Transcendance
Une vibration tira Chris de son demi-sommeil. Il tourna la tête, les yeux embrumés, et identifia la source du dérangement: le téléphone d’Enya. La jeune fille regarda le numéro qui s’affichait, fronça les sourcils.
- Un problème ?
Enya se glissa à nouveau sous ses couvertures. Son matelas pneumatique émit des bruits absolument détestables, tandis qu’elle répondait:
- Non.
- Qui c’était?
- Personne.
- Alors c’est là que je vais commencer à m’inquiéter, insista Chris, qui abandonna définitivement l’idée de se rendormir.
Il était trois heures du matin et ils étaient tous les deux épuisés. Enya pianotait sur son ordinateur miniature depuis deux jours, cherchant à pirater le système de communication interne du gouvernement confédéré pour savoir où se trouvait Spencer Grailingstream. Mais malgré toutes ses connaissances, elle n’y était pas encore parvenue. Selon elle, ses échecs étaient dus à la technologie de pointe des États-Confédérés, qui mêlait Don et technologie.
Chris avait tenté un autre angle d’attaque: grâce à Dan, il avait contacté toutes les personnes susceptibles de lui transmettre discrètement la localisation de son père, sans leur dire que la demande venait de sa part. Il s’était heurté à un mur.
Il se retourna sur son oreiller et se concentra sur des problèmes plus immédiats. C’était bête, mais il voulait savoir qui avait appelé Enya, parce que jusqu’à maintenant, elle avait uniquement utilisé son téléphone pour contacter Rebecca Dawson.
- Qui t’a appelé? répéta-t-il.
- Ma vie privée ne regarde que moi.
- Sauf quand tu es en mission avec moi.
Enya soupira:
- Très bien. Et dis-toi bien que c’est parce que je ne veux pas que tu m’accuses d’être responsable de ta future nuit blanche. C’étaient mes parents. Fin de la discussion.
C’était drôle. Enya paraissait si mature, sûre d’elle, que Chris n’avait jamais tellement pensé à ses parents.
- Qu’est-ce qu’ils t’ont fait pour que tu ne leur répondes même pas?
- J’ai dit : fin de la discussion, répondit Enya en se tournant contre le mur.
Chris soupira le plus bruyamment possible. Puis il se mit à parler à mi-voix dans le noir:
- Et toi, tu n’as pas grandi avec mon père. Pff, je me sentais toujours à côté de la plaque avec lui. Il n’en avait que pour mon frère. C’était Axel par-ci, Axel par-là. Moi, j’aurais aussi bien pu être invisible. Jusqu’au jour où je me suis rendu compte que ce n’était pas moi, le problème. Et alors, c’est lui que j’ai commencé à détester… Tout ça pour te dire que… Quoiqu’il se soit passé avec tes parents, je doute que tu aies eu un père comme le mien. Alors essaie de leur donner une chance.
Enya ne répondit rien et Chris resta les yeux grands ouverts, cherchant un sommeil qui ne vint pas. Les deux bougies qu’il avait allumées la veille pour Max et Nils, hommage si dérisoire, dansaient dans sa mémoire.
Alors qu’une pluie fine endeuillait les environs de l’immeuble, une lueur d’espoir apparut le lendemain. Ce fut le téléphone de Chris qui sonna. Il eut du mal à croire qui était son interlocuteur: Zachary Nicholson, son percepteur:
- Chris, est-ce que tu vas bien? demanda-t-il d’une voix précipitée et très basse, comme s’il avait peur d’être surpris. Je ne me pardonnerai jamais ce qui est arrivé à la Maison-Blanche. Je te promets que ce n’est pas moi qui ai alerté les gardes, tu dois me croire. Je n’aurais jamais fait une chose pareille. (Puis comme Chris restait silencieux, il ajouta). Ne t’inquiètes pas, la ligne avec laquelle je t’appelle est sécurisée. Personne ne pourra la tracer… Tu m’as posé une question, ce soir-là. Je n’ai pas eu le temps de te répondre, mais maintenant, je peux te le dire.
Selon le précepteur, Spencer et Axel étaient au bunker de Clearwather. Ils s’y seraient apparemment cloîtrés à cause de Luke, ne sachant pas de quoi il était capable. Pourquoi Chris n’y avait-il pas pensé plus tôt? Ce truc avait été conçu pour abriter l’état-major confédéré, en cas de besoin. Puis il y eut un bruit de fond, comme si quelqu’un approchait, et Zachary Nicholson raccrocha précipitamment. Chris se tourna vers Enya.
Ils avaient enfin une piste.
Ils ne partirent pas tout de suite. La jeune fille se lança dans une diatribe interminable pour prouver que le précepteur n’était pas digne de confiance, persuadée qu’il avait lancé l’alerte à la Maison-Blanche en déplaçant un cadre sur sa table de nuit, ce qui aurait actionné une alarme à distance. Chris écarta cette accusation, car il voulait désespérément croire à la sincérité de son vieux précepteur, mais concéda une demi-journée supplémentaire à Enya. Si elle arriva à confirmer que des communications partaient régulièrement de Clearwather, elle n’arriva pas à craquer leur contenu. Ne restait qu’une seule option: aller en repérage sur place.
Le plus dur fut de cacher leur projet à Dan. Le jeune homme ne les aidait pas: depuis leur arrivée, il posait mille et une questions, jacassait à tort et à travers et avait exprimé toutes les hypothèses qui lui passaient par la tête concernant la localisation du père de Chris. On aurait dit que tout cela n’était qu’un jeu pour lui. Il y avait autre chose : depuis qu’il savait qu’Enya n’était pas la petite amie de Chris, il la draguait lourdement, apparemment séduit par son caractère direct. Plus elle le rembarrait, plus il insistait. Cela dit, elle ne lui avait pas encore envoyé son poing dans la figure, ce qui était plutôt surprenant.
Chris ne fut pas fâché de retrouver l’air frais de l’extérieur. Lui et Enya s’étaient enveloppés dans deux épaisses vestes prêtées par Dan. Ils avaient relevé leurs capuchons et Chris, qui avait laissé pousser sa barbe, espérait que cela suffirait à passer incognito. Mais les habitants des Etats-Confédérés ignoraient qu’il était de retour, ils ne s’attendraient donc pas à le voir.
Le bunker Clearwather n’était qu’à une heure de taxi. Le petit immeuble sous lequel se trouvait l’entrée était banal, abritant manifestement une entreprise de logistique. C’était malin: des camions pouvaient ainsi amener du matériel, des hommes ou du ravitaillement en toute discrétion. Un peu plus loin se trouvaient plusieurs crèches et une école primaire. C’était tout aussi astucieux: qui penserait qu’un QG gouvernemental se trouvait là? Enya ficha discrètement une nano caméra sur l’un des murs en face de l’immeuble, faisant mine de rattacher sa chaussure. C’était de la technologie rawena, totalement indétectable, qu’on l’avait autorisée à emmener, et ça restait plus discret que de faire le pied de grue dans la rue.
De retour chez Dan, ils passèrent les heures suivantes à observer les images, envoyées directement par la caméra sur l’ordinateur d’Enya, autrement dit, un ballet de camions. Personne ne rentra dans l’immeuble, mais quelqu’un en sortit vers 22h. Une femme au carré blanc strict. Chris étouffa une exclamation. C’était Alicia Pratt, la ministre des Affaires étrangères. Le jeune homme en fut si excité qu’il projeta de la sauce à salade partout - Enya ayant réussi le tour de force de leur faire abandonner leur régime de burgers et de pizzas, à Dan et lui, pour quelque chose de plus vert et de plus sain.
Entendant des pas sur les escaliers, tous deux dissimulèrent promptement l’ordinateur. Dan arrivait.
- On y va demain, décida Chris, lorsqu’ils se furent étendus sur leur matelas, prétextant une grosse fatigue pour écarter son ami.
- Je n’aime pas ça, c’est trop simple, grogna Enya, en tirant son sac de couchage sur elle.
Chris serra les lèvres.
- On n’a qu’à attendre qu’une deuxième personne sorte de cet immeuble, voilà tout.
- Si seulement j’arrivais à pirater leurs communications internes…
Fulminant apparemment contre elle-même, elle se leva dans un grincement de matelas et alla se servir un verre d’eau, s’accoudant à l’évier avant de le porter à ses lèvres. Chris la fixa. Elle n’arrivait pas vraiment à l’exaspérer, elle n’y arriverait jamais, sauf quand elle lui faisait des réflexions mal placées. Il observa la manière dont la lampe du plafond faisait scintiller sa chevelure, passer ses yeux de brun foncé à miel. Dire qu’il avait pensé ne plus jamais la revoir.
Il était temps de crever l’abcès. Il rassemblait son courage depuis plusieurs jours déjà.
- Tu essaies de gagner du temps, n’est-ce pas? Enya se tourna brusquement vers lui:
- Qu’est-ce que tu racontes?
- Axel. Tu as peur de le revoir. Parce que si on trouve mon père, on trouvera aussi mon frère.
Enya laissa échapper un petit rire. Mais il sonnait trop faux pour être honnête et Chris ne fut pas dupe. Il avait visé juste, songea-t-il en sentant son cœur le tirailler.
- C’est pour ça que tu te comportes comme ça avec moi, poursuivit-il en se levant à son tour. Non, arrête, laisse-moi parler. Tu sais que j’ai raison. Tu me fais payer parce que le simple fait de me voir te rappelle mon frère. Tu es injuste! Et le pire, c’est que tu le sais!
- Stop! lança Enya, juste assez doucement pour ne pas réveiller Dan.
Mais Chris n’arrivait plus à s’arrêter. Une assurance qu’il ne comprenait pas s’était emparée de lui. Il se leva et s’approcha de la jeune fille, toujours appuyée contre l’évier. Un sentiment qui ressemblait à de la colère enflait dans sa poitrine.
- Ah oui? J’ai tort? gronda-t-il à voix basse. Explique-moi pourquoi tu avais cette expression quand tu es entrée à la Maison-Blanche? Tu pensais que je ne l’avais pas remarqué? Et dans sa chambre… C’était encore pire!
Il était tout près d’elle désormais. A quelques centimètres. Plus proche qu’il ne l’avait jamais été durant toute sa vie, sauf lorsqu’ils avaient été projetés ensemble à travers le couloir de la Maison-Blanche. Il voyait chacun de ses cils, l’éclat de fureur au fond de ses pupilles.
- Il m’a quittée Chris! Voilà! C’était ce que tu voulais entendre? Si tu voulais remuer le couteau dans la plaie, tu as réussi! Bravo!
D’un geste impulsif, Chris posa une main sur la joue. Elle frémit, se dégagea furieusement, mais resta face à lui, redressant le menton. Le jeune homme se troubla. Se rappela de l’Enya qu’il avait connue à l’époque, quand elle sortait avec son frère. Elle avait les cheveux blonds coupés au carré, était plus enjouée, moins amère.
- J’avais réussi à tourner la page! siffla-t-elle. Et voilà que tu débarques dans ma vie et que le gouvernement britannique m’ordonne de t’aider à trouver ton père! Comment est-ce que j’aurais pu réagir autrement?
Des larmes perlaient de ses paupières et brusquement Chris s’en voulut. Elle semblait à bout de nerfs, commençait à trembler. Il recula, ne sachant plus quoi faire. Puis il s’aperçut avec horreur qu’il disait:
- Tu sais, je n’ai jamais compris pourquoi tu avais choisi Axel. J’ai vu la façon dont il te traitait, quand vous veniez à la Maison-Blanche. Il n’a jamais pris ta défense devant mon père. Il… il ne te méritait pas.
Enya papillonna des paupières, comme s’il l’avait déstabilisée. Mais elle se reprit aussitôt :
- Chris, l’amour n’a pas de bouton on/off sur lequel tu peux appuyer quand ça t’arrange ! OK, il avait parfois des sautes d’humeur, mais tout le monde en a. Axel était génial… Et il avait peur de ton père, si tu veux tout savoir. Mais je n’ai jamais… (Elle se prit la tête dans les mains, puis cracha ses phrases comme si elle les arrachait de sa gorge.) Je n’ai jamais compris pourquoi il m’avait abandonnée. Je suis sûre que c’est à cause de ton père, il n’a jamais pu m’encadrer, il a peut-être découvert que j’avais travaillé pour les services secrets. Mais j’avais raccroché avec tout ça, Axel ne s’imaginait quand même pas que… Tout… tout allait tellement bien entre nous!
Autant de mots qui se fichaient dans le torse de Chris. Il avait l’impression d’inspirer un air rempli d’aiguilles.
- Et toi, tu n’as jamais pu l’oublier, répliqua-t-il d’une voix très basse. C’est pour ça que tu ne voulais pas venir.
Enya ne répondit rien. Son silence sonnait comme un aveu.
- Et moi qui étais content que tu m’accompagnes, parce que s’il y a une personne qui réussit tout ce qu’elle fait, c’est bien toi.
Cette fois, la jeune fille laissa échapper un petit ricanement en secouant la tête:
- C’est donc comme ça que tu me vois? Sache que j’ai rarement senti une mission m’échapper à ce point... Je ne suis pas à ma place…
- Et c’est à celui qui a trahi son pays que tu dis ça.
La tension dans la pièce baissa d’un cran et un faible sourire se dessina sur les lèvres de la jeune fille.
- Tu m’expliqueras un jour ce que tu as vraiment voulu dire? poursuivit Chris. Parce que ça va beaucoup plus loin que de ne pas te sentir à ta place pour cette mission, pas vrai?
Enya resta interdite, et il sut qu’il l’avait percée à jour. Il avait toujours senti quelque chose d’étrange chez elle: elle était belle, intelligente, charismatique, bref, elle avait toutes les qualités possibles - excepté son fichu caractère et sa mauvaise foi - et pourtant, elle avait l’air de ne pas s’en rendre compte, comme si elle était constamment en décalage avec le reste du monde. Cela expliquait peut-être la tristesse sourde qui traversait parfois ses iris. On ne l’apercevait pas tout de suite, c’était un peu comme fixer un paysage avant de remarquer une montagne dans l’arrière-plan, si pâle qu’elle se confondait avec le ciel. Enya se donnait aussi beaucoup de mal à cacher son côté altruiste. Et plusieurs fois, elle avait montré une sagesse étonnante pour son âge, parce qu’après tout, elle n’avait que quelques années de plus que Chris.
En attendant, la jeune fille serrait si fort les poings que ses phalanges étaient devenues blanches.
- Tu ne comprends pas. Il m’est arrivé quelque chose, quand j’étais petite et depuis, je… Je ne me suis plus jamais sentie nulle part chez moi, à part… (Sa voix vacilla, puis elle dit, comme si elle devait expulser les mots de sa bouche.) … à part à la Maison-Blanche. Avec ton frère.
Chris comprenait mieux sa douleur, désormais, et sa colère reflua. Toucher du bout des doigts un bonheur perdu était une illusion cruelle, ça devait réellement être horrible pour Enya. Il n’aurait pas dû proposer qu’elle participe à cette mission, si seulement il avait su! Bon sang, c’était comme s’il l’avait poussée pieds nus sur une route hérissée de briques de verre.
Ce fut à ce moment-là que Dan ouvrit la porte de sa chambre, la bouche ouverte en énorme bâillement.
- Hé, c’est quoi ce boucan! En plus, je faisais un rêve de dingue! Dina Matravers et Kim Keilashan s’engueulaient pour savoir avec laquelle j’allais coucher avec en premier! J’allais décider de la gagnante!
Puis il se rendit compte que l’expression d’Enya. Quant à Chris, il réalisa qu’il était quasiment plaqué contre la jeune fille, comme s’il venait de l’embrasser. Il recula précipitamment.
Note de l’autrice : C’est un des chapitres que je me réjouissais le plus d’écrire ! J’avais hâte de cette confrontation entre Chris et Enya, où l’on comprend peu à peu les motivations et le passé de chacun. Et avouez que vous avez dû apprécier que Chris rabatte enfin le caquet d’Enya. L’histoire n’est pas finie…