Transcendance

Chapitre 30 : SILYEN

4779 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 12/06/2024 23:31

Les bottes d’équitation de Silyen s’enfoncèrent dans une épaisse couche de neige. L’Egal se retourna, hésita à emprunter un manteau à Awen, qui ronflait allégrement dans son lit et qui se réveillerait sans se souvenir des récents événements, mais un bruit l’en dissuada. Il referma vivement la porte ouverte par le monarque, tourna la tête.

Baignée par la lueur des étoiles, la cité des Féins était un lieu improbable, aussi étonnante que celle de Kilsaï. Aussi loin que porte le regard, elle était constituée d’immenses piliers faits dans un métal inconnu – on aurait dit de l’acier, sauf qu’il ne tintait pas de la même manière, s’aperçut Sil en frappant dessus avec un ongle. Ces tiges gigantesques étaient si monumentales que dix hommes n’auraient pas pu en faire le tour. Il y eut soudain un léger mouvement. Ombre entre les ombres, une silhouette avançait dans la neige. Impossible de distinguer son habillement ou son visage, mais la manière de se déplacer était curieuse, aussi souple qu’un murmure dans le vent. Puis un autre son troubla le silence. Silyen se concentra sur sa vision périphérique et oh, comme c’était intéressant! Quelque chose de carré et de métallique se balançait légèrement contre un des piliers, sur sa gauche - certainement une nacelle, ou quelque chose d’équivalent, qui permettait de monter jusqu’à la cité.

La silhouette avançait toujours. Dans la pénombre, l’Egal distingua une cape, des bottes et des pantalons bouffants contrastant avec une peau laiteuse. Quant aux traits du visage, ils étaient indéniablement féminins. Les pommettes paraissaient si tranchantes qu’elles auraient pu couper du verre et les sourcils ressemblaient à deux hirondelles. Mais rien de tout ça ne retint l’attention de l’Egal plus d’une demi-seconde. Son regard accrocha les oreilles de chat qui surgissait de l’épaisse chevelure noire, attachée en queue-de-cheval. Il se contracta légèrement, prêt à utiliser ses pierres ou le pendentif du roi au moindre signe belliqueux.

L’inconnue ouvrit simplement la bouche:

-     Tes yeux, dit-elle.

Ce n’était pas une question, mais un constat. L'intuition devint une certitude: c’était Krys, la Féin qu’il avait sauvée dans le désert lorsqu’il avait récupéré Will et Sélénia.

-     Alors c’est arrivé, murmura-t-elle, comme pour elle-même.

Puis elle fit un geste étrange, formant un rond avec ses pouces et ses index, les mains plaquées sur sa poitrine. C’était l’exacte reproduction du symbole qu’elle portait tatoué sur le cou.

-     Ùuchuk. Sois le bienvenu. Nous t’attendons depuis si longtemps, fit-elle.

Il y avait comme un air de déjà-vu, songea Sil avec un sourire ironique. Enkaï, Ùhchuk, tout cela était tellement amusant.

La suite fut attendue: Krys l’invita à monter dans la nacelle, qui s’éleva lentement. Les environs étaient aussi intrigants que la cité sur pilotis: des falaises quasiment verticales semblaient engloutir le ciel. Au fond se découpait une masse grise, comme si un géant avait édifié un mur. Sil cligna des yeux et s’aperçut qu’il s’agissait d’un barrage titanesque, si haut qu’il aurait fait pâlir d’envie celui de Jinping, en Chine. Il n’aurait jamais pensé les Féins hydrauliciens, mais en attendant, il fourra ses mains sous ses aisselles. La température lui mordait les doigts, qui devenaient aussi blancs que la neige. Ses pieds se transformaient en glaçon à une vitesse consternante et il crachait des nuages de vapeur à chaque respiration. S’il y avait quelque chose qu’il regrettait encore plus que sa vue d’Egal, en ce moment, c’était sa capacité à ne jamais avoir froid. Être roturier restait une torture permanente. Krys eut heureusement la décence de lui donner son lourd manteau en fourrure et sa température corporelle remonta aussitôt. Tout le long de l’interminable montée, la Féin ne répondit à aucune question, se contentant de fixer l’horizon, même si ses poings serrés trahissaient sa nervosité. L’Egal se souvint du moment où elle était tombée à genoux, lorsqu’il avait traversé la barrière protégeant Kilsaï, il y avait déjà si longtemps: elle devait avoir l’impression d’être en compagnie d’une légende vivante.

Enfin, ils parvinrent à destination et s’arrimèrent à une des énormes plates-formes soutenues par les piliers. Sous les yeux de l’Egal, un village tremblotait à la lueur de torches fichées ça et là. Ni en bois, ni en pierre, ni en verre, les maisons étaient bâties avec le même métal que tout le reste par ici. Les seules taches de couleur provenaient des Féins eux-mêmes. Femmes, hommes, probablement alertés par les grincements du monte-charge, sortaient des habitations, les yeux ensommeillés. 

Krys descendit souplement.

-     Le jour que nous attendions est arrivé! La prophétie s’est accomplie! clama-t-elle.

Hmmm, un peu théâtral au goût de Silyen, mais les Féins parurent apprécier: leur mine passa de surprise à abasourdie. Beaucoup portèrent leurs mains à leur poitrine, faisant le même signe que Krys. L’Egal leur lança un petit regard supérieur, qu’il jugea de circonstance.

Normalement, c’était à ce moment-là que la personne qui gérait ce village était censée prendre les choses en main, songea l’Egal. Il ne fut donc pas surpris de voir une Féin aux cheveux blancs fendre la foule.

-     Tu sais ce que ça signifie, Krys, s’exclama-t-elle. Nous n’avons pas un instant à perdre. La Chaq’a ch’umil va bientôt s’achever.

 

 

Une vingtaine de minutes plus tard, Silyen, toujours enveloppé dans son manteau, se trouvait sur la plate-forme la plus haute du village, entièrement occupée par un bâtiment bas en métal, dont l’intérieur était étonnamment vide. Percé dans le plafond, on devinait une grande ouverture ronde. L’air froid s’y engouffrait directement.

Sans signe avant-coureur, la vieille Féin plaqua les deux mains sur les tempes de Sil. Quelque chose d’incroyable se produisit alors: l’Egal sentit le Don l’effleurer, mais il n’émanait pas de la femme-chat, il flottait dans les airs et convergeait vers lui, guidé par l’esprit de la vieille femme. Précisément comme cette fille fascinante, Enya. C’était la troisième facette évoquée dans la prophétie! Exactement comme il le pensait!

Hélas, sa jubilation fut coupée net par la vieille femme:

-     Tu souffres, Ùuchuk. La peine te dévore de l’intérieur, même si tu essaies de l’ignorer. Quelqu’un t’a fait du mal. Beaucoup de mal.

Silyen aurait voulu lâcher une de ses plaisanteries spirituelles, mais les mots se bloquèrent dans sa gorge lorsque des images resurgirent dans son esprit. Un fouet. Une souffrance intolérable. Une cellule plongée dans le noir. Nao refermant la porte.

-     Arrêtez! cria-t-il en s’agrippant la tête des deux mains.

S’il avait encore eu son Don, il aurait envoyé la vieille femme s’écraser de l’autre côté de la pièce.

-     Ton esprit est fort, mais il ne te permet pas d’échapper au mal qui te ronge, poursuivit la Féin, comme si elle n’avait pas entendu.

Silyen se trouvait maintenant dans son Selbst-Welt, le monde qui personnifiait sa conscience et qui se présentait sous forme d’une pièce baignée par le soleil. La bibliothèque, les fauteuils fatigués, la baie vitrée donnant sur une mer turquoise, tout était bien là, mais les livres, les centaines de livres… Au lieu d’être bien alignés sur les étagères, ils gisaient, éventrés, comme si un lecteur fou en avait arraché les pages. Des feuillets étaient empalés sur le lustre, des couvertures déchiquetées gisaient sur le sol. La vieille femme était là, elle aussi, assise sur un des fauteuils. Et elle n’avait absolument pas l’air étonnée d’être dans l’esprit de Sil.

L’Egal serra les poings.

Son intimité lui appartenait, personne ne pouvait la violer :

-     Sortez! Immédiatement! ordonna-t-il.

-     Regarde autour de toi. Ton esprit est sur le point de se briser. Pour suivre la prophétie, tu dois d’abord guérir.

Sil haussa les épaules. Que croyait-elle ? Il avait déjà essayé quand il avait encore son Don.

-     Tu n’as pas choisi la bonne voie, répliqua la Féin.

Et elle entonna un chant d’une telle douceur que Sil sentit son cœur se serrer malgré lui. Il fut aspiré vers le haut, monta si vite qu’il perdit conscience. Lorsqu’il rouvrit les yeux, il vit un monde aux couleurs et aux odeurs indéfinissables. Une vague de bienveillance l’enveloppa, aussi douce qu’une couverture de plumes. Il se secoua, tentant de retrouver ses esprits, mais des mots s’imposèrent à lui. Ce n’étaient pas des paroles, seulement des impressions, comme lorsqu’il communiquait avec Luke à travers le lien. Il fallait se laisser aller, encore et encore…

Lorsqu’il rouvrit les yeux, il vit une pièce parsemée de coussins et une vieille femme aux oreilles de chat, penchée sur lui. Plus loin, d’autres femmes-chat le regardaient d’un air indéchiffrable. Une peur sans nom lui cisailla la gorge, lui emplit la poitrine jusqu’à sembler la faire exploser. Il recula brusquement. Où était-il? Qui étaient ces gens?

Et surtout… qui était-il?

Il s’efforça en vain de feuilleter les pages de sa vie, vierges.

Une lueur alarmée apparut dans les yeux de la femme-chat, bientôt remplacée par un éclair de compréhension. Elle se mit à chanter et ses mots volèrent jusqu’à Sil, évoquant la brise dans les arbres, l’odeur de la terre juste avant la pluie, le tintement du métal.

L’Egal perdit à nouveau connaissance.

Quand il se réveilla, un intense soulagement l’envahit. Il était à nouveau lui-même, ses souvenirs étaient de retour sur la page, il en testa la texture, la saveur, les couleurs… Oui, tout était en ordre. Quelle étrange sensation que d’être devenu amnésique, il commençait à mieux comprendre Bouda. Malgré tout, il se sentait… différent. Plus léger. Comme si un énorme poids qu’il ignorait porter l’avait quitté. Se pouvait-il que la vieille Féin ait réussi là où il avait échoué? Il savait désormais où elle l’avait emmené et ce qu’elle avait voulu dire par « fausse voie ». Ce monde aux couleurs et aux sons indéfinissables devait être son âme, alors que lui-même s’était uniquement concentré sur son esprit, quand il avait essayé de « se guérir », sans comprendre que les dégâts étaient bien plus profonds. Puis il fronça les sourcils. Qu’avait réussi la Féin, au fait? Qu’avait-il fallu réparer? Il plongea dans sa mémoire, mais le souvenir lui glissa entre les doigts. Il s’obstina. Fouilla encore. Le souvenir était lié à sa détention chez Bouda, il en était certain, alors pourquoi n’arrivait-il pas à s’en rappeler? Il était sûr de ne rien avoir refoulé. La vieille femme eut l’obligeance de répondre sans qu’il ait posé la question:

-     Effacer un souvenir est périlleux, c’est k’istz’ib le dernier recours. S’en remettre au temps est plus sage, mais il t’est compté, Ùuchuk.

Sil songea à la prophétie. Tambourina du pied en se récitant le quatrième vers:

 

Les trois premières sont trois facettes d’un Tout, et ce qui a été brisé sera réparé.

 

Bien sûr. C’était de son âme qu’il était question, de son âme brisée, qui venait d’être réparée. La Féin était parvenue à lui faire oublier le souvenir qui le tourmentait, mais quelque chose avait mal tourné, puisque Sil était devenu amnésique. C’est alors qu’il comprit : l’expérience héritée de ce moment oublié avait été effacée en même temps, ce qui avait gommé sa personnalité, et par extension, sa mémoire entière. La Féin lui avait donc rendu cette expérience et il avait ainsi récupéré sa mémoire.

-     Comment avez-vous fait? demanda-t-il.

La Féin haussa les sourcils.

-     Tu n’as pas à le savoir. Tu es venu à nous pour une raison, et ce n’est pas celle-ci.

Sil n’avait pas de temps à perdre en vaines négociations, mais il sentait d’instinct qu’ordonner n’aurait pas le même effet qu’à Kilsaï. Alors il décrocha le pendentif qu’il avait pris à Awen. Les yeux de la vieille Féin s’y étaient attardés suffisamment souvent pour qu’il devine la valeur que cet objet avait pour elle:

-     Expliquez-moi, et je vous donnerai ceci, articula-t-il en enlevant le lacet et en agitant les pierres devant elle.

Il fut presque déçu de constater que les Féins n’étaient pas si éloignés des Egaux. L’explication fut moins brumeuse qu’il l’aurait pensé, et lui donna une idée:

-     Arrivez-vous à influencer un caractère de la même manière?

La Féin haussa les épaules:

-     Nous guérissons ainsi ceux qui portent en eux une violence irrépressible. Mais de telles manipulations sont contre nature et doivent rester des exceptions. Tu l’as constaté, le prix à payer devrait être la mémoire ; nous n’avons réussi à le contourner qu’après des siècles de recherche.

Mais Silyen n’écoutait plus vraiment, plongé dans d’autres pensées, beaucoup plus intéressantes. Awen contrôlait ses sujets de la même manière : grâce aux pierres qu’il faisait absorber aux nourrissons, il modifiait leur caractère, les rendant pacifiques, et bloquait les sentiments négatifs.

Entretemps, la vieille femme avait entonné une nouvelle mélopée. Un deuxième chant, très doux, répondit depuis l’ouverture trouant le plafond. Il tourbillonna jusqu’au sol, enveloppa Silyen et les prêtresses. Puis la mélodie se tut et une nacelle apparut dans l’ouverture.

La montée fut bien plus brève que la précédente. L’Egal se retrouva sur une nouvelle plate-forme, petite et ronde, qui ne faisait pas plus de trois mètres de diamètres. Il perdit aussitôt sa dignité lorsqu’une bourrasque faillit le faire basculer par-dessus bord. À cette hauteur, le vent soufflait si fort que chaque rafale pouvait être mortelle. Il rampa jusqu’au centre de la plate-forme et ses doigts, en contact direct avec le métal, perdirent toute sensation, tandis que ses cils et ses sourcils se couvraient de glace. Quelle que soit la raison pour laquelle on l’avait fait monter là-haut, elle avait intérêt à valoir la peine.

Enfin, les dix Féins furent sur la plate-forme. Elles s’assirent en cercle, Krys restant seule au centre. La vieille Féin se tourna vers Silyen:

-     Ce que tu vas voir maintenant, Ùuchuk, est un de nos secrets les plus sacrés. Nous célébrons la Chaq’a ch’umil une fois par an, la nuit de l’équinoxe. Il était écrit que tu viendrais à nous à ce moment-là.

-     En quoi consiste cette charmante tradition? demanda Silyen.

-     Regarde, écoute et apprends, répondit la vieille femme. Elle ferma les yeux, tandis que trois Féins sortaient des petits tambours des plis de leurs manteaux, sur lesquels elles commencèrent à frapper.

La Féin prit la main de Sil et celle de sa voisine de droite et bascula la tête en arrière, et une chaîne se forme petit à petit.

-     JUN! KA Ì! OXI! KAJI`! lança la vieille femme.

Dubitatif, Silyen attendit que quelque chose se produise. L’air glacé semblait entailler la peau de son visage et lui rentrait dans la gorge comme une boule d’aiguilles.

Jetant un coup d’œil autour de lui, il constata que les autres avaient fermé les yeux.

Krys, immobile au centre, aussi.

De longues secondes s’écoulèrent.

Silyen s’interrogeait encore sur la signification des mots prononcés par la matriarche lorsque Krys se mit à bouger. Elle leva un bras, tourbillonna, s’accroupit puis se redressa, sans logique apparente. Sil pensa qu’elle suivait le rythme des tambours, mais ce n’était pas le cas. Elle ne s’adaptait pas à la musique, c’était l’inverse. Ses gestes étaient d’une grâce impossible dans l’air transparent. Elle effectua soudain un saut périlleux arrière, retomba sur ses pieds, pirouetta à nouveau. Elle dansait de toutes ses forces, comme si elle essayait de sortir d’une cage invisible.

Silyen s’aperçut soudain que la vieille Féin lui tapotait le genou.

-     Bois. Tu n’as pas les mêmes sens, mais ceci te permettra de voir comme nous, lui chuchota-t-elle en lui tendant une fiole remplie d’un produit doré.

Du Don liquide? Piqué par la curiosité, Sil oublia momentanément le froid. Il renifla le contenu de l’ampoule, que ses doigts gourds eurent toutes les peines à ouvrir, et eut un pincement de déception: ce n’était pas du Don, sinon, il y aurait eu le picotement caractéristique.

Il but cependant le liquide d’une traite. C’était à la fois doux, piquant et fruité, comme un jus de pomme bien chargé. Devant ses yeux écarquillés apparut alors quelque chose qu’il n’avait plus vu depuis longtemps, et son cœur se serra bêtement d’émotion: il s’agissait des particules de Don qui infusaient l’atmosphère. Elles auraient dû ressembler à des paillettes dorées flottant paresseusement dans l’air, et si la plupart correspondaient bien à cette description, d’autres avaient la taille d’une orange et brillaient, chassant la pâle clarté de la lune. Sil n’avait jamais rien vu de semblable et avait confusément l’impression que le pouvoir avait pris cette forme lorsque la veille Féin avait crié les quatre mots. Il comprenait désormais mieux la danse de Krys: la jeune femme tourbillonnait pour capter chacune des sphères. Dès qu’elle les touchait, celles-ci restaient à la surface de son corps au lieu d’être absorbées.

En attendant, l’Egal se demanda s’il pouvait utiliser le Don comme Enya. Il se concentra, imaginant qu’il possédait toujours son pouvoir et l’appelait. Rien ne se produisit, puis… une trentaine de particules convergèrent, se posèrent doucement sur son manteau. Osant à peine respirer, il s’autorisa à penser à un bon feu de cheminée et une douce chaleur l’envahit.

Parallèlement, Krys avait attiré la dernière sphère de Don. Elle rouvrit ses yeux, qui avaient viré au doré, puis abattit ses deux bras devant elle, frappant le centre de la plate-forme de toutes ses forces, en criant:

- ELÏK!

Son armure scintillante la quitta aussitôt. Elle se déversa sur la plate-forme, puis atteignit les Féins. Sil hoqueta lorsqu’il sentit le Don monter à l’assaut de ses pieds, de ses genoux, puis s’enfoncer dans son bas-ventre, exactement comme dans la Maison de la Lumière puis juste avant, dans la grotte de Kilsaï. Son estomac se contracta violemment et une migraine lui vrilla les tempes, avant qu’un rideau noir ne tombe devant ses yeux. Il se sentit basculer en arrière. Sauf que lorsqu’il se redressa, il faisait jour.

Une scène de cauchemar se dessinait en contrebas. Dans le village, les habitants couraient partout, affolés. L’air empestait la colère et la panique, une cloche sonnait à la volée, tandis que d’autres Féins, armés d’objets étranges, regardaient tous dans la même direction.

 Le cœur de Silyen s’emballa. Une gigantesque porte, haute comme dix hommes, flottait dans le ciel. Elle ressemblait aux portails que lui-même ouvrait, si ce n’était qu’elle était composée de bois grossier. De gigantesques silhouettes dorées franchirent le seuil en volant, si éblouissantes qu’il était impossible de distinguer leurs traits ou leurs vêtements. Elles perdirent brutalement de l’altitude, hameçonnées par des dizaines de grappins. Puis d’autres Féins prirent le relais, les maintenant de force au-dessous des plates-formes avec de longues tiges métalliques. Curieuse tactique, mais en attendant, l’effet de surprise fonctionnait, car aucune des silhouettes n’était encore remontée.

Puis il y eut un bruit assourdissant, si puissant que l’Egal crut que ses tympans allaient éclater. Il plaqua ses mains sur ses oreilles, tourna son regard vers le barrage et les vit se fissurer. Il réalisa enfin son utilité… Ce n’était pas d’un moyen de produire de l’énergie, c’était un dispositif défensif. Les Féins eux-mêmes devaient avoir saboté leur propre ouvrage.

Le temps parut se suspendre.

Un torrent jaillit de la fissure centrale avec une telle force qu’il commença à briser le reste de la structure. La masse d’eau surgit, rugissante. Elle allait tout emporter sur son passage, redouta Sil, qui serra instinctivement les dents. Mais les plates-formes étaient hautes, et l’eau se déversa plus bas, immense torrent en furie, emportant les silhouettes lumineuses. Quelques secondes plus tard, c’était fini. Les piliers avaient tenu bon, et là où il y avait un sol caillouteux se trouvait désormais un lac.

Sauf que le cauchemar se poursuivit. Comme dans ces rêves où une horreur succède à l’autre, l’eau devint dorée à certains endroits. Les silhouettes s’arrachèrent à leur cercueil liquide et Silyen sut instinctivement qu’il n’y avait plus qu’un seul espoir. Celui-ci se matérialisa à la seconde suivante. Un point noir apparut dans le ciel, grossissant rapidement. C’était… C’était un Kils - probablement un des ancêtres d’Awen, à voir sa chevelure cramoisie et son diadème brillant au soleil.

Les silhouettes délaissèrent la cité Féin et foncèrent à la rencontre du monarque. Les trajectoires ne laissaient aucune place au doute : tout ce charmant petit monde entrerait bientôt en collision, ce qui était complètement absurde. A moins qu’il ne s’agisse d’une feinte ? Puis Silyen plissa les yeux, apercevant quelque chose dans la roche… Une ouverture dorée, qui lui évoquant le miroir de Kilsaï et les fenêtres de la Maison de La Lumière. Son cœur fit un bond quand il réalisa que le Kils se dirigeait droit vers cette ouverture, tout comme les assaillants.

Personne ne modifia sa lancée, et lorsque l’impact passa du stade de probabilité à celui de certitude, l’Egal retint machinalement son souffle, impatient de voir ce qui se produirait. Il y eut un flash doré si puissant que le monde devint blanc. Silyen leva l’avant-bras et détourna la tête, les rétines douloureuses. Il mit plusieurs minutes avant de pouvoir voir à nouveau. Lorsqu’il tourna ses yeux vers ciel, il eut un petit rire. Comme il le supposait, il était vide. D’autres auraient pensé que le Kils et les êtres gigantesques s’étaient écrasés par terre, mais pas lui. Il arrivait à faire le lien entre certains éléments: les portes, les silhouettes de lumière, les pierres. Il en devinait d’autres. Mais il lui manquait la vision d’ensemble.

Il eut soudain l’impression de faire une chute vertigineuse. Lorsqu’il rouvrit les yeux, il était toujours sur la plate-forme. Mais la nuit était revenue, et des têtes aux oreilles de chats étaient penchées sur lui.

Il était revenu parmi les prêtresses.

-     Que s’est-il passé? Qu’as-tu vu, Ùuchuk? demanda la vieille Féin.

Sil se redressa en grimaçant, avec l’impression d’avoir été piétiné par Gavar ou d’avoir été confondu avec un lapin par Chien. En attendant, le meilleur moyen d’obtenir de nouvelles réponses était de dire la vérité:

-     J’ai eu une vision, dit-il en se massant les tempes.

La tête que tiraient les Féins était franchement comique. Leur neutralité calculée avait cédé la place à une avidité pressante, elles semblaient à deux doigts de se mettre à baver. Mais la plus âgée ne perdit pas le nord et continua à l’interroger, jusqu’à ce qu’il révèle sa vision.

-     Ce que tu as vu, c’était Janik´al, le grand bouleversement, finit-elle par dire solennellement. Tu sais qu’il existe une infinité de mondes, puisque tu ne viens pas du nôtre. Mais certains sont extrêmement dangereux, leur seul but est d’envahir les autres univers. Un prophète, Qu’tai Uluk, avait prédit la venue des etzelanel, les Envahisseurs, des centaines d’années plus tôt, comme il avait annoncé la tienne. Nous avons construit ce barrage pour nous défendre, mais comme tu as pu le voir, nos ennemis étaient trop puissants. Notre frère Kils est alors venu à notre secours.

-     Et comment les a-t-il vaincus? demanda Sil avec impatience.

-     Nul ne le sait. Toujours est-il que depuis ce jour-là, les routes des Kils et des Féins ont divergé.

-     Mais c’étaient les Kils qui avaient attiré ces envahisseurs, n’est-ce pas?

Une lueur de surprise apparut dans les yeux de la Féin. Elle devait certainement se demander comment il l’avait deviné.

-     Oui, opina-t-elle. Ils ne vivaient pas reclus, comme ils le font aujourd’hui. Ils avaient poussé si loin leurs recherches sur le Don qu’ils ont attiré l’attention des etzelanel, qui ont rasé leurs cités, tué leur peuple, avant que le roi ne réussisse à les vaincre, comme tu l’as vu. Les survivants ont voulu enfouir cette page sombre dans l’oubli. Ils ont brûlé les archives, détruit tout ce qui pourrait rappeler cette époque. Nous seuls avons gardé la mémoire.



Note de l'autrice: Ce chapitre est un hommage au tome 3 des Puissants, où Silyen mène ses recherches.

Sinon, j'ai imaginé le peuple des Féins il y a bien longtemps et j'ai été ravie de pouvoir approfondir mes réflexions en pensant notamment à ce village à l'architecture si particulière. Quant au langage, il est inspiré de celui des mayas au Guatemala, où d'innombrables dialectes sont toujours parlés, comme je suis... mi-Suissesse, mi-guatémaltèque. (Ouais, le mélange improbable ^^) Petite confidence? Je mange rarement du chocolat, bouh! ;)

Et le fait que gommer un souvenir efface aussi la mémoire provient d'une discussion que j'avais eue avec une ancienne colocataire, diplômée en philosophie. Merci encore à elle!


Pour le prochain chapitre, je rendrai le mike à un personnage qu'on aurait pu croire mort...


PS: Chien était un ancien allié de Silyen, qui adorait chasser puis cuisiner des lapins (si, si, véridique, c'est dans la trilogie de Vic James).

PPS: dans mon tome 4, Silyen subissait un traumatisme profond dans la prison de Bouda, à cause de Nao.

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