Transcendance
Les paupières d’Enya papillonnèrent. Elle vit un visage flou, au-dessus d’elle, aux mèches blond sable. Ces yeux, cette couleur de cheveux… D’un coup de poing mental, elle renvoya ses souvenirs dans le ring de sa mémoire, les remplaçant par le soulagement. Chris était vivant. Puis elle remarqua une légère vibration, constata qu’il y avait une sorte de plafond gris. Ils devaient être dans une voiture.
- J’ai loupé quelque chose, on dirait, commenta-t-elle.
Chris eut un pâle sourire.
- Carrément, ouais.
Elle apprit qu’elle l’avait poussé hors de la Maison-Blanche juste à temps: l’air frais l’avait suffisamment réveillé pour qu’il la tire dehors, avant de la porter jusqu’à la voiture d’amis de Rebecca Dawson. Sven et Magda les avaient hébergés durant plusieurs jours. Enya n’en avait aucun souvenir, bien sûr, puisqu’elle était restée inconsciente jusqu’à ce que son corps purge la toxine qu’elle avait inhalée. Ensuite, comme la police avait commencé à faire des descentes chez tous les sympathisants britanniques, Chris avait opté pour un plan C: ils étaient en route pour un autre refuge, où personne ne penserait à les chercher.
- Et Max? Nils ? demanda Enya.
Chris secoua la tête. Ce fut comme un coup de poing, accompagné du goût amer de la culpabilité. Oh non. Non, non, non. Enya se mordit la langue jusqu’au sang, incapable d’accepter l’inacceptable, tandis que la valse inutile des « et si.. ? » envahissait son esprit. Mais nier la réalité était inutile. Elle n’avait pas réussi à protéger ces hommes, c’était aussi simple que ça. Quand elle avait revu Chris pour la première fois, son passé aux Etats-Conférédés lui avait explosé à la figure et depuis, ses souvenirs l’aveuglaient. C’était comme si une partie d’elle-même était en train de se briser. Et le pire, c’était ce doute qui l’habitait, le même qui l’avait rendue si timide et gauche à l’adolescence. Quelle ironie ! Dire que son maître lui confiait des missions les yeux fermés, dans le monde des rawenas. Elle n’était désormais plus que l’ombre d’elle-même. Plutôt que de faire comme si tout allait bien, elle aurait dû reconnaître qu’elle n’était pas capable de retourner aux Etats-Confédérés. Hayden y serait allé à sa place et aurait su prendre les bonnes décisions. Ou alors, il aurait fallu annuler cette mission foireuse, à la place de penser qu’ils avaient une chance. Maudite fierté personnelle !
Deux larmes brûlantes faillirent déborder des yeux d’Enya, qui songea que la seule bonne nouvelle était qu’une espèce de dôme défensif était apparu en Grande-Bretagne. Mais ça n’était pas vraiment une victoire, juste un répit, selon Luke.
Et maintenant, ils allaient se réfugier chez un ami d’enfance de Chris, le seul qui lui restait encore, étant donné qu’après la mort de sa mère, Spencer Grailingstream avait décidé qu’il ne devait fréquenter que des Doués.
- Quelqu’un sait que vous avez gardé contact? demanda Enya.
- Tu imagines bien que je n’ai rien dit à mon père, ni à qui que ce soit.
Bien, il faudrait sans doute s’en contenter, parce qu’Enya n’avait pas d’autre plan à sortir de son chapeau.
La voiture s’arrêta et ils descendirent devant une rangée de petits immeubles aux façades orangées. L’expression de Dan Knighton, lorsqu’il vit Chris et Enya, aurait été comique dans un autre contexte.
- Rentrez vite, fit-il, refermant sa bouche ouverte en un « O » de surprise.
Ils arrivèrent devant une chambre d’étudiant qui avait l’air d’avoir subi une explosion. Des vêtements étaient entassés partout, une pile de vaisselle sale dépassait de l’évier et des cahiers remplis de formules chimiques tapissaient le sol. Enya crut même discerner un préservatif usagé dans la poubelle. Charmant.
- Euh, désolé, ne faites pas attention au désordre, fit Dan en prenant les vêtements par poignée et en les jetant sur le lit.
- Est-ce que cet endroit est sûr? demanda Chris.
- Sûr? C’est un des immeubles d’étudiants les plus sécurisés de tout Washington. Il y a même des alarmes douées, mon vieux. (Puis il jeta un coup d’œil à Enya et lui fit un grand sourire). Enchanté. (Il reporta son regard sur Chris.) Vous êtes ensemble?
A la grande surprise d’Enya, Chris se mit à bafouiller:
- Oh! Non. C’est euh… une amie.
- Je m’appelle Enya, le coupa la jeune fille en s’avançant vers Dan et en lui tendant la main.
Lorsqu’il la serra, elle verrouilla ses doigts pour l’empêcher de se dégager et ferma les yeux. Son esprit était clair, ouvert et joyeux comme une fête foraine. Elle n’y trouva aucune trace de Réserve, de Silence ou de trahison envers Chris. Ce dernier n’avait pas menti: son père ignorait qu’ils étaient tous deux restés en contact.
Elle rouvrit les yeux.
- T’es malade ou quoi!? Qu’est-ce que tu m’as fait? lui postillonna Dan Knighton en pleine figure.
Même s’il avait bandé ses muscles, l’effet était gâché par sa tête, qui rappelait celle d’une tortue, pour on ne savait quelle raison.
- Rien de mortel. Je suis simplement prudente, répliqua Enya en lançant un regard lourd de sens à Chris. C’est tout bon, nous n’avons rien à craindre.
- Mais évidemment que vous n’avez rien à craindre!
Enya sentit Chris la prendre par les épaules pour la tirer en arrière, tout en se confondant en excuses auprès de son ami. Puis il demanda :
- Dan, est-ce que tu sais où sont mon père et mon frère?
- Aucune idée. Ils sont pas à la Maison-Blanche?
Enya soupira intérieurement en tirant les rideaux. Elle ne savait pas pourquoi elle avait espéré une autre réponse. Mais déjà, Dan lançait à Chris :
- Et toi, pourquoi tu es revenu ? Parce qu’aux dernières nouvelles, tu nous as trahis… À moins que cette histoire de lavage de cerveau soit vraie et que tu te sois libéré ?
- Tu penses que cette guerre est juste? répliqua le jeune homme.
Dan parut mal à l’aise. Il se mit à triturer la couverture d’un cahier, haussa les épaules.
- Dan, est-ce que j’ai l’air d’avoir subi un lavage de cerveau? insista Chris. Mon père s’est servi de moi pour déclencher cette guerre. Et quand j’ai retrouvé mon Don, il a simplement raconté que les Britanniques m’avaient emprisonné.
L’argument parut porter.
- Ok. Mais il faudra que tu me racontes tout depuis le début, mon pote!
C’est à ce moment-là que l’estomac de Chris émit un gargouillement sonore. Dan jeta un coup d’œil à ses placards, ouvrit un frigo aux étagères quasiment vide et décréta qu’ils allaient commander des pizzas, avant d’aller dans sa chambre pour prévenir ses parents qu’il ne rentrerait pas le week-end.
Enya et Chris se retrouvèrent seuls dans le salon.
- Désolé pour le fiasco, à la Maison-Blanche, lâcha Chris sans regarder Enya.
- La prochaine fois, écoute ce que je te dis. Nous avons de la chance d’être toujours en vie, grommela la jeune fille en se servant un verre d’eau.
Il y eut un silence. Surprise, Enya tourna la tête et vit une expression sincèrement blessée sur le visage de Chris.
- Je peux savoir pourquoi tu es aussi agressive avec moi? Je culpabilise comme un dingue, si tu veux tout savoir. Tu aimerais que je te dise que tout est ma faute ? Alors OK, tout est de ma faute.
Oh.
- Je ne suis pas agressive.
- Magnifique, ça veut dire que tu ne t’en rends même compte. Tu ne ressembles plus du tout à la Enya que j’ai connue, lâcha Chris.
La jeune fille ravala un éclat de rire acide. Elle brûlait de rappeler que tout était effectivement de la faute de Chris, du moins en partie, mais elle n’avait pas à lui faire porter sa propre culpabilité. Restait qu’elle n’allait pas lui faire le plaisir de s’excuser.
Une vague de souffrance la traversa soudain. Elle revit son vol plané le long du couloir, qui s’était douloureusement achevé contre la porte du petit salon sans qu’elle ait eu le réflexe de rendre son bouclier élastique. Chris l’avait ensuite emboutie et la porte s’était brisée. Pas étonnant que son épaule et son dos la fassent souffrir. Elle grimaça et chercha à palper ses omoplates, puis toucha ses côtes.
- J’ai essayé de réparer ça, mais j’ai peut-être été un peu trop rapide. Laisse-moi voir, demanda Chris, dont le ton avait changé du tout au tout.
- Ça va, lâcha Enya, les dents serrées.
Mais Chris la força à s’allonger sur le canapé et à enlever sa veste. Elle sentit qu’il soulevait délicatement son pull thermique jusqu’à son aisselle.
- Hmm, la guérison n’a jamais été un de mes points forts, lâcha-t-il, tandis qu’Enya lâchait un petit cri de douleur alors qu’il appuyait sur son flanc. Désolé. Oh la la. Ta peau est toujours dans un sale état, ça varie entre vert, jaune et violet.
C’est à ce moment-là que Dan revint dans le salon.
- Oh, je vous laisse, fit-il en battant aussitôt en retraite.
Enya ferma les yeux, consternée, tandis que Chris achevait son inspection sans faire de commentaires.
- Hmm, c’est bien ce que je disais, je suis allé un peu vite, finit-il par dire. Hé, stop ! Ne bouge pas! Tu as envie d’aller mieux, ou pas?
Enya retomba sur le fauteuil. Elle était encore épuisée et réunir suffisamment d’étincelles de Don flottant dans cette pièce aurait été déraisonnable. Alors elle se laissa faire et tressaillit lorsque le pouvoir de Chris palpita dans ses veines, puis se répandit lentement sous sa peau, propageant une sensation beaucoup trop agréable dans ses côtes. L’anesthésie. C’était un équivalent de l’anesthésie. Ses yeux se fermèrent à moitié, comme ceux d’un chat prenant un bain de soleil. Il était si facile de se laisser submerger, de succomber à cette torpeur envoûtante. Elle avait déjà ressenti cette sensation. Ici. Dans ce pays, avec quelqu’un d’autre. Cela semblait remonter à des siècles. Non, non! Elle se débattit mentalement, se raccrocha à la première pensée venue:
- Silyen t’a redonné exactement le même Don? Comme celui que tu avais avant ?
Depuis que Silyen avait « perdu » ses pouvoirs, la Réserve qui empêchait de l’évoquer avait disparu. La réponse tarda à venir. Dans le silence frémissant, Enya senti les doigts de Chris se poser sur son flanc, effleurer doucement sa peau. Son corps se contracta, mais elle garda le silence. Le jeune homme voulait sûrement s’assurer que, cette fois, la côte s’était bien ressoudée.
- Oui, c’est à peu près le même… (Un silence, puis Chris s’exclama d’une voix plus forte, comme s’il venait brusquement de penser à quelque chose). Je ne t’ai pas demandé, mais ce Doué, celui qui a ouvert le portail, c’est Silyen qui a changé son apparence?
Enya hésita brièvement. Puis elle soupira. Chris avait le droit de savoir, et la Réserve imposée par Gavar l’empêcherait de toute façon d’en parler.
- C’est Luke Hadley. Il a pris son Don à Silyen.
- Quoi? Tu plaisantes…
La pression des doigts de Chris disparut, comme si le jeune homme s’était brusquement redressé. Le Don reflua aussitôt. Une sensation de vide prit Enya à la gorge, qui, surprise, la sentit refluer petit à petit.
- Si c’était Silyen, tu crois qu’il nous aurait aidés? grommela-t-elle en se redressant sur un coude.
Elle rabattit son pull d’un geste brusque puis se leva, constatant avec plaisir que ses côtes ne la faisaient plus du tout souffrir. Chris se mordillait les lèvres, le regard dans le vague, tentant de comprendre ce que ce retournement de situation impliquait. Qu’il réfléchisse. De son côté, elle devait trouver comment mener cette mission à bien, parce que maintenant, non seulement Spencer Grailinsgtream savait que son fils était de retour, mais ils n’avaient aucune idée de l’endroit où le débusquer.
Note de l'autrice: avant de poster ce chapitre, j'ai mieux détaillé les pensées et émotions d'Enya, car je voulais creuser ce personnage dans ce tome 5. Vous découvrirez ainsi petit à petit ce qui se cache sous son vernis. Et promiiiis, vous saurez tout sur son mystérieux passé aux Etats-Confédérés dans le chapitre suivant. :D Il y a déjà quelques indices dans ce chapitre-ci, donc vous avez peut-être déjà deviné, qui sait?
PS: la deuxième illustration de Nikkin, le personnage que vous avez découvert au chapitre précédent, attendra encore un peu, car j'ai privilégié un dessin de Chris blasé ou triste (après avoir demandé divers avis, je n'ai pas encore réussi à trancher). Il m'a fallu trois essais pour que je sois satisfaite du dessin. ^^ Pour le voir, c'est par ici, sur le topic dévolu à cette fic: https://forum.fanfictions.fr/t/les-puissants-les-puissants-tome-5-transcendance/5434/41