Transcendance

L’engin bipa alors qu’Enya préparait un café. Elle mit une seconde à réaliser, le cœur battant, ce que cela signifiait. La deuxième seconde, elle composait rapidement un numéro. Elle attendit, les sourcils froncés, avant de raccrocher puis de composer un autre numéro.

-     Salut. Tom n’a plus de réseau? demanda-t-elle, utilisant le nom de code de Luke.

-     Comment ça? fit Abi d’une voix alarmée.

-     Je n’arrive pas à le joindre.

Enya entendit un juron étouffé tandis qu’Abi lui raccrochait au nez. Elle devait certainement tenter d’atteindre elle-même son frère.

C’est alors que Chris et Dan arrivèrent.

-     Dan, tu sors, dit sèchement Enya, avant de rajouter: « S’il-te-plaît. »

-     Quoi, tu plaisantes? Je te rappelle que j’ai justement accepté une Réser…

Mais Chris le poussait déjà sans ménagement jusqu’à la chambre, où il ferma la porte. Enya n’eut rien besoin d’expliquer. Leur stratégie était parfaitement claire: plusieurs jours auparavant, elle avait réussi à introduire un drone furtif dans le bunker. L’engin était en réalité un détecteur facial conçu avec la technologie rawena. Il s’était collé contre un mur et scannait tous ceux qui passaient là. Depuis, Chris et elle attendaient patiemment qu’il identifie les visages d’Axel ou Spencer Grailingstream. Et à croire les numéros qui s’affichaient sur l’écran, tous deux venaient d’être repérés.

Mais Luke restait inatteignable. C’était ce que raconta une Abi plus qu’inquiète au téléphone. Il allait donc falloir passer au plan B, comme Enya l’annonça avant de raccrocher, histoire de court-circuiter les éventuelles protestations.

-     Tu es consciente que je déteste toujours autant ton idée, grogna Chris, tandis que des filaments de son Don passaient sous la porte, rampant dans la chambre de Dan.

Enya fit comme si elle n’avait pas entendu. Elle n’était pas certaine d’être remise de leur dernière conversation, alors elle préférait réduire leurs interactions au strict minimum. De fait, les paroles de Chris l’avaient atteinte plus profondément qu’elle ne voulait se l’avouer, et le pire, c’est qu’elles contenaient certainement une part de vérité. Les souvenirs hérissaient désormais ses pensées, menaçant de se raviver à tout moment.

-     Hé! insista Chris. C’est vraiment nécessaire?

-     Oui, répondit Enya d’une voix froide.

Ne pas endormir Dan grâce au Don aurait été prendre un risque absurde. Le jeune homme était capable de les suivre et de se mettre dans le pétrin. Et puis, après tout, il comprendrait à son réveil, grâce au mot qu’ils lui auraient laissé.

Cinq minutes plus tard, tous deux embarquaient dans la voiture louée la semaine précédente sous un faux nom. La conduite parut interminable, mais le moindre excès de vitesse aurait pu compromettre le plan. L’immeuble abritant le bunker était toujours aussi banal. Enya se parqua un pâté de rue plus loin et ils avancèrent rapidement.

- Ok pour neuf heures, souffla une voix dans son oreille.

Les hackers mis à disposition par Rebecca Dawson avaient piraté une partie du système de sécurité interne du bunker et installaient des boucles sur quelques-unes des caméras. Un vrai miracle, ou alors… un nouveau piège. Mais Enya n’avait rien détecté d’inquiétant, alors elle n’avait aucune raison valable d’abandonner. Les secondes défilaient dans sa tête, et à la dixième, elle s’arrêta, comme si elle faisait mine de rattacher sa chaussure. Elle plaqua une ventouse contre le mur du bâtiment, dégaina un poignard rawena, qui s’enfonça dans la paroi comme dans du beurre, y découpant une ouverture à travers laquelle elle se faufila avec Chris.

Le réduit dans lequel ils débouchèrent - repéré des jours plus tôt grâce au drone - était vraiment minuscule, rempli de balais et de produits ménagers. Ils se tassèrent contre les parois empestant le détergent, puis installèrent un holoprojecteur, qui recréa le bout de parois manquant, comme dans le sous-sol de l’immeuble qu’Enya avait habité, à Camden.

Restait à savoir si quelqu’un se trouvait dans la pièce. Plaqués l’un contre l’autre, Chris et Enya restèrent silencieux durant une minute. La jeune fille pouvait sentir la chaleur qui irradiait de la peau de son compagnon et entendait chacune de ses respirations saccadées. C’était… un peu gênant. Son cœur commença à battre à grands coups et elle s’efforça de s’éloigner le plus possible, mais l’avant-bras de Chris touchait toujours le sien. Bon sang, ce n’était que Chris, pas Axel ! Il fallait se ressaisir et passer à la suite du plan. Autrement dit, se fondre dans le décor, puis capturer le premier soldat venu, dont elle sonderait l’esprit pour savoir où se trouvait Spencer Grailingstream. Elle sortit deux uniformes confédérés de leur sac à dos, cadeau des agents britanniques infiltrés à Washington.

S’habiller dans le noir complet et deux mètres carrés d’espace n’avait rien de facile, mais Enya avait connu pire. Par contre, elle reçut un nombre incalculable de coups de coude et de genoux de la part de Chris, qui s’était mis à trembler – certainement sous l’effet du stress. Elle avait parfois peur que le jeune homme lui claque entre les mains, avec son côté doux et rêveur, mais sa résilience forçait l’admiration. Il ne s’était par exemple pas effondré lorsque son père l’avait publiquement renié. Restait ce stupide moment où il avait parlé d’Axel. Enya n’avait pas vraiment su comment l’interpréter et avait conclu que Chris avait simplement un problème d’ego avec son frère.

-  Hé, ça va bien se passer. Il suffit de suivre le plan, chuchota-t-elle en se tournant vers lui, après avoir enfilé des lunettes de vision nocturne.

Le jeune homme était torse nu et n’avait décidément plus rien du gamin dégingandé d’autrefois. Il se hâta d’enfiler son pull. Ne répondit rien.

Ils restèrent silencieux une minute, à l’affût d’éventuels bruits. Mais les pensées d’Enya, éveillées par le contact avec Chris et galvanisées par l’adrénaline, étaient désormais malmenées par un ouragan qui refusait de se calmer. Passé, présent et futur s’entrechoquaient. Le sang palpitait dans ses veines, les embrasant, et la chaleur rayonnait dans son corps. Elle se remémora la manière dont elle avait traité Chris, ces derniers temps, songea au claquement de ses mots. Il n’avait fait que se défendre et se montrer sincère, de quel droit pouvait-elle lui en vouloir? C’était cette colère, cette maudite colère qu’Axel avait insufflée en elle en la quittant, et qui la poussait à rejeter les autres. Elle aurait dû s’en rendre compte.

Ses ongles s’enfoncèrent dans ses paumes jusqu’à y graver de sanglantes demi-lunes.

-     Chris… Je suis désolée… murmura-t-elle.

Il tourna la tête vers elle, surpris, et leurs épaules se heurtèrent.

-     Je n’aurais pas dû me comporter comme ça avec toi, poursuivit-elle très rapidement.

Avant que Chris n’ait pu répondre quoi que ce soit, elle prit une grande inspiration et ouvrit la porte du réduit. Ils se retrouvèrent entourés d’étagères et de frigos plongés dans le noir. Trois caméras étaient fixées en hauteur, mais elles ne devaient émettre que des boucles.

Enya se souvenait d’une mission de cauchemar à Budapest, lorsqu’elle travaillait encore pour les services secrets suisses. Sa cible s’était réfugiée dans un complexe commercial, qui s’était révélé être un labyrinthe. Depuis, elle détestait pénétrer dans un endroit inconnu, mais aucun de leurs contacts n’avait réussi à mettre la main sur les plans du bunker, et envoyer le drone en reconnaissance avait été trop risqué.

Enfin, il ne servait à rien de rester là. La jeune fille se dirigea vers la porte, faillit glisser son passe-partout dans la serrure lorsqu’elle les vit: deux minuscules boutons émettant un champ de force doué. Si elle les coupait, une alarme se déclencherait certainement, alors Chris fit naître des bourrasques au bout de ses doigts et les deux « fils » dorés, quasiment invisibles tant ils étaient fins, s’écartèrent de la serrure. Enya projeta sa perception au-delà de la porte et détecta la présence de nombreuses personnes, mais aucun sentiment de peur ou de colère montrant qu’elle et Chris étaient repérés. Il devait simplement s’agir d’employés et de soldats vaquant à leurs taches.

Elle ouvrit la porte, dévoilant un couloir désert, comme prévu.

Ils avancèrent prudemment dans le couloir. Et l’enfer se déchaîna.

Une alarme déchira l’air. Les néons éclairant les couloirs virèrent au rouge, comme si une flaque de sang avait recouvert les murs et le sol.

-      On vous a repérés! cria la voix du hacker dans son oreillette. Fuyez! …

Puis plus rien.

Les communications étaient coupées.

Un sentiment d’hostilité remplit l’air et Enya n’eut pas besoin de projeter sa conscience pour savoir que les soldats qu’elle avait sentis plus tôt convergeaient tous dans leur direction. Merde. Elle ne comprenait pas ce qui les avait trahis. A part le champ de force, la porte n’était pas équipée d’alarme, elle en était certaine. Etait-ce de nouveau un coup de Zachary Nicholson?

-     Qu’est-ce qu’on fait?! hurla Chris, au moment où une dizaine des soldats arrivaient de chaque côté du couloir.

-     On se replie! gronda Enya.

Mais quand elle se retourna, ce fut pour constater que des soldats arrivaient en courant, les empêchant d’accéder à la porte de la réserve.

-     Vous êtes cernés, rendez-vous! aboya celui qui semblait être le chef.

Enya fit la sourde oreille. Il n’y avait qu’une solution: le couloir qui s’ouvrait sur la droite, où elle ne voyait encore aucun soldat.

-     J’ai dit, rendez-vous! répéta le chef. Vous avez jusqu’à trois, deux, un….

Chris se mit à sprinter en direction du couloir alors que les militaires ouvraient le feu. Enya s’élança à son tour, déployant son bouclier bleu autour d’elle. Soudain, une cloison douée se matérialisa, la prenant au piège. Il n’y avait qu’une solution: se concentrer jusqu’à ce que son bouclier atteigne la dureté du diamant. Le mur doré explosa.

C’est alors que des chocs sourds ébranlèrent la sphère bleutée. C’étaient des Confédérés, projetés dans les airs par Chris depuis le fond du couloir. Le jeune homme tenait quelque chose de brillant… Une plaquette en argent… celle qu’il avait récupérée à la Maison-Blanche. Ses bras semblaient striés de lignes d’un blanc aveuglant.

Une tempête de Don assaillit soudain Enya. Mais ce n’était ni pouvoir de Chris ni celui des Confédérés, alors qu’est-ce qui se passait? Elle se figea. Ferma les yeux. Et comprit. L’impression de maelström venait des étincelles de Don qui infusaient l’atmosphère. Loin au-dessus du bunker, les particules étaient violemment repoussées par un objet qui se déplaçait à toute vitesse.

L’étau qui enserrait sa poitrine se transforma en une boule de pics. Un missile arrivait droit sur eux. Voilà ce qui se passait.

Mais c’était impossible. L’engin aurait dû être arrêté par les couches de Don qui protégeaient le ciel, au-dessus du bunker, pourtant, il progressait toujours. Enya secoua la tête. Réfléchis, réfléchis. Mais aucune idée ne venait. Aussi solide qu’il soit, son bouclier n’était pas assez puissant, alors quoi?

Tout allait être réduit en miettes. Pas seulement le bunker, mais tout ce qui l’entourait: les écoles, les immeubles. Tout. Elle recommença à courir, tandis que les soldats, alertés via leurs oreillettes, commençaient à s’enfuir, paniqués.

Puis soudain, une certitude traversa la jeune fille, aussi fulgurante que si le bunker avait déjà explosé. Elle cria à Chris, qui la regardait depuis le fond du couloir, qu’un missile leur arrivait dessus. Accéléra. Mais un enchevêtrement de soldats inconscients ou morts l’empêchaient de passer. Alors, elle prit son élan et sauta en direction de Chris, qui fit de même.

Au moment où leurs mains se joignaient dans les airs, le missile explosa.

Note de l'autrice: Ok, j'avoue que j'ai beaucoup aimé imaginer le mini-rapprochement dans le placard.:P Je remercie aussi mes prélectrices pour m'avoir aidée à adoucir un peu Enya, en m'encourageant à expliquer dans ce chapitre pourquoi cette tête de mule avait l'air d'être en colère contre le monde entier. ^^ Quand au final...il ressemble un peu à celui du chapitre précédent hein? (Niark niark.) Il faut dire que l'image de Chris et d'Enya sautant l'un vers l'autre m'est apparue très précisément en tête. ;) Et n'ayez crainte, le chapitre suivant mettre fin à ce double cliffhanger. ;)