Résonances

Chapitre 5 : Bulle de tendresse, bouffée de philosophie

2534 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 21/09/2022 22:06

Musique suggérée: Chinese Man - The Groove Sessions

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Et pour voir un dessin de Luke et S'il, c'est par ici:

https://forum.fanfictions.fr/t/les-puissants-x-fiction-originale-fanfiction-resonances/4556/27



Par miracle, Alexis réussit à rattraper Tom juste avant de le perdre de vue dans la foule, moyennant des jets de bière et de liquides divers, qui imbibèrent son T-shirt et son jean noir. Par miracle, ils trouvèrent l’emplacement réservé par les potes de Tom, pile au premier rang, moyennant des tentatives d’étouffement plus ou moins volontaire des festivaliers déchaînés. Par miracle, Luke et Silyen se faufilèrent derrière eux, moyennant… absolument rien, puisque Tom et Alexis ouvraient le chemin. Par miracle, Luke avait réussi à ramasser et empiler leurs barquettes de nourriture, qu’il distribua, proposant à Tom de partager ses frites en hurlant, tant la sono était forte. Ignorant l’habituel pincement de jalousie, Alexis engloutit ses pâtes tièdes. Il devait reconnaître que Luke avait contribué à éviter le désastre, ce qui méritait une trêve.

   Il accueillit avec un soulagement non dissimulé la première « ballade » joué par le groupe. À la demande du chanteur, une forêt de mains brandissant des portables allumés s’élevèrent, se balançant plus ou moins au rythme de la chanson, douce et nostalgique. Tournant la tête, Alexis se rendit compte que Silyen avait abandonné son indifférence habituelle pour se placer derrière Luke, qu’il enlaçait délicatement. Il chuchota quelque chose et le jeune homme sourit, avant de se retourner et de l’embrasser à pleine bouche. C’était le premier geste tendre qu’Alexis les voyait faire, alors il en resta un moment interdit. Il devait reconnaître que depuis qu’il avait fait leur connaissance, tout à l’heure, il se demandait ce que ces deux-là foutaient ensemble. Mais il se rendait maintenant compte que leurs éternelles chamailleries étaient simplement des marques d’affection.

   Tom lui passa alors un bras autour des hanches et l’encouragea à lever les bras. Lâchant un soupir, Alexis finit par s’exécuter et il suivit la mélodie comme le reste du gigantesque troupeau humain. Son bras tendu relevait les coins de son T-shirt, et la main de Tom, posée directement sur sa peau, était brûlante. Il se surprit à apprécier ce moment, savourant les délicieux frissons qui remontaient le long de sa colonne vertébrale.

  Evidemment, ce moment de grâce fut brusquement interrompu par une nouvelle chanson ultra rythmée, et Tom hulula de joie, sautant cette fois sans discontinuer. Alexis, qui avait repris sa posture de phare au milieu de la tempête, reçut soudain un coup de coude. Il s’apprêtait à répliquer sans pitié quand il se rendit compte que le casse-pied de service était… Silyen. Les boucles brunes du jeune homme tressautaient autour de son visage pâle, tandis que de minuscules gouttes de sueur perlaient autour de ses yeux dorés. Il sautait en l’air avec Luke, ayant l’air de s’amuser follement. Mais d’où? Alexis, maintenant bousculé de toutes parts, regarda les moindres centimètres carrés de sa silhouette, sans détecter de trace d’alcool. L’aristo était peut-être moins coincé qu’il ne pensait? Puis il remarqua autre chose: il avait quelques centimètres d’espace vital de plus que lui et Tom autour de lui. On aurait dit… On aurait dit que personne n’osait l’approcher, comme si le sentiment de danger était aussi détecté par les personnes alentours. Etrange.

– T’as plutôt l’air content d’être avec « les cinglés du premier rang » …, lâcha-il s’en pouvoir s’en empêcher.

  Il pensait que sa pitoyable tentative d’humour allait tomber à plat, parce que lui-même ne s’était pas entendu parler, mais Silyen se figea en plein élan, tournant la tête vers lui.

– Ce genre d’épouvantable événement est comme un orage, il suffit d’attendre que ça passe. Mais disons que c’est une intéressante expérience sociologique, répliqua-t-il avec un sourire ironique.

  Alexis ricana. Imperturbable, l’autre se pencha vers lui et parla assez fort pour couvrir le déferlement de musique et de cris. Il était si grand qu’il n’eut même pas besoin de se hausser sur la pointe des pieds:

– Tu ne t’es jamais demandé ce qui poussait tous ces gens à se transformer en sauvages? Un simple groupe de musique n’a pas un tel pouvoir, aussi doué soit-il. Toutes ces personnes ont tout simplement un besoin d’appartenance. L’église réussissait assez bien à créer ce type de lien, à l’époque, mais avec la baisse de la pratique religieuse et tout ce blabla, la société se retrouve face à un manque qu’elle essaie de combler par tous les moyens. Tiens, je suppose que tu es déjà allé voir un match de football…

   Alexis ignorait qu’il avait la gueule d’un fan de football. Et cette conversation aurait été passionnante, un après-midi autour d’un coca, mais pas ici, ni maintenant.

– Oublie pas qu’on est à un festival, mec! Pas à un atelier de philo!

   Silyen haussa les épaules:

– Ne te fais pas plus bête que tu ne l’es, Alexis.

   Le jeune homme ravala la réplique cinglante qui lui brûlait les lèvres. Quelqu’un lui avait déjà parlé comme ça. Un prof, quand il avait 14 ans et qu’il massacrait ses tests de math juste pour le plaisir. Il avait ricané à l’époque. Mais il regarda autour de lui, aperçut des yeux dilatés, des barbes imbibées de bière, de la sueur coulant le long des corps, des bouches crachant des nuages de cannabis, alors que la poussière brouillait l’atmosphère. Alexis pouvait quasiment la sentir se coller à sa peau, s’infiltrer dans ses narines, jusqu’à obstruer ses voies respiratoires. Non, ne pas penser à ça.

   Bon.

   Il préférait encore l’atelier philosophique.

– Et pourquoi est-ce que ces types auraient besoin d’un sentiment d’appartenance? cria-t-il à l’oreille à Silyen.

–Aaaah, question intéressante. C’est tout simplement dans la nature humaine.

– Pourtant, toi, t’as pas l’air d’avoir un sentiment d’appartenance. Enfin, juste avec Luke, quoi.

– Je te retourne le compliment. Et je suis sûr que tu connais la réponse à ta question…

   Les beuglements des gens partout autour, dont la voix éraillée aurait consterné son musicien de père, empêchaient Alexis de réfléchir. Et il s’aperçut à sa grande surprise qu’il avait envie de réfléchir, alors que la plupart du temps, il calculait soigneusement son attitude et ses actes pour cacher ce que Lola adorait nommer son « côté intello ». Il aimait juste se poser des questions, quoi. Fouiller durant des heures sur Wikipedia, histoire d’apprendre des trucs qui impressionneraient Tom. 

   A côté de lui, son petit ami sautillait en agitant les mains, comme un pantin désarticulé. Au moins, il n’était plus blessé ou bourré. Alexis tenta à nouveau de se concentrer, mais la musique était trop entêtante. Ce n’était pas pour rien qu’il se connectait à Spotify quand il dessinait, c’était sa drogue à lui, sa source d’inspiration.

  Il fit un signe à Silyen. De toute façon, il avait atteint le maximum de ce qu’il pouvait supporter, niveau bain de foule. Le jeune homme dit quelque chose à Luke, qui hocha la tête, sans cesser de sauter en l’air en regardant le groupe. Alexis fit de même avec Tom, puis fendit la foule en sens inverse. Putain, c’était encore pire que l’aller, à croire que tout le monde voulait sa peau. Puis Silyen le retint par le bras. Sursautant à ce contact, Alexis regarda le jeune homme passer devant lui. Ce fut magique. Les gens s’écartèrent, lui jetant parfois des coups d’oeil quasiment apeurés. Alexis se demanda s’il n’était pas en train de faire une connerie. Et s’il se mettait lui-même en danger? Parce que ça n’était jamais bon d’attirer l’attention de mecs comme ça, même si celui-ci n’avait pas l’air particulièrement balèze.

  Sauf qu’il y avait trop de questions sans réponses pour qu’il fasse comme si de de rien n’était: ce mec avait guéri Tom en une minute top chrono, il était entouré d’étincelles dorées fantômes, filait les jetons à quasiment tout le monde et avait parlé de « monstre » et de « monde noir ». C’était peut-être lié à un jeu vidéo… ça aurait dû être lié à un jeu vidéo.… Mais pourquoi Alexis avait l’impression que ce n’était pas le cas?

   Il décida de rester prudent et de choisir le bon moment pour attaquer. Slalomant entre les festivaliers assis sur le sol, ou progressant avec des plateaux remplis de bières en équilibre instable, ils atteignirent un coin relativement calme, vers un des chalets-bars au fond du festival. Pas de bancs, pas de vue sur la scène. Bref, aucun intérêt pour les festivaliers agglutinés un peu plus loin autour des tables en plastiques, qui formaient un rempart, les isolant du reste du monde. Silyen s’assit à même la clôture du festival, enfonçant ses doigts dans les brins d’herbe jaunes, presque gris, courbés dans la poussière.

    Alexis se laissa tomber à côté de lui. L’air devenait frais et ses bras s’étaient couverts de chair de poule – c’était tout juste s’il ne crachait pas des petits nuages de vapeur. Un mouvement preste des épaules. Une courte bataille contre la fermeture de son sac à dos. Ses doigts saisirent une étoffe douce et chaude. Il enfila son sweat-shirt noir à capuche, estampillé du logo d’Imagine Dragons, un de ses groupes préférés. Hmm, ils étaient désormais parfaitement assortis au niveau vestimentaire avec Silyen, à l’exception de la couleur du pull et du jean. Il saisit une clope, et, une délicieuse bouffée plus tard, prit le temps de réfléchir à la question. Pourquoi est-ce qu’il n’avait pas besoin d’un foutu sentiment d’appartenance? A côté de lui, Silyen restait silencieux, les yeux mi-clos, ses cheveux lui tombant devant les yeux. Une bouffée. Une deuxième bouffée. Une troisième.

– J’pense que ça rend vulnérable, finit-il par lâcher en écrasant sa clope consumée sur le sol. Le sentiment d’appartenance. Si tu commences à trop t’attacher à quelque chose ou quelqu’un, ça t’explosera forcément à la gueule un jour ou l’autre.

   Et il pria pour que ça ne soit jamais le cas avec Tom.

– Une réponse intéressante, mais tu pourrais aller plus loin…

– ça t’empêche de te concentrer sur autre chose?

   Cette fois, le sourire de Silyen fut légèrement moins effrayant que d’habitude:

– Précisément. Les émotions sont inutiles et pourtant, la plupart de tes congénères choisissent de s’en embarrasser… … Alors que seul l’émerveillement compte.

 Mouais, Alexis n’était pas sûr de partager ce point de vue, parce que sans sa colère, il était à peu près sûr de ne plus être lui. Il tira une deuxième clope. L’alluma et observa un instant l’extrémité rougeoyante.

– Dis, c’est quoi le nom des os, dans les chevilles?

– La fin du tibia et du péroné. Les malléoles latérales, le talus. Tu veux aussi les noms de ceux des pieds? Le calcanéum, le naviculaire, le cuboïde, le cunéifor….

– Non, non, c’est bon.

   Silyen haussa les épaules, s’amusant à arracher des touffes d’herbe entières avant de les déchiqueter méticuleusement. Alexis ne savait pas si les réponses étaient correctes ou pas, mais ce mec avait semblé assez sûr de lui. Il fallait tenter une autre stratégie.

– Si tu essaies de me piéger, tu devrais t’y prendre autrement, fit Silyen en lâchant une poignée d’herbes disséquées.

– T’aime bien t’foutre de la gueule du monde hein?

– Je juge les gens pour ce qu’ils sont. Exactement comme toi.

  Sauf qu’Alexis ne clamait pas ses pensées haut et fort. Il songea que certains voyaient le meilleur chez les autres, comme ce Luke Hadley, apparemment. Alexis n’était pas comme ça, ni Silyen apparemment.

– Et comment tu m’juges alors? s’entendit-il demander.

   Les coins de la bouche de Silyen se relevèrent:

– Mieux que la moyenne, malgré ton vocabulaire déplorable. Ne perds pas ta curiosité, c’est une qualité précieuse.

   Alexis sentit des frissons le secouer comme des lames de fond. Mais il comprenait désormais mieux la cause de l’espèce d’attirance bizarre qu’il éprouvait envers Silyen. Loin d’être tumultueuse, elle avait des racines douces et chaleureuses. C’était comme s’il avait trouvé un frère, sans partager le même sang que lui, car aussi étrange que soit sa manière de penser, il lui ressemblait un peu.

– Ton copain a parlé de Don… C’est quoi, le Don?

– Hmmm, il arrive parfois à ce garçon d’avoir des idées brillantes et en l’occurrence, il m’a demandé de garder le silence à ce sujet. Je vais devoir te laisser dans l’ignorance. Cela dit, c’est à regret.

– Tu dois beaucoup l’aimer, pour l’écouter comme ça.

   Ce fut peut-être l’imagination d’Alexis, mais il lui sembla que Silyen avait rosi légèrement. Il poussa son avantage:

– Comment vous vous êtes rencontrés?

– C’est une longue histoire. Luke était d’abord mon esclave…

– Quoi? Arrête tes conneries…

   Silyen parut vexé. Puis il se radoucit:

– Ton manque de respect est toujours aussi rafraîchissant. Mais je t’ai dit la vérité. Luke était bien mon esclave.

– Mais l’esclavage, ça existe plus depuis longtemps, mec!

  A moins qu’il ne parle d’un esclavage sexuel et à cette simple idée, l’estomac d’Alexis se retourna.

– Ici, l’esclavage a été aboli, mais ailleurs….

– Quoi, ailleurs?

   C’est à ce moment-là que Luke et Tom déboulèrent avec un grand sourire, s’extrayant d’un flot de gens allant chercher à boire. Le concert était fini.

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