sil espéra que cela voulait simplement dire qu’il pleuvait à verse en Grande-Bretagne.
Note de l'autrice: Je n'aurais que ce mot, à propos de ce chapitre: enfiiiiiiiiiin!!!! 🤩🥳🥲🥰 (J'avais tellement hâte d'en arriver là, et vous n'êtes pas prêts pour ce qui va suivre! 😜)
PS: je l'ai posté un peu plus vite, car le reste de la semaine s'annonce ultrachargée. Et puis, fallait mettre fin au suspense, hmmm. Parce que je suis pas toujours aussi diabolique. ^^ ☺️