Transcendance

Chapitre 16 : LUKE

3059 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 20/02/2024 19:42

Luke n’en revenait pas d’être encore en vie. Il aurait donné tout ce qu’il avait pour remercier Coira et le Roi Merveilleux, mais il restait impuissant face à la seule chose dont tous deux avaient vraiment besoin. Depuis qu’ils avaient tissé le dôme au-dessus de la Grande-Bretagne, le Wundorcyning restait enveloppé dans son cocon de Don. Tous les efforts de Luke pour l’en extraire s’étaient révélés vains, et le jeune homme avait conclu qu’il s’agissait d’une sorte de mécanisme de défense doué pour récupérer des forces. La seule chose à faire était donc de patienter. Il avait ouvert une porte jusqu’à Far Carr et installé le convalescent dans une des chambres, où Coira le veillait.

Sinon, l’ambiance était devenue plus que bizarre. Des bruits d’explosions assourdis pleuvaient en permanence depuis le ciel, comme si l’Angleterre s’était transformée en gong géant. De fait, l’armée ennemie était en train de vider son artillerie, et Luke ne savait pas si le dôme résisterait éternellement, mais il était si las d’avoir peur qu’il avait décidé d’attendre que l’orage passe, et se concentrait sur la reprise des bases aériennes et navales. Constatant leur échec, les États-Confédérés changèrent alors de stratégie. Ils mirent en place un blocus si efficace que les paquebots japonais venus ravitailler le pays ne parvinrent jamais à destination.

Puis Luke fut appelé en secret par Abi dans le petit bois à côté de Mont Rock. Sa sœur avait les cheveux en bataille, le teint hésitant entre le blafard et le maladif. Avec d’autres employés parlementaires, elle était chargée de faire l’inventaire des provisions en Grande-Bretagne - une tâche colossale. Mais elle avait manifestement un autre sujet en tête.

Ce qui demandait de la discrétion. En un claquement de doigts, Luke créa une bulle d’invisibilité sans passer par le lien, ce qui lui arrivait de plus en plus souvent ces temps-ci. A croire qu’utiliser ses pouvoirs devenait quasiment naturel. La sensation était incroyable, une impression de plénitude, comme s’il n’avait vécu qu’à moitié, comme si le Don lui avait été arraché, et qu’il le retrouvait enfin. Il n’arrivait pas à se l’avouer, mais il commençait à redouter de le perdre un jour, en le rendant à Sil.

  La voix d’Abi le ramena sur terre :

-     Il faut que tu ouvres des portes sur d’autres pays.

   L’idée était simple. Et brillante. Si une telle opération pouvait être menée, la Grande-Bretagne ne mourrait pas de faim. Il suffisait d’organiser un système de ravitaillement, avec des hommes triés sur le volet, des camions et même des paquebots. Le but serait d’aller chercher des vivres, mais aussi des produits industriels et des matières premières, bref tout ce qu’il manquait pour réparer et faire tourner les usines. Oui! Si les hommes tenaient leur langue et si les portes étaient dissimulées, ça pouvait marcher! Mais la dernière phrase d’Abi fit retomber la vague d’enthousiasme.

-     Daisy n’arrête pas de m’appeler. Elle veut que je te dise qu’elle est désolée.

-     Et que c’est maman qui l’a forcée à tout raconter, je sais, répliqua Luke d’un ton plus sec qu’il ne l’aurait voulu.

Il s’en voulait de réagir d’une manière aussi infantile. Il savait bien qu’il était en partie coupable de ce qui s’était produit, mais il avait eu d’autres soucis en tête jusqu’à maintenant. Restait que repousser le problème n’y changerait rien ; une bonne discussion avec Daisy pour mettre les choses à plat semblait nécessaire, et le plus tôt serait le mieux.

 

 

Conscients qu’ils ne pourraient cacher la manière dont ils comptaient contourner le blocus confédéré, Luke et Abi expliquèrent leur plan à Rebecca Dawson, qui écoutait puis validait leurs propositions extraordinaires sans (trop de) discussion - au contraire du général Dave Russel, furieux que Luke ait désobéi à ses ordres lors de la tentative d’invasion confédérée. Il ne l’avait même pas remercié pour le Dôme.

Cependant, le général tint à être présent lors de l’ouverture de la première porte, à Millmoor, où les camions pourraient aller et venir en toute discrétion. Pour plus de sécurité, Luke tissa un Oubli autour de l’industrie choisie, juste côté du Parc des Machines. Le jeune homme sentit son cœur se serrer lorsque les souvenirs remontèrent : les fous rires avec le club de jeux de société, l’air concentré de Renie lorsqu’ils avaient tagué un mur, la foule lors de la grève qu’il avait lancée. Ça suffisait, se rabroua-t-il. Le choix de Millmoor n’était qu’une coïncidence, qui n’avait rien à voir avec lui.

Seules une dizaine de personnes l’entouraient, mais elles figuraient parmi les plus puissantes de Grande-Bretagne. Luke avait conscience qu’il aurait dû se sentir impressionné, honoré, voire avoir le trac. En vérité, il était un peu nerveux, mais c’était tout. C’était son Don, réalisa-t-il avec un frisson glacé. Il lui donnait l’impression d’être au-dessus des autres, intouchable. Qu’est-ce qu’il avait dit un jour? Qu’il n’en voulait pas, parce qu’il finirait toujours par être mal employé. Sil avait répliqué qu’il fallait bien que quelqu’un ait le pouvoir. Si ce n’était pas le Don, ce serait l’argent. Ou l’intelligence. Luke secoua la tête. Il avait les idées embrouillées.

-     Qu’est-ce que tu attends?

C’était la voix du général Dave Russel, sèche comme un claquement de fouet. À côté de lui, l’assistance s’impatientait.

Ah oui, la porte. Luke se concentra. Il avait longuement étudié les différents lieux qu’il devrait trouver, et là, il s’agissait de la filiale d’une entreprise de logistique britannique implantée en France. Il s’y était déjà rendu et avait convaincu le patron - à contrecœur - grâce à sa persuasion douée de mettre ses locaux à disposition. Il avait ensuite imposé une Réserve à tous les employés, suivant les ordres de Rebecca Dawson.

Par contre, Luke n’avait jamais essayé d’agrandir ses portes, et apparemment, Silyen non plus, parce que le lien ne l’aida pas. Il ne pouvait compter que sur lui-même. Alors il imagina simplement que l’encadrement grandissait, encore et encore. C’est ainsi qu’apparut une porte digne d’un hangar, qui, une fois ouverte, dévoila l’intérieur de l’entreprise de logistique, déserte à cette heure tardive.

Des applaudissements enthousiastes s’élevèrent. Une femme se détacha du groupe et serra spontanément la main de Luke.

-     Merci. Merci, souffla-t-elle, les yeux brillants d’émotion.

Luke ne savait absolument pas de qui il s’agissait et il rougit, bafouillant des mots indistincts.

Puis la foule finit par se disperser et il ne resta plus qu’une poignée de personnes, dont le général Dave Russel, avec son épaisse moustache grise et ses traits autrefois taillés dans le granit, mais qui s’affaissaient aujourd’hui. Dire que cet homme avait combattu aux côtés de Whittam Jardine. Il tapota l’épaule de Luke avec un sourire tout sauf naturel, puis il se pencha et lui chuchota à l’oreille:

-     Dommage que tu n’aies pas eu tes pouvoirs avant la mort du regretté Meylir Tresco… ou plutôt, devrais-je dire, de Doc Jackson. Tu aurais peut-être pu le sauver.

Le monde se mit à tournoyer. Luke recula comme dans un rêve, regardant le général sans le voir. Ses oreilles bourdonnaient, le sang rugissait dans ses tempes, ses mains tremblaient. Ce n’était pas possible. À part sa mère, Abi, Daisy, Enya, Hayden et Chris, personne ne savait qui il était vraiment ; pour la Grande-Bretagne, il était Alexis Jones, un habitant de Londres qui s’était un jour réveillé Doué. Mais déjà, Dave Russel s’en allait. Luke voulut le retenir, lui crier de s’expliquer, sauf que Rebecca Dawson arriva à son tour, pour indiquer l’ordre dans lequel ils allaient ouvrir les prochaines portes.

Ni Abi, ni Daisy, ni les autres n’avaient parlé au général. Du moins, c’est ce qu’ils jurèrent par téléphone à Luke, quelques minutes plus tard. Ce dernier ne savait plus quoi faire. Il songea soudain à Silence, puis eut envie de se gifler. Il ne vaudrait pas mieux qu’une Bouda Matravers s’il se servait du Don dans un but pareil.

-     Il voulait simplement te déstabiliser. Sauf qu’il reste dans le même camp que nous. Il gardera ton secret, le rassura Abi.

-     Mouais, marmonna Luke.

Une fois les portails ouverts aux quatre coins de la Grande-Bretagne, il rejoignit sa sœur dans sa chambre, à Mont Rock. La pièce était aussi petite et impersonnelle que le reste du bunker, et une tenace odeur de renfermé y flottait. Pour tout ameublement, une armoire abritait toutes les affaires d’Abi, avec quelques vêtements de Luke, qui restait parfois dormir sur la deuxième couchette. Toute la pièce était bien sûr protégée par un bouclier doué et insonorisée.

Le jeune homme s’empara de l’assiette de spaghettis à la sauce tomate que sa sœur avait laissée à son intention et se laissa tomber sur sa couchette.

-     Luke, il faut qu’on parle. Je veux savoir ce qui est arrivé à Silyen, attaqua tout de suite

Abi, installée sur la couchette voisine.

La fournée de spaghettis que le jeune homme s’apprêtait à engloutir s’immobilisa.

-     C’est vraiment le moment? Abi, je suis crevé, répondit-il en reposant bruyamment sa fourchette.

-     Tu ne m’as jamais expliqué où il était. Et j’ai comme l’impression que tu as la totalité de son Don…

-     Ça devrait plutôt te réjouir. Tu le détestes.

-     Mais je me fais du souci pour toi. L’état dans lequel tu étais, quand tu es revenu à Manchester…

-     Je lui ai volé son Don.

Abi se figea.

-     Il ne voulait pas défendre la Grande-Bretagne. Je voulais lui emprunter son pouvoir, pour qu’il voie ce que ça faisait, de se sentir totalement impuissant. Mais je n’ai pas réussi à le lui rendre. Il… Il m’en voulait à mort. C’est pour ça qu’il est dans un autre monde, il essaie de trouver un moyen de récupérer son Don. J’ai voulu ouvrir une porte, avec Enya, mais je suis tombé sur une espèce de barrière…

Luke eut soudain la gorge si serrée qu’il n’arriva plus à parler. Il fourragea rageusement dans ses pâtes, sauf qu’il avait perdu tout appétit. Abi s’assit à côté de lui, ouvrit ses bras, lui laissant le choix. Il s’y effondra.

-     Tu as raison, souffla-t-elle. Je ne peux pas m’empêcher de penser que ça fera une bonne leçon à Silyen… Mais j’ai quand même de la peine pour lui.

À ces mots, Luke sentit ses paupières s’embuer. Il lutta pour empêcher ses larmes de couler et se laissa aller contre l’épaule de sa sœur.

-     Il te manque?

-     Tu n’es pas obligée, Abi.

-     Avec qui d’autre tu peux en parler, sinon?

Elle marquait un point. Alors les mots sortirent tout seuls:

-     J’ai été tellement stupide. J’avais cru qu’il…

Il ne put se résoudre à dire le mot « aimer ». Avant toute cette folie, il n’aurait jamais pensé l’employer en pensant à un homme, et encore moins à Silyen. Pourtant, tout avait changé lors de leur voyage aux Cyclades. Il y avait d’abord eu de la tristesse, de la rancœur, puis de la douceur, de l’ivresse, des éclats de rire. Il avait senti quelque chose enfler en lui et il avait cru que Sil ressentait la même chose, mais il s’était trompé. Il aurait dû s’y attendre, non? Pourtant, Abi évita son fameux « je te l’avais bien dit »:

-     Ne juge pas Silyen trop vite. Il n’a jamais été du genre à sauver les autres, sauf lorsqu’il y avait un intérêt pour lui. Mais j’ai vu comment il te regardait…

Luke aurait voulu se boucher les oreilles. Et en même temps, il voulait tellement y croire. Il ne connaissait rien à l’amour. Il n’avait jamais eu de petite amie et il était le roi des gaffes quand il s’agissait de draguer. Alors, de là à vraiment savoir ce qu’était être amoureux…

 Il resta blotti un long moment contre Abi, sans rien dire. Puis sa sœur dit tout bas:

-     Ne t’en fais pas pour tout ça. Si tu dois retrouver Silyen un jour, tu le retrouveras.

Alors Luke sentit une digue céder en lui. Un torrent d’émotions se déversa, constitué d’une myriade de souvenirs. Il sentit les bras de Sil autour de lui, revit son sourire ironique, ses hurlements de rire lorsqu’il parvenait enfin à faire une blague drôle. Il repensa à son dégoût pour les glaces, à sa manière de pencher la tête sur le côté, comme un oiseau, à sa curiosité, à sa facilité à se laisser distraire, à son odeur, comme celle d’une bibliothèque par une belle journée d’automne et à ses lèvres, si fraîches, si attirantes. A cette pensée, il plongea furieusement dans le lien. Lorsqu’il sentit la barrière invisible qui l’empêchait d’avoir accès à Sil, il força. Projeta tout son Don dans la bataille. Mais la muraille ne céda pas. Il en eut mal dans tout son être.

-     Il me manque. Il me manque tellement, finit-il par articuler péniblement, enfouissant sa tête contre l’épaule d’Abi.

   Un long moment passa.

   La tension finit par s’apaiser et les respirations devinrent plus légères, plus calmes.

 

   Puis Abi se redressa. Elle hésita, comme si chacun des mots qu’elle prononcerait risquait de briser l’atmosphère en mille morceaux. Puis elle finit par se lancer, les yeux brillants:

-      Pour maman… j’ai tout essayé. Je ne sais pas pourquoi elle ne peut pas comprendre qui tu es. Je suis désolée, je suis tellement désolée.

  Luke eut soudain la bouche sèche. Ses lèvres tremblèrent sans qu’il ne puisse les arrêter, et cette fois, les larmes se mirent à couler.

-      Oh non! Non, non, je ne voulais pas… bredouilla Abi.

  Luke secoua la tête pour dire qu’il n’y avait pas de mal, parce qu’il ne servait à rien de nier la vérité. Leur famille était en train de se désintégrer, si rapidement qu’il n’arrivait pas à y croire. Comment les choses avaient-elles pu en arriver là? Daisy, puis leur mère…       

   C’était si stupide.

   Si injuste.

  Un hurlement muet commença à lui déchirer la gorge.

   Une main prit alors la sienne, et il la serra fort, comme si ce seul contact pouvait l’empêcher de sombrer. Il n’était pas seul. Il avait toujours Abi. Il reprit alors sa sœur dans ses bras et ils se cramponnèrent l’un à l’autre. Deux naufragés, voilà ce qu’ils étaient devenus.

-      Je me sens t-tellement inutile… j-je n’arrive même plus à t’aider, hoqueta Abi.

  Luke se contenta de la serrer plus fort contre lui, la gorge trop brûlante pour pouvoir articuler le moindre mot. Il n’eut même pas le courage de penser à ce qu’ils avaient planifié pour le lendemain, tous les deux. Mais de toute façon, tout était décidé. Ça devrait marcher. Il fallait que ça marche.




Note de l'autrice: Deux petites précisions: Wundorcyning est un des noms du Roi Merveilleux. De son côté, feu Meylir Tresco était comme un mentor et un modèle pour Luke. Cet Egal est mort en tentant de tirer le jeune homme de prison.

Ce chapitre, tout en intériorité, est un peu le "calme" avant la tempête, alors préparez-vous à de l'action dans le suivant! Car le mystérieux plan échafaudé par Abi et Luke va être mis en œuvre. :D Sinon, désolée du petit retard concernant le post de ce chapitre.... j'ai rajouté une partie hier soir et j'attendais la validation d'une de mes prélectrices. ;) Héhé, l'inspiration surgit toujours sans crier gare.


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