Transcendance

Chapitre 31 : WEN

2685 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 19/06/2024 16:10

Le monde s’était couvert d’un voile de haine. Chaque bouffée d’air avait un arrière-goût de cendre, chaque souvenir béait comme une plaie et chaque minute perdue représentait une intolérable souffrance.

Non que Wen n’y soit pas habituée: elle avait toujours vécu avec une colère sourde, qu’elle savait comment nourrir pour la transformer en arme. Mais aujourd’hui, ce flot de rage était devenu si intense qu’il menaçait de déborder. Seule l’idée de la vengeance, si proche, permettait de garder un peu de patience. Encore un peu.

Tapie dans un bosquet, la Tiāncái s’ébroua et renifla l’air, saturé par la violence et la soif de sang. Elle se reput de la douce mélodie provenant de l’autre côté de la colline, jusqu’à en être ivre. Protégée par deux hautes falaises, la base navale de Devonport hurlait de douleur et de peur. Malgré la résistance des soldats britanniques, le nombre de navires confédérés ne laissait aucune place au doute; le port tomberait demain au plus tard.

À Shaolin, les jours n’avaient été qu’entraînement, silence, apprentissage, calme, épreuves et méditation. Il y avait eu davantage d’animation dans les planques des rebelles Tiāncái, ou lors de quelques glorieuses passe d’armes, mais ces combats ne possédaient pas la saveur d’une vraie guerre, comme ici en Grande-Bretagne.

Une explosion ébranla l’air, suivie du bruit d’une énorme quantité d’eau en mouvement. Si seulement un de ces tirs pouvait finir en plein cœur de Daisy Hadley, songea Wen. Cette sotte au grand cœur qui se croyait capable de défendre le port, avec cet idiot de Gavar Jardine. Mais cette fin serait bien trop douce; Wen serait celle qui la tuerait, après s’être assurée que son frère, Luke Hadley, le sache.

Luke Hadley.

Le garçon qui l’avait forcée à tuer ses compagnons de ses mains. A ce souvenir, la haine et la douleur remontèrent comme un flot de bile, brûlant l’estomac de la Tiāncái. Découvrir que celui qu’elle prenait pour Silyen Jardine était Luke Hadley avait été un affront sanglant. Le tuer n’était pas suffisant, il devait d’abord être brisé, souffrir, jusqu’à ce que la mort soit une délivrance, jusqu’à ce qu’il supplie de pousser son dernier souffle. Et Wen avait un plan pour cela, qu’elle avait imaginé au cas où le premier échouerait.

La première étape avait constitué à créer des opportunités, car Luke et sa famille ne seraient vulnérables que si la guerre reprenait. Négocier avec les États-Confédérés s’était révélé honteusement facile grâce à leurs intérêts communs. En échange de la promesse de s’occuper personnellement de Luke Hadley, la jeune femme avait aidé à détruire le dôme de l’intérieur. Ses frères Tiāncái, en Chine, avaient eu suffisamment de temps pour analyser les données qu’elle leur avait transmis et avaient expliqué qu’une telle opération demandait une puissance inouïe, qui avait été servie par un plateau par les Doués confédérés.

La deuxième étape consistait à frapper là où Luke aurait le plus mal. Sans surprise, le garçon avait déjà mis sa mère à l’abri, et sa sœur aînée était inatteignable. Restait l’autre sœur, Daisy, qui avait eu l’obligeance de se mettre à découvert à Devonport. Une journée d’observation avait suffi à déterminer que la jeune idiote et sa brute de protecteur, Gavar, avaient élu domicile dans une vieille masure abandonnée. Ne restait désormais plus qu’à attendre.

L’odeur de la mer commença à piquer les narines de Wen, le vent giflait les feuilles du buisson qui l’abritait et une pluie drue se mit à tomber vers la fin de l’après-midi. Enfin, au milieu de la nuit, les navires confédérés se replièrent, offrant un répit aux Britanniques. Le tambourinement de centaines de pieds commença à faire trembler le sol, signifiant que les soldats regagnaient leurs tentes.

Enfin, Gavar et Daisy apparurent.

Ils avaient une allure misérable, avec leurs vêtements collés à la peau par la pluie. Même leur Don n’arrivait plus à les soutenir, car ils tremblaient de fatigue.

Ils progressaient bizarrement et Wen finit par comprendre pourquoi: Gavar traînait la petite idiote, qui se débattait faiblement en marmonnant à propos des blessés.

-     Des foutus médecins s’occupent des blessés, tu comprends ? Ce n’est pas ton rôle, gronda Gavar, avec un regard furibond.

Des sillons de larme tatouaient les joues de la fille Hadley. Elle tenta de planter ses pieds dans le sol, sans succès, avant de crier à Gavar de la lâcher. Certains auraient éprouvé de la compassion devant tant de bêtise. Pas Wen. Les civils n’avaient rien à faire dans une guerre, pas plus que les enfants - pas s’ils n’avaient pas été formés pour cela. Cette sotte mériterait ce qui lui arriverait.

Quant à Gavar, il était aussi impressionnant que sur les vidéos diffusées à foison par les chaînes d’informations: un molosse aux traits durs. Son aura menaçante était hélas ternie par le fait qu’il tente de réconforter Daisy. Il ne serait d’ailleurs pas un obstacle majeur ; il lui manquait l’esprit éveillé de son frère Silyen pour cela. Puis il devint encore plus consternant quand il se lança dans une anecdote, où il était question d’un de ses « exploits adolescents », avec une baignade en haute mer malgré l’interdiction parentale. Il n’avait dû la vie qu’à un de ses amis Egaux qui maîtrisait l’eau et qui l’avait attiré vers lui alors que le courant l’entraînait au large.

-     Tout ça pour te dire que même si des ordres te semblent stupides, tu dois parfois les écouter, conclut-il d’un ton exaspérant.

Les dents serrées, Wen sera la main sur son Glock et le pointa silencieusement sur Daisy. S’il y avait bien une règle universelle, c’était celle qui s’appliquait aux défenses des Doués: leur Don ne pouvait pas arrêter ce qu’ils ne voyaient pas venir, dont, bien entendu, les balles. Encore quatre mètres, trois, deux. Inconscients du danger, les deux Doués s’approchaient de leur pas traînant.

Plus qu’un mètre.

Enfin, Daisy apparut dans la ligne de tir. Wen commença à presser la gâchette… Et suspendit son geste.

Derrière Gavar, l’air se troubla. Ce fut d’abord un scintillement, si discret qu’il aurait pu passer pour de la pluie.

Puis quelque chose apparut dans l’air. Un montant en bois clair suivit d’une porte et d’une poignée.

Wen arrêta de respirer.

Luke Hadley apparut, exactement comme il l’avait fait dans les restes fumants de Far Carr. Un voile rouge tomba devant les yeux de la Tiāncái. Sa colère hurla et elle changea légèrement l’orientation de son Glock, mais elle ne pouvait pas essayer de tuer Luke. Avec son Don capable d’ouvrir des portes entre les lieux, elle n’était plus sûre de rien avec lui, et elle n’aurait droit qu’à une chance.

En attendant, cet imbécile fulminait, dévisageant tour à tour Gavar et Daisy.

-     Alors? interrogea-t-il, d’un ton menaçant qui manquait sérieusement de crédibilité.

-     Alors tu vas arrêter de me dire ce que je dois faire! répliqua Daisy en tremblant de colère.

Un flot de larmes se remit à couler.

Ne semblant pas le moins du monde surpris par cette soudaine apparition, Gavar se mit entre Daisy et Luke.

-     Tu l’as entendue, Hadley. Alors fiche-lui la paix! A moins que tu ne veuilles lui dire de manger, de se reposer et d’arrêter de s’inquiéter pour ces foutus blessés?

Un minuscule frémissement parcourut Luke lorsqu’il entendit le mot « Hadley » dans la bouche de Gavar, nota Wen, comme si ce mot lui avait rappelé un souvenir - ou quelqu’un.

Puis au lieu de remettre Gavar à sa place, il se passa la main dans les cheveux en soupirant:

-     Écoutez, je ne suis pas venu ici pour me battre.

Consternant. Il méritait encore moins le Don que sa sœur. Mais ce n’était rien par rapport à la suite : il projeta son Don au-dessus de Gavar et Daisy, en leur expliquant qu’il les protégeait ainsi des attaques qu’ils ne verraient pas venir: balles, fléchettes empoisonnées, attaque douées… Comment osait-il ? Pressant son poing dans sa bouche pour ne pas hurler, Wen s’il n’avait pas lu dans ses pensées ou découverte. Son camouflage semblait heureusement indétectable.

En attendant, Luke contourna si vivement Gavar que ce dernier n’eut pas le temps de réagir, et saisit le poignet de Daisy dans l’intention de la tirer vers lui. À ce moment-là, quelque chose d’inexplicable se produisit. Des lignes bleues sinueuses se dessinèrent sur le visage et les bras du jeune homme, et apparurent simultanément sur la peau de sa soeur. On aurait dit l’œuvre d’un tatoueur invisible. Puis l’adolescente s’effondra.

-     Daisy! cria Luke.

De la petite silhouette recroquevillée surgit un couinement étranglé:

-     Tu les sens? Luke, tu les sens aussi?

Gavar s’était mis en position de combat, se demandant manifestement s’il devait intervenir, et si oui, ce qu’il devait faire. Quant à Wen, elle espérait surtout que ce phénomène ne tue ni Luke, ni Daisy, car elle tenait à les mettre à mort elle-même. Son oreille capta un grondement furieux. On aurait dit que l’océan se réveillait, en contrebas, comme si quelque chose l’avait tiré de son long sommeil.

La jeune idiote semblait avoir entendu, elle aussi. Elle fila vers le bord des falaises, ses tatouages bleus l’éclairant comme un phare. Luke jura, et se lança à sa poursuite avec Gavar. Ils devinrent de petites silhouettes grises battues par la pluie. Malgré le vent qui gémissait et le rugissement des vagues, Wen capta leurs soudaines exclamations de surprise. Elle mourrait d’envie de sortir de sa cachette, mais se contraignit à rester immobile et silencieuse.

Il y eu un bruit d’éclaboussure, comme si quelque chose d’énorme remuait dans l’eau, puis un rayonnement bleuté enveloppa les visages des trois Doués penchés au-dessus du vide.

Clignant des yeux, Wen s’aperçut que la surprise avaient laissé à une atmosphère plus agressive. Genoux légèrement fléchis, Gavar semblait s’opposer à Daisy et à son frère, mais ses paroles étaient hélas emportées par les rafales. Puis tous trois reculèrent, tandis que le rugissement perdait en intensité. Les muscles tendus par l’impatience, Wen essaya retrouver la source du bruit, les yeux trouant l’horizon comme deux phares, et elle finit par repérer un bouillonnement au large des falaises, qui avançait. Il filait à une vitesse impossible vers les navires de guerre conféré, qui avaient jeté l’ancre au large de la côte. Par tous les Saints, qu’est-ce que c’était ? Quel était le lien avec les tatouages bleus ? Car la chose dégageait la même lumière.

Soudain, un flamboiement orange illumina le ciel. Les soldats confédérés avaient selon toute évidence repéré l’anomalie et envoyé un missile balistique, qui manqua largement sa cible. Alors qu’ils envoyaient un autre missile, l’océan parut exploser. Lorsque la vague retomba, le navire était toujours là, intact. Quant à la lumière bleue, elle avait disparu.

Wen se mordit un ongle, ce qui n’était plus arrivé depuis longtemps. Au loin, bateaux ennemis levèrent l’ancre et se dirigèrent vers les côtes, ayant apparemment décidé qu’atteindre la terre ferme était leur meilleure chance. C’était d’une telle absurdité… Ils allaient se faire couler par l’artillerie côtière britannique dès qu’ils seraient à portée. Quant à la mer, elle était toujours déserte. Wen crut voir quelque chose affleurer à la surface, mais ce fut si bref qu’elle se demanda si elle n’avait pas rêvé. Une seconde passa, puis une autre.

Au sommet de la falaise, Luke et Daisy étaient désormais aussi immobiles que des statues. Tous deux se concentraient intensément, le front plissé. L’air crépitait d’une énergie familière: leurs Dons étaient en train de se mêler, et la puissance était phénoménale.

Wen reporta son attention sur l’océan, où les navires devaient arriver à portée de tir, même s’ils tentaient d’y échapper en déviant leur trajectoire à l’ouest. À ce moment précis, un mur d’eau surgit, auréolé de la lumière bleutée. Tout se passa très vite. Une énorme masse percuta le navire et l’entraîna dans les profondeurs ; le deuxième subit le même sort. Le bruit du métal torturé, les hurlements de frayeurs des marins se devinèrent malgré la distance, tandis que les navires restants faisaient tous feu en direction de la monstrueuse vague. Désormais, toute l’eau autour des navires palpitait de lumière.

Le reste fut un véritable carnage. Les tirs ne servirent à rien, à part à illuminer la scène de manière bienvenue, car si le Don affûtait le regard, il ne servait pas de longue-vue, et Wen put voir un peu plus distinctement ce qui coulait les navires les uns après les autres. La chose, parcourue de veines aussi bleues que celle qui zébraient le corps des Hadley, était titanesque, aussi longue qu’un temple du Shaolin. Mais ce n’était pas le plus étonnant. Sa peau grise semblait curieusement figée ; c’était plus une intuition qu’une réelle observation, mais on aurait presque dit… qu’elle était en pierre.

La Tiāncái n’avait vu un tel prodige qu’à une seule reprise.

Quelques mois en arrière, lorsque sa faction avait jugé utile d’étudier la chute des Egaux, en Grande-Bretagne, elle avait piraté des images de la Foire du Sang, organisée par le chancelier Whittham Jardine pour mettre à mort en public les roturiers rebelles. Elle avait ainsi vu une statue de lion prendre vie.

Le pouvoir de Midsummer Zelton, l’Egale qui avait détruit la Maison de la Lumière, venait de ressurgir.


Note de l'autrice J'ai réécrit l'intégralité de ce chapitre lors de ma première relecture, afin de vraiment voir la scène à travers les yeux de Wen. Ce personnage m'a surpris, car je m'attendais à écrire ce passages du point de vue de Luke ou de Daisy, mais du coup... Non. ^^ En tout cas, je suis ravie d'enfin mettre fin au suspense, concernant les tatouages bleus. Tout n'est pas encore clair, mais d'autres explications suivront plus tard. ;) Concernant Luke, il suréagit peut-être avec Daisy, mais n'oubliez pas qu'il est un peu sur les nerfs... Le voir rester calme et compréhensif n'aurait pas cadré avec ce qu'il traverse.


PS: Les dialogues de Gavar sont toujours aussi chouettes à écrire, héhé!

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