Entre les mondes
Abi descendit de la voiture qu’elle avait empruntée au Parlement.
En se demandant pour la énième fois si elle ne faisait pas une erreur, elle resserra son imperméable autour d’elle et regarda le bâtiment, noyé par la pluie. L’usine de textile n’aurait pas paru déplacée dans un monde post-apocalyptique: elle ouvrait une gueule noire et édentée, abritant des locaux qui avaient grouillé de vie, mais qui n’accueillaient aujourd’hui plus que des rats et des insectes. Des cadres de fenêtres fracassées se faisaient doucement ronger par la pluie. Il flottait une odeur de morne solitude, et une saleté sans nom tapissaient les herbes folles alentours: bouts de plastique, mégots, emballages, canettes de bière… Quant à la façade de la vieille usine, à moitié noircie, elle était aussi menaçante que le reste.
Mais c’était là que Chien avait donné rendez-vous à Abi. La jeune femme avait tenté le tout pour le tout lorsqu’Enya lui avait révélé qu’il était un des leaders de la Résistance. Elle avait demandé à Romain de lui faire passer un message. Les contacts du jeune homme avaient été surpris qu’il connaisse l’identité d’un de leurs meneurs, mais s’étaient laissés convaincre lorsque Romain avait indiqué que Chien leur ferait passer un sale quart d’heure s’ils n’obéissaient pas. Il n’y avait que quatre mots sur le bout de papier: « Université métropolitaine de Londres ». C’était la couverture qu’Abi avait utilisée, avec Chien, lorsqu’ils avaient voulu assassiner Whittam Jardine pendant la manifestation organisée par Midsummer. La jeune femme avait espéré que son ancien allié s’en souviendrait. Cela avait été le cas: elle avait reçu quelques heures plus tard un appel anonyme lui donnant rendez-vous devant cette vieille usine délabrée dans la périphérie de Londres. Seule.
Abi inspecta une dernière fois les alentours. Tout était désert. Les seuls bruits provenaient de la pluie et du vent qui se lamentait en passant à travers les fenêtres brisées.
Elle avança en slalomant, évitant les flaques d’eau au sol, puis pénétra dans le bâtiment. Il était encore plus sinistre à l’intérieur: des tuyaux métalliques rouillés jaillissaient un peu partout. Eparpillée ça et là, quelques machines portaient encore des restes de tissus, désormais en lambeaux. Des graffitis tatouaient quasiment tous les murs. A chaque pas, Abi faisait crisser un mélange de chaux, de bouts d’objets métalliques, de vieilles lanières en caoutchouc et de clous, recouverts sous une épaisse couche de poussière. Sauf que le tapis blanchâtre ne recouvrait pas tout. Quelqu’un avait laissé des traces nettes vers le centre de l’édifice.
Regardant autour d’elle, envahie par l’appréhension, Abi ne vit personne. Peut-être que son ancien ami se cachait derrière une des colonnes en béton?
– Chien? appela-t-elle.
Aucune réponse. Elle avait un mauvais pressentiment, oppressée par l’atmosphère lugubre, et hésita à partir. Mais elle décida de jeter un coup d’oeil aux traces. Elle venait d’y parvenir lorsqu’un bruit sourd lui vrilla les oreilles. Elle avait déjà entendu un son pareil. Lorsque Gavar avait fait exploser le mur de la prison de Fullthorpe.
Son coeur s’arrêta.
Elle se sentit projetée par un souffle immense et leva les yeux par réflexe, pour voir le plafond s’écrouler sur elle.