Transcendance
Les prédictions de Gavar se réalisèrent. Dès qu’il arrêta d’utiliser le heaume sentient, Luke s’effondra. Une tristesse et une impuissance infinie se fichèrent en lui, le transperçant jusqu’aux os, et il n’eut même plus la force de se lever, ses émotions le clouant au lit aussi efficacement qu’une grippe carabinée. Parfois, la souffrance était si forte qu’il se roulait en boule, les dents serrées. Les autres pensèrent qu’il était effectivement malade et Coira resta de longues heures à son chevet. Elle n’était pas dupe, voyant que le mal était uniquement psychologique, et le serra plusieurs fois dans ses bras avant de lui amener tout ce qui pourrait lui faire plaisir : un Mac Do, une grosse part de tarte au chocolat, un téléphone pour parler avec les Renie, Tilda et Hilda, ses anciennes compères du Club de Millmoor.
Les nouvelles de la vie au manoir étaient comme un baume rafraîchissant: Coira raconta les échanges d’anthologie entre Gavar et Steve, les progrès de Laura et de Thibaut, qui avaient enfin arrêté d’être terrorisés par leur Don ou les exploits de Soraya, dont la sauce tomate explosa littéralement durant la cuisson, barbouillant le mur et le sol de taches rouges.
Cette gentillesse faisait remonter des sensations que Luke avait crues disparues. Quand ils étaient tous les deux emprisonnés à Eilean Dòchais, il était tombé sous le charme de Coira, si courageuse et responsable. Il avait même cru, dans un instant de folie, que ses sentiments étaient partagés. Ça n’avait pas été le cas, bien sûr. Et puis, c’était de l’histoire ancienne puisqu’il s’était attaché à Silyen… Alors tout aurait dû être clair, non ? Pourtant, il ne pouvait parfois s’empêcher de rougir ou de sentir son cœur battre plus fort. C’était absurde, complètement absurde, alors il chassa ces émotions gênantes, les enfermant à triple tour au fond de son esprit.
Enfin, quelques jours plus tard, il réussit à se lever. Son énergie n’était pas revenue, mais au moins, il ne se sentait plus sur le point de fondre en larmes toutes les cinq minutes. Tout ça pour s’apercevoir que le monde extérieur était passé d’agité à survolté. Les chaînes d’infos en direct parlaient toutes d’une spectaculaire explosion, probablement d’origine douée, dans une zone industrielle. Un Doué confédéré qui retenait une famille de Bath en otage avait été pulvérisé, tout comme une usine entière. Et le père avait péri dans l’incendie.
Luke créa immédiatement un portail. Il déboucha dans une tempête de fumée, puant le feu et la cendre. Ses sens hurlèrent, faisant monter une bouffée de panique. Tu ne risques rien, il faut juste te réhabituer, s’ordonna-t-il mentalement avant de régler son ouïe, sa vue et son odorat, puis de plonger dans le monde clair-obscur du Don. Ce qu’il cherchait se trouvait au-delà du chaos et des tourbillons de fumée noire. Oui, là-bas au fond ! Une silhouette irradiant de Don !
Il prit son élan et décolla. Le vol fut un peu incertain, comme s’il y avait des trous d’air, ou que le Don avait des ratés. Sa confiance en lui faisait à nouveau des siennes depuis qu’il avait abandonné ce fichu heaume sentient, songea Luke. Heureusement, il réussit à contrôler sa trajectoire pour atterrir juste devant la silhouette, entièrement vêtue de noir, capuche rabattue sur le visage.
Lorsqu’elle le vit, celle-ci bifurqua à gauche, s’engageant dans une mince ruelle entre deux gros bâtiments. Luke sprinta. Son Don améliorait sa rapidité, mais au moment où il tendait la main pour agripper le pull du fuyard, ce dernier se retourna. Une immense pression enfla si rapidement que Luke faillit réagir trop tard. Son bouclier doué réussit tout juste à repousser l’énorme vague de pouvoir, qui percuta les murs des deux usines. Les briques explosèrent.
Le Doué en profita pour se remettre à courir. Luke dissipa alors les molécules d’oxygène autour de sa tête. L’effet fut immédiat: l’inconnu s’arrêta net, mais il essaya quand même de contre-attaquer. Sauf que Luke en avait vu d’autres, à Millmoor, et c’était sans compter sur ses réflexes doués. Il esquiva facilement, fit un croche-pied à son adversaire, qui tomba dans une flaque d’eau et s’écria :
- Laisse-moi tranquille!
Une voix indéniablement masculine. Sous le capuchon, on ne voyait qu’une peau pâle et des joues rougies par la colère. L’inconnu se redressa, lança un poing en avant avec une force surprenante. Il en fallait plus que ça pour mettre Luke KO, qui fit fondre l’asphalte, collant les baskets de l’autre au sol. Un petit « truc » qu’il avait imaginé lors de ses longues heures d’insomnies.
- Je veux juste te parler! lança-t-il.
- Moi pas ! Fous-moi la paix, Alexis!
Luke en fut si surpris qu’il resta bouche bée.
- Quoi? fit l’autre. Le monde entier te connaît. Alors merci de t’être donné la peine de prendre de mes nouvelles, mais je me débrouille très bien sans toi. A part si tu peux m’enlever cette saleté de Don…
Sur ces mots, l’inconnu s’accroupit et enleva rapidement ses baskets.
Pas question de le laisser s’enfuir à nouveau. Alors Luke créa un bouclier et se rua sur lui, le plaquant contre le mur.
- Je ne peux pas te l’enlever, mais je peux t’aider à le contrôler, siffla-t-il, les dents serrées.
Il sentait le pouvoir de l’autre rugir comme un animal sauvage, cherchant à se déchaîner contre lui. L’air vibra et les vitres des usines explosèrent. Alors qu’une pluie d’éclats de verre fendait le ciel, Luke se hâta d’étendre son bouclier.
L’inconnu, qui se débattait avec l’énergie du désespoir, fit tomber son capuchon sans faire exprès.
Luke ne s’était pas attendu à ça.
C’était un adolescent de son âge, avec des cheveux brun foncé et raides qui lui chatouillaient la nuque. Sa peau était si pâle qu’elle semblait translucide. Un anneau traversait son nez, des piercings brillaient à son arcade et sa lèvre inférieure, tandis que des bijoux pendaient à ses oreilles. Mais cette allure rebelle était gâchée par ses yeux, qui faisaient penser à ceux d’une biche, songea absurdement Luke, même si l’inconnu s’efforçait visiblement d’y injecter toute sa colère.
- Je contrôle très bien mon pouvoir. (Le Doué avait dit ce mot comme s’il allait vomir.) Lâche-moi, bordel!
Luke le plaqua derechef contre le mur.
- Tu as fait exploser une usine par erreur! C’est ça que tu appelles te contrôler? Je veux juste t’aider! Il y en a d’autres comme toi…
L’inconnu éclata d’un rire mauvais.
- Non merci. Lâche-moi, maintenant!
Bon, Luke n’avait plus le choix. Il appliqua ses doigts sur la tempe du jeune homme, qui perdit instantanément connaissance. C’était une des choses qu’il savait le mieux faire depuis qu’il endormait des escouades confédérées entières. Luke, le marchand de sable aurait dit Silyen avec sa voix moqueuse. Quel glorieux titre!
Il créa une porte, souleva le Néodoué et revint à Far Carr. Le garçon était aussi léger qu’un oiseau, nota-t-il en le posant sur le lit d’une des chambres. Évanoui, il avait perdu son air féroce et ressemblait à un banal adolescent, flottant dans son blouson de cuir. Il l’observa un peu plus attentivement, s’attarda sur son jean noir élimé muni d’au moins une douzaine de poches et sur sa ceinture cloutée, à laquelle pendait une chaîne décorée d’une tête de mort. Poursuivant son examen, Luke nota que sa coupe de cheveux aurait eu besoin d’un bon rafraîchissement. Et puis, il y avait l'odeur...vraiment épouvantable!
Malgré son mauvais caractère et son besoin immédiat de douche, l’inconnu avait toute son admiration. Il s’était débrouillé pour échapper au gouvernement confédéré, qui pensait avoir raflé tous les Néodoués, et avait défendu la Grande-Bretagne comme il le pouvait. Luke se souvint des avions détruits en plein vol pendant l’attaque de l’aérodrome de Brize Norton, sans doute par cet adolescent. Restait qu’avec une telle puissance, impossible de le laisser se balader en Grande-Bretagne sans le former.
Luke alla prévenir Hayden et Coira, qu’il interrompit en plein éclat de rire. La colère l’envahit, brusquement, inexplicablement. Puis elle repartit aussi vite qu’elle était arrivée. Bon sang, qu’est-ce qui lui arrivait? Abi aurait sûrement eu un avis sur la question, mais elle n’était pas là, et il avait d’autres soucis en tête, se raisonna-t-il quand il revint dans la chambre.
L’inconnu dormait toujours. Il se réveilla après une simple impulsion douée. Ouvrit de grands yeux, où la peur le disputait à la colère. Bondit hors du lit. Actionna la poignée de la porte, qui était évidemment fermée à clé. Le Don afflua aussitôt dans ses poings, menaçant.
- Tu ne pourras pas t’en servir. J’ai créé un bouclier autour de toi, avertit Luke. Écoute, je sais que tu as peur. Je ne t’explique pas mon état quand j’ai compris que j’avais le Don. C’est normal.
- Qu’est-ce que tu n'as pas compris quand je t’ai dit de me ficher la paix? cracha l’autre, regardant dans toutes les directions, comme un chat aux abois.
Luke tenta de prendre sur lui:
- Je suis comme toi, OK? Je te demande juste de regarder ça.
Il sortit son téléphone, se connecta à une des chaînes nationales et trouva rapidement ce qu’il cherchait. L’autre tenta de détourner le regard, mais il fut hypnotisé par les images quand il réalisa ce qu’elles montraient. C’étaient les explosions qu’il avait déclenchées quelques heures plus tôt. Quand la journaliste conclut que le père de famille n’en avait pas réchappé, il se recroquevilla, la bouche ouverte en un hurlement silencieux. Son Don explosa si violemment qu’il aurait pu détruire la chambre s’il n'y avait pas eu le bouclier.
Une telle puissance était hallucinante, songea Luke. Ce pouvoir était pratiquement équivalent à celui de Gavar… Silyen avait donc bel et bien transmis le Don d’attaque à quelqu’un… Simplement, ce quelqu’un avait échappé aux mailles du filet jusqu’à maintenant. Mais pourquoi ce choix ? Pourquoi pas une autre personne ?
L’inconnu finit par se traîner jusqu’à un mur, contre lequel il s’assit, ramenant ses genoux pour y enfouir sa tête. Luke s’assit à son tour et s’exhorta à attendre, tandis que d’autres questions s’entrechoquaient dans sa tête. Cette famille, dans la zone industrielle… était-ce celle du jeune homme? Ou s’agissait-il d’inconnus qu’il avait tenté de sauver ? Il se sentit infiniment triste. Quelle que soit la réponse, une victime restait une victime, et il connaissait parfaitement l’horreur de voir des gens mourir, impuissant. Il aurait aimé avoir le détachement de Sil, mais il ne l’avait pas plus que le garçon en face de lui.
- Je ne les connaissais pas, finit par dire l’adolescent en relevant la tête, comme s’il avait lu dans ses pensées. J’ai juste essayé d’aider… La femme voulait que je sauve son mari et ses enfants. Je pensais que j’avais réussi quand mon Don a… bref, liquidé le Doué confédéré. Ça s’est passé tellement vite. Je ne pensais pas que… Je ne voulais pas…
Le trait d’eye-liner, sur ses paupières, avait coulé et ses joues étaient brillantes de larmes.
- Ça ne se reproduira plus. Je vais te montrer comment faire, répondit Luke d’un ton ferme, s’apercevant avec horreur qu’il employait le même ton que Sil quand celui-ci disait quelque chose d’évident.
Il craignit que l’autre ne se remette en colère et n’exige encore une fois de partir. Mais il se contenta de dire:
- Je m’appelle Nikkin.
Note de l'autrice: Enfiiiiin, Nikkin fait son entrée en scène! Je vous avoue que je me suis beaucoup attachée à ce personnage durant l'écriture de ce tome 5 et surtout une fois la fiction achevée, à force d'en parler avec mes prélectrices ^^ (eh oui, tout est déjà écrit, mais je poste petit à petit. J'en profite pour fignoler). Ce nouveau venu ne fait pas partie de l'univers des Puissants, je l'ai entièrement inventé, comme Chris ou Enya. ;)
Une fois n'est pas coutume, j'ai eu beaucoup de mal à le dessiner, car je l'imagine très/trop précisément. C'est pourquoi je vous propose plusieurs versions, que vous pourrez découvrir sur le topic dévolu de cette fic sur https://forum.fanfictions.fr/t/les-puissants-les-puissants-tome-5-transcendance/5434/35. Je les posterai petit à petit, au fil des chapitres. =)
Précision: le club de Millmoor était un groupe avec lequel Luke a agi contre le gouvernement des Egaux, dans le tome 1 des Puissants.