Transcendance
La pluie crépitait sur le sol, dégoulinait le long des feuilles et des troncs. L’air, saturé d’humidité, sentait l’humus et la sève. Le sol tapissé de feuilles mortes se gorgeait peu à peu d’eau, se transformant en tapis glissant. Dans la brume évanescente, Wen et ses compagnons arpentaient la forêt depuis plusieurs heures, aussi silencieux que des ombres. La Tiāncái stoppa soudain leur marche. Son ouïe douée captait un bruit anormal, une centaine de mètres plus loin. Les autres avaient aussi entendu. Dans leurs tenues brunes striées de vert, ils filèrent sans bruit, se glissèrent derrière des arbres.
Une voiture se matérialisa devant eux, comme par magie. Trop absorbé par sa conduite, son occupant, un homme aux rares cheveux, n’avait rien remarqué. Cet abruti de Néodoué n’avait pas conscience qu’il venait d’offrir l’emplacement du Far Carr sur un plateau. Derrière lui se dessinait désormais un portail en fer bas, entouré d’un long mur sinueux. L’intuition de Wen se confirmait: le domaine était protégé par un Jiāndū, un Oubli, comme le nommaient les Egaux. Personne ne pouvait trouver l’entrée à moins d’y être invité par son propriétaire - en l’occurrence, leur proie: Silyen Jardine. Nao n’avait pas pu leur donner son nom directement avant de mourir, mais il avait transmis assez d’indices pour qu’ils tirent les conclusions par eux-mêmes. Wen serra les dents en songeant que ce chien avait massacré leurs frères. Leurs noms flottèrent dans sa mémoire: Nao et Akira, si prometteurs… Personne n’avait cru que leur voyage en Grande-Bretagne leur coûterait la vie. Au moins, leur honneur allait être lavé ; aussi impressionnants soient les pouvoirs du Xiōngshǒu - du meurtrier -, ils seraient noyés dans le sang.
Alors que l’arrière de la voiture passait le portail, Wen profita de l’éblouissement d’un rayon de soleil sur l’habitacle. Elle lança un objet qui roula de l’autre côté de l’ouverture. Le conducteur ne remarqua rien et slaloma entre les arbres alors que le portail s’effaçait.
Wen laissa passer une dizaine de minutes, au cas où la voiture aurait fait demi-tour, puis elle battit discrètement en retraite et conduisit sa troupe dans leur repaire: une clairière, où ils se construisaient chaque nuit des abris en liant les troncs de jeunes arbres entre eux et en les recouvrant de feuilles mortes. Certains auraient trouvé un tel campement spartiate, mais aux yeux de la femme, c’était comme se retrouver à la maison. Pour les Tiāncái formés à la voie du guerrier, à Shaolin, la voix de la forêt était celle d’une vieille amie, tout comme les chuchotements du ciel, le souffle du vent, le pouvoir des plantes.
Le chant de la victoire crépitait dans les veines de Wen, enivrant, et le goût du sang à venir emplissait sa bouche d’une douce saveur. Le Xiōngshǒu était d’une négligence qui frôlait la stupidité. Le localiser n’avait pas été difficile : comme il avait certainement rallié à lui ceux qu’on appelait « les Néodoués » - mystérieusement disparus selon les informateurs du clan -, il avait suffi d’en localiser deux grâce aux détecteurs de Don développés par le Shaolin, puis de les suivre jusqu’ici – et Wen se maudissait encore de les avoir perdus dans la forêt à cause du Jiāndū, comme elle le comprenait désormais. Plusieurs jours d’attente avaient été nécessaires avant que cet autre Néodoué ne leur révèle la position du portail d’entrée.
- Je l’ai senti. Il est ici, annonça-t-elle aux autres, désignant le détecteur doué qu’elle avait agrafé au revers de sa veste.
Le Don du Xiōngshǒu était immense, environné d’autres Dons plus faibles, mais Wen se rembrunit soudain. Tout était décidément trop facile, cela ne ressemblait pas à l’Egal dont elle avait entendu parler: Silyen avait surgi de nulle part et tué Akira d’une simple pensée, puis il avait réussi à tenir sa langue face à Nao et à deux puissantes ex-Egales avant de s’échapper malgré les colliers de gruach et la solution chimique sensée le privé de son Don.
Pour la centième fois, la femme se demanda si ce n’était pas le Xiōngshǒu qui leur tendait un piège, mais l’occasion était trop belle et une deuxième ne se présenterait peut-être pas.
- Nous agirons dès que le Néodoué rentrera, annonça-t-elle.
Ils ne laisseraient ainsi aucune trace.
L’attente dura trois jours. Le Néodoué revint au domaine dans la même voiture, vers 22 heures. Ils agirent immédiatement, sortirent la corde de gruach qu’ils avaient fait passer illégalement grâce à un contact en Grande-Bretagne, profitant de la pagaille semée par les soldats confédérés. Comme des fantômes, ils étirèrent l’immense filin le long du mur invisible, guidés par le logiciel GPS que Wen avait jeté de l’autre côté du portail.
Lorsque la Tiāncái joignit les deux bouts de la corde, près d’une heure plus tard tant le domaine était immense, le Don protégeant Far Carr cessa d’agir et le portail devint visible, dix centimètres devant elle. Désormais, tous les occupants du manoir étaient eux aussi privés de leur Don. Les rares chants d’oiseau cessèrent aussitôt, la nature sembla retenir son souffle.
Les Tiāncái bondirent silencieusement de l’autre côté du mur en brique qui ondulait. Personne ne sortit du manoir, mais une fenêtre s’ouvrit ; un jeune homme aux cheveux blonds et au teint clair jeta des coups d’oeils paniqués dehors. La haine laboura l’estomac de Wen. Le Xiōngshǒu ne ressemblait pas à Silyen Jardine, cependant, elle se doutait qu’il aurait dissimulé son apparence. Elle imita le cri de la chouette à trois reprises pour donner le signal et se mit à courir, comptant les secondes dans sa tête. L’herbe était souple sous ses pieds, imprégnée d’humidité, relâchant sa lourde senteur dans l’air. Dix, neuf, huit, sept, six. En même temps que les autres, elle lança une sphère en direction du manoir, avec sa force de douée, puis recula à toute vitesse.
Trois secondes plus tard, elle était balayée comme un fétu de paille, alors que les bombes contenues dans les sphères explosaient simultanément.
Le monde se réduisit à un douloureux sifflement coloré de rouge et de noir.
Là où s’était dressé un majestueux manoir, il n’y avait plus que des décombres, enveloppés d’un linceul de fumée noire.
Akira et Nao avaient enfin été vengés.
L’honneur du clan était sauf.
Note de l'autrice Un petit chapitre à la fin explosive et un petit cliffhanger pour vous remercier de votre patience. :D On revient aux choses sérieuses^^ Je me suis documentée sur les ninjas, qui me fascinent depuis trèèèès longtemps, et j'avoue avoir effacé quelques informations lors de la relecture afin d'éviter des longueurs. ;) Merci de me lire, ça me fait toujours très plaisir! Hâte de poster la suite! On y repartira aux Etats-Confédérés, où l'action avance aussi à grand pas. Faudra vous cramponner, parce que vous ne vous attendrez pas non plus à la fin de ce nouveau chapitre. ^^