Entre les mondes

Chapitre 65 : LUKE

4745 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 05/06/2022 12:32

Sil se figea.

  Il se retourna lentement et dévisagea longuement Luke, qui sentit une connexion entre eux. L’Egal le sondait à travers le lien. Le jeune homme fit de son mieux pour rester impassible. Il aurait besoin du Don pour protéger la Grande-Bretagne, une fois sa famille à l’abri. Sans ça, il serait inutile. Puis Sil se décida à parler.

– Ça sera comme avec Chris Grailingstream. Tu n’auras pas mal. Seuls les effets secondaires seront désagréables, fit-il d’une voix neutre.

  Le nœud qui empêchait Luke de respirer se relâcha légèrement. Il vit la main de Sil se poser sur son bras et, avant qu’il n’ait pu dire quoi que ce soit, il sentit le picotement familier du Don l’envahir. Sauf qu’au lieu de s’interrompre, comme d’habitude, l’énergie continua à affluer. Quatre faisceaux de lumière dorée les reliaient, Silyen et lui. Il eut le sentiment que ses veines se transformaient en réseau électrique. Ses cheveux picota son cuir chevelu et son sang palpita sous ses ongles de ses orteils.

    Machinalement, il se demanda encore une fois comment convaincre Sil. Puis il s’aperçut que l’Egal ne comprendrait jamais. Il ne pouvait pas. C’était un Egal et même s’il essayait de se mettre à la place de Luke, il n’y arriverait jamais totalement.

   C’est là que le jeune homme fit quelque chose de vraiment stupide. Mais sur le moment, cela lui parut être l’unique solution, comme s’il était piégé dans un immeuble en feu et qu’il avait soudain trouvé une issue de secours.

  Il plongea dans les faisceaux qui l’arrimaient à Silyen. C’était étonnamment simple: il suffisait d’agir comme avec la pierre magique dans l’appartement d’Abi. Il découvrit, fasciné, qu’il ne s’agissait pas de simples rayons de Don, mais de milliers de filaments qui s’entortillaient les uns autour des autres, formant un vortex si puissant qu’il en eut le tournis.

  Mais il se força à rester focalisé. Il prit brusquement le contrôle. Tira le Don vers lui de toutes ses forces.

  Les faisceaux se transformèrent en torrents. Ils percutèrent Luke, qui se sentit envahi d’une puissance incroyable. C’était si intense qu’il ne put retenir un cri. Il tint bon et continua à tirer.

– Qu’est-ce que tu fais? glapit Sil, qui n’avait rien vu venir.

  L’Egal tenta de récupérer son Don, mais Luke résista, tirant de plus belle. Puis ce fut trop tard. Plus de la moitié du pouvoir avait déjà passé en lui. Sil n’était plus assez fort.

  L’Egal recula brusquement. Cela ne rompit pas le contact.

– Luke! Tu vas tu tuer! Tu n’es pas capable d’en absorber autant! cria-t-il.

  Luke ne l’avait jamais entendu aussi affolé. Et la note de panique dans sa voix semblait authentique.

   Il hésita.

 Mais la transmission était déjà terminée. Les derniers filaments de Don se détachèrent de Sil et se fondirent en lui, comme un élastique que l’on relâche.

  Il y eut une seconde de flottement.

 Soudain, une vague de souffrance submergea Luke, qui se plia en deux. Du feu brûlait ses veines. Un flash de lumière dorée, puis de lumière bleue illumina la chambre, la transformant en phare. Il hurla, incapable d’en supporter plus, s’écroula.

  Des convulsions le secouèrent violemment. Il eut l’impression qu’un géant s’était emparé de lui et s’amusait à le projeter par terre dans tous les sens. Le sentiment de puissance s’était évanoui, ne laissait qu’un feu qui le dévorait sans pitié. Il eut vaguement conscience que Sil était penché sur lui. Avec un doute effroyable, il comprit que L’Egal avait peut-être raison: il n’était pas Doué, il n’avait pas né avec les mêmes capacités. Il tenta de rejeter le Don. En vain. Il était un peu tard pour avoir des regrets.

  Tout devint flou. Le jeune homme perdit la notion du temps. A côté de ça, ce qu’Astrid lui avait fait subir n’aurait pas mérité le nom de torture.

 Puis alors qu’il n’espérait plus, les convulsion cessèrent. Mais ce fut comme si les vagues de feu, qui s’étaient mis en veilleuse, n’attendaient que cette occasion pour le submerger à nouveau. ll avait désormais l’impression qu’on lui découpait méticuleusement la peau. Ce n’était pas normal. Pour Chris Grailingstream, tout avait cessé dès que les convulsions s’étaient arrêtées.

   Il cria, voulut ramper jusqu’à la douche avec l’espoir illusoire qu’une eau glaciale éteindrait le brasier. Mais il n’en avait plus la force. Il ne voyait plus rien. Il n’y avait plus que la souffrance.

 Il ferma les yeux. Attendit.


Quand Luke revint à lui, tremblant, il ne reconnut d’abord pas les lieux. Un plafond blanc, de grandes fenêtres, un air salin. Il grogna.

  Une tête floue aux longs cheveux bouclés prit la place du plafond. Luke cligna des yeux. Les traits fins de Silyen se précisèrent.

– Tes yeux, souffla le jeune homme.

  Ils n’étaient plus dorés. Ils étaient redevenus brun foncé, comme avant que l’Egal n’absorbe tout le Don de Grande-Bretagne.

 Le temps d’un battement, les traits de l’Egal se contractèrent. A travers le lien, Luke ressentit une telle fureur qu’il recula instinctivement. Mais quand Sil parla, sa voix était calme:

– Je ne sais pas comment tu peux encore être en vie…

  Luke se redressa sur les coudes, s’inspecta de la tête aux pieds, bougea les bras, les mains. La douleur avait disparu. En fait, il ne s’était jamais senti aussi bien. Puis sans signe avant-coureur, une multitude de sons l’assaillirent: une discussion autour d’un film, le clapotis des vagues, le bruit d’un moteur, une porte qui claque. C’était assourdissant. Il plaqua ses mains sur ses oreilles mais c’était sans compter les odeurs: celle des croissants et du café froid abandonné sur la table à manger, du chocolat en train de fondre, du chlore de la piscine, de la pierre chauffée par le soleil et… quelque chose de familier et de délicieux. Avec un choc, il se rendit compte que c’était l’odeur de Sil, amplifiée puissance mille. Autour de lui, tout était soudain devenu beaucoup trop brillant et coloré, comme s’il était passé d’une veille télévision noir-blanc à un écran LED.

  Il paniqua. Ferma les yeux, mains toujours plaquées sur les oreilles, retint sa respiration.

  Ah. C’était mieux. Sauf qu’il dut respirer et que la tempête d’odeur s’engouffra dans ses narines, lui donnant le tournis.

  Concentre-toi, Luke.

  Silyen n’avait pas pu endurer ça en permanence. Il devait y avoir un moyen d’atténuer ses sens. Sans plus réfléchir, le jeune homme procéda une nouvelle fois comme avec la pierre magique, atténuant les odeurs qu’il percevait, et tout redevint… quasiment normal. Il écarta ses mains, fit la même chose avec son ouïe, comme s’il tournait le bouton du son. Le plus dingue, c’est que ses manœuvres avaient fonctionné presque instantanément. Mais il n’eut pas le temps de se réjouir.

  Silyen serrait les poings, bouillonnant de rage.

– Je peux savoir à quoi tu joues? siffla-t-il.

  Cinq mois plus tôt, Luke se serait liquéfié sur place. Voir un Jardine en colère restait une expérience terrifiante, surtout si le Jardine en question s’appelait Silyen. Heureusement, il avait appris à le connaître depuis.

– Comment tu te sens, là? bafouilla-t-il.

– D’après toi?

  Luke avala sa salive.

– Tu comprends, maintenant? tenta-t-il.

  Ces simples mots rendirent Sil écarlate. Il se rua en avant, mais quelque chose d’incompréhensible se produisit. Il fut brusquement projeté en arrière avant de s'arrêter net. Médusé, Luke se rendit compte qu’il avait attrapé l’Egal par le bras afin de lui éviter de finir écrasé contre un mur. Il ne savait pas d’où lui était venu ce réflexe. Puis avec un temps de retard, il comprit qu’il avait des défenses douées. C’étaient elles qui avaient repoussé Sil. Oh la la. Il se raccrocha à sa question comme une bouée de sauvetage, pour éviter de réfléchir à tout ça.

– Tu comprends maintenant? répéta-t-il.

– Rends moi mon Don! rugit Sil en se débattant violemment.

  A nouveau, Luke réagit instinctivement. Il saisit les poignets de l’Egal et le plaqua contre lui, l’empêchant de bouger. C’était aussi simple que ça. Jusqu’à ce que Sil lâche un cri de douleur. Luke s’aperçut qu’il le serrait beaucoup trop fort. Il le relâcha, constatant à sa grande honte qu’il lui avait laissé des traces rouges sur les poignets.

– Calme-toi, implora-t-il, voyant que Sil s’apprêtait à nouveau à lui sauter à la gorge.

  Miracle, ses paroles parurent faire effet.

  Sil laissa ses bras retomber le long de son corps. Inspira profondément, les yeux toujours flamboyants.

 C’était au moins ça, même si la rage brûlante que Luke ressentait à travers le lien était devenue incandescente.

– Qu’est-ce que tu ressens? demanda-t-il à nouveau.

  Sil leva les yeux au ciel.

– Cette question idiote est censée avoir un sens?

 Luke fit semblant de ne pas avoir entendu:

– Bon. Ce que tu ressens, maintenant, c’est exactement ce que j’ai vécu à la minute où j’ai réalisé que je devais choisir entre toi et la Grande-Bretagne. C’était le seul moyen de te le faire comprendre.

– En me privant de mon Don… Merveilleuse idée.

   Il y eut soudain un bruit qui ressemblait à des éclats de verre se brisant sur le sol. Luke comprit que Silyen était en train de rire. Il riait même si fort qu’il se plia en deux.

– J’avoue que je t’ai clairement sous-estimé Hadley, articula-t-il entre deux hoquets.

   Ah super. Ce n’était vraiment pas le résultat que Luke espérait, mais il ne put rien faire d’autre que d’attendre patiemment que cette hilarité absurde cesse. Et tout compte fait, il aurait préféré qu’elle continue, parce qu’il ressentit à nouveau une bouffée de colère qui ne lui appartenait pas. Il perçut aussi un immense désarroi et une déception tout aussi énorme. Il lutta pour ne pas craquer et rendre immédiatement son Don à Sil.

– Ecoute-moi. Tu n’aurais jamais su ce que c’était de se sentir totalement impuissant si je…

– Comment crois-tu que je me sentais, dans la salle de torture d’Astrid? D’humeur guillerette? l’interrompit Silyen en le fusillant du regard.

  Luke se mordit la lèvre jusqu’au sang.

 Il se souvint que quelques heures avant à peine, Sil lui avait révélé ce qu’il avait subi là-bas. Son cœur dégringola dans sa poitrine. Quel imbécile il faisait! Il n’avait jamais eu l’intention de voler son Don à Sil, il voulait juste l’emprunter le temps que l’Egal comprenne ce que c’était et change peut-être d’avis, en décidant de défendre la Grande-Bretagne. Il se rendait désormais compte à quel point son idée était stupide.

– Ok, capitula-t-il. Je suis désolé. Ce n’était pas la bonne tactique…

– Effectivement. Rends-moi mon Don, maintenant.


  Luke s’écarta.

  Le fracas des vagues qui s’échouaient sur la plage, en contrebas, lui vrilla à nouveau les oreilles et il entendit une femme lui parler comme si elle se trouvait dans la chambre. Il sursauta. Focalisa son attention jusqu’à ce que les bruits disparaissent.

– Tu dois d’abord activer ta vision douée. C’est comme si tu avais un filtre de Don devant les yeux, expliqua Silyen, en lui parlant de minuscules étincelles, qu’il était censé ensuite voir sur certains points de son corps.

  A l’entendre, c’était par ces points-là uniquement que son pouvoir pourrait à nouveau entrer en lui.

  Mais c’était plus facile à dire qu’à faire. Jusqu’alors, Luke avait agi par instinct, poussé par l’urgence de la situation. Là, l’Egal lui parlait de notions totalement abstraites dont il n’avait jamais eu la moindre idée. Il cligna des yeux, essayant d’activer cette mystérieuse « vision douée ».

   A sa grande surprise, il y parvint après la troisième tentative.

 Il lâcha un cri d’admiration. Au-dessus de lui, des poutres du plafond étaient devenues lumineuses. Puis il baissa les yeux et s’aperçut que ses pieds, ses jambes, tout son corps étincelait comme s’il avait plongé dans un bain d’or. La lumière du Don. C’était la chose la plus incroyable qu’il ait jamais vue. Mais aussi une des plus terrifiantes. Il ne se reconnaissait plus.

  La voix de Silyen claqua, le rappelant à la réalité.

– Trouve mes points d’ancrages maintenant. Il faut que tu zoomes grâce à ta vision douée.

 Luke obéit. Il sentait le pouvoir bouillonner en lui, comme un animal en cage qui n’attendait qu’une occasion pour se libérer. Il se demanda comment Sil faisait pour le contenir en permanence puis se força à discerner le Don autour de lui. Enfin, il vit des petites étincelles dorées qui flottaient dans les airs. Il braqua alors son regard sur l’Egal, qu’il détailla méticuleusement de la tête aux pieds, mais il ne vit pas la moindre trace de Don. Un frisson lui glaça la colonne vertébrale.

– Zoome encore, s’impatienta Silyen.

  Luke eut beau s’acharner, les étincelles restaient désespérément absentes. Il scruta les cheveux en bataille de Sil, ses yeux (comme c’était étrange de les voir à nouveau noirs), sa chemise froissée, son jean et ses pieds nus. Il lui demanda de tourner sur lui-même, trèèès lentement. Toujours rien.

 Le plus frustrant, c’était que Luke continuait à apercevoir la multitude d’étincelles qui flottaient autour de lui. Mais elles n’étaient pas sur l’Egal. Les frissons reprirent de plus belle, au fur et à mesure qu’une peur terrible le saisissait. Et s’il ne pouvait pas rendre son Don à Sil? Celui-ci semblait être arrivé aux mêmes conclusions, car il blêmissait à vue d’œil.

   Puis Luke pensa à autre chose, les yeux mi-clos. Le Don courait dans ses veines, embrasait tous ses sens, vibrait dans chacune de ses cellules. C’était comme s’il avait vécu sourd et aveugle avant ça. Ou non, plutôt, c’était comme s’il retrouvait une partie de lui qu’il avait perdu depuis sa naissance.

   Il pensa à tout ce qu’il pouvait accomplir.

   Stopper la guerre qui venait d’éclater. Lutter contre la faim dans le monde, les catastrophes naturelles, l’épuisement des ressources. Redresser l’économie en Grande-Bretagne et garantir l’égalité pour tous. Protéger sa famille. S’assurer qu’elle ne manque jamais de rien. En clair, tout ce que Silyen ne ferait jamais. Il se représenta, l’espace d’un fol instant, le monde qu’il serait capable de créer. Tout cela était à portée de main. C’était tellement tentant… Silyen ne pourrait pas l’en empêcher, il n’avait plus aucun pouvoir. Il comprendrait peut-être un jour.

– J’espère que tu n’es pas en train d’envisager de garder mon Don pour toi, murmura l’Egal d’une voix menaçante.

  Tout ce que Luke s’imaginait vola soudain en éclat. Il rouvrit brusquement les yeux. Il ne pouvait pas faire ça à Silyen. Parce que s’il le faisait, il ne vaudrait pas mieux que Whittam Jardine ou que Bouda Matravers. Ce qui ne l’empêchait pas de poser une condition:

– Tu devras m’en laisser une partie. Je vais aider la Grande-Bretagne, quoique tu en penses, souffla-t-il en saisissant doucement l’avant-bras de Sil.

  L’Egal eut un mouvement de recul mais ne se déroba pas.

– C’était exactement ce que j’avais l’intention de faire, au départ, gronda-t-il.

   Auréolé par la lumière du soleil éblouissant des Cyclades, qui plongeaient ses traits dans une ombre mystérieuse, l’Egal était magnifique. Luke eut un pincement au cœur. Il inspira, s’ouvrit au monde du Don, dans lequel il s’immergea en un battement de cil. Mais il eut beau regarder chaque millimètre carré du corps de l’Egal, il ne trouva rien de plus qu’avant.

 Soudain, un son strident retentit. Luke fit un bond d’un mètre avant de s’apercevoir que ce n’était que le téléphone de la chambre qui sonnait. Le téléphone. Personne ne savait qu’ils étaient ici. Luke n’en avait pas même parlé à ses soeurs.

   Imperturbable, Silyen avait déjà décroché et écoutait d’un air concentré. Il fronça les sourcils, lâcha quelques mots puis raccrocha.

– Tes convulsions de tout à l’heure ne sont pas passées inaperçues, ou plutôt devrais-je dire, tes hurlements, sans parler des éclairs de Don. La réception de l’hôtel a l’amabilité que la police va bientôt arriver. Curieusement, ils n’ont pas eu l’air de me croire, quand je leur ai dit que tout était sous contrôle.

 Oh, les choses ne cesseraient donc jamais de se compliquer? Avec l’énergie du désespoir, Luke scruta à nouveau l’Egal, zoomant jusqu’à voir chaque micron, implorant mentalement les étincelles d’apparaître. S’il-vous-plaît. S’il-vous-plaît.

– Il n’y a pas d’autre moyen? gémit-il.

  Silyen ferma les yeux, comme s’il essayait d’accepter quelque chose d’insoutenable. Un immense désarroi engloutit d’un coup la poitrine et le coeur de Luke.

– Non, non, non! cria-t-il en saisissant l’Egal, refusant d’accepter l’évidence. Il doit y avoir un moyen. Sinon, je te jure que je te l’aurais jamais pris. Dis-moi comment faire. Dis-moi!!!

– Luke…

– Dis-moi!

  Il s’aperçut soudain qu’il serrait les poignets de Sil si fort que l’Egal en grimaçait de douleur. Horrifié, Luke le lâcha. Recula de plusieurs pas.

– On va devoir partir d’ici très vite, de toute façon.

  Luke n’avait jamais entendu Sil parler avec une voix pareille: vide, creuse, morte.

– Tu vas créer une porte jusqu’au monde de Kils, poursuivit l’Egal. Ils ont une bibliothèque qui me semble respectable. S’il existe un livre expliquant comment je peux retrouver mon Don, il est là-bas.

– Non! Je ne veux pas t’abandonner! On va trouver une solution ensemble, balbutia Luke, qui cligna furieusement des yeux, s’apercevant qu’ils étaient embués de larmes.

– Tu vas faire ce que je te dis! rugit Silyen. Tu me dois bien ça!

  Luke recula encore jusqu’à être adossé au mur. Puis l’Egal se radoucit.

– Luke, on n’a plus beaucoup de temps. La police grecque va arriver d’un instant à l’autre et tu ne tiens pas plus que moi à t’expliquer avec elle. Amène-moi chez les Kilsaï.

  Luke secouait la tête. Sauf que la phrase suivante de Silyen le fit douter de son ouïe:

– Je me doutais que j’allais perdre mon Don à un moment où à un autre, avoua-t-il. Mais je n’aurais jamais pensé que c’était toi qui me le prendrait.

– Quoi?

– Dans le monde des Kilsaï, le roi m’a expliqué qu’il y avait une prophétie. Une prophétie qui pouvait me concerner mais qu’il a refusé de me montrer. Il n’avait qu’une seule explication logique: il allait m’arriver quelque chose de particulièrement désagréable dont je ne devais pas avoir connaissance, pour ne pas tenter de l’empêcher. Or, que pouvais-je subir de plus désagréable que de perdre mon Don ou te perdre, toi?

– Je…

  Luke fut incapable de poursuivre. Il se sentait horriblement coupable et il aurait voulu faire n’importe quoi pour se racheter.

  Quelqu’un frappa soudain à la porte.

– Allez, dépêche-toi. Ouvre un portail, ordonna Silyen.

  Luke avait le tournis.

– Non, viens avec moi, balbutia-t-il.

  La rage qui émanait de Silyen semblait avoir disparu mais Luke sentait qu’elle était encore présente, contenue par l’Egal.

– Nous n’avons pas le temps pour ces enfantillages, Luke. Créée cette porte.

  Cette fois, le tambourinement avait laissé la place à un déluge de coups. Une voix s’éleva depuis l’autre côté de la porte.

   « Police! Ouvrez! » entendit Luke, qui s’aperçut qu’il comprenait désormais le grec.

  Silyen haussa un sourcil:

– Tu tiens vraiment à leur donner un aperçu de ton nouveau Don? Parce qu’ils ne vont pas tranquillement laisser nous en aller, et le temps presse pour toi aussi, me semble-t-il, avec ce qui se passe en Grande-Bretagne…

  Le déchirement que ressentait Luke se transforma en un gouffre dans lequel le jeune homme tomba la tête la première. Il savait que Sil ne le suivrait pas, autant essayer de soulever un immeuble à mains nues.

– Et toi, tu ne tentes pas de me convaincre de venir avec toi? lâcha-t-il en désespoir de cause, tandis que le martèlement en provenance de la porte cessait.

– Tu as fait ton choix. Tu n’es ni mon esclave, ni mon prisonnier, et je ne peux pas passer mon temps à m’inquiéter pour toi, alors essaie simplement de ne pas te faire tuer. Il est temps que tu fasses tes propres expériences, gronda Silyen. (Puis il agrippa sa chemise et le tira brusquement vers lui.) Mais j’espère que tu as conscience de ce qui t’attend. Tu vas t’impliquer dans une guerre, Hadley. Il y aura forcément des morts, et tu ne pourras pas l’empêcher.

  Luke se dégagea, le coeur au bord des lèvres. Evidemment qu’il savait ce qu’était une guerre. Il se raccrochait à l’espoir de pouvoir y mettre un terme le plus vite possible, même s’il ne savait absolument pas comment il allait s’y prendre.

   Mais Silyen le réempoigna sa chemise. Il n’en avait pas fini:

– Veille sur ma mère. Il ne doit rien lui arriver, tu en es responsable.

   Lui, veiller sur Thalia Jardine? Il ne voyait pas comment il pourrait la rencontrer sans recevoir au mieux, une gifle, mais il comprenait Silyen.

– Tu ne veux pas que je l’amène à Kils, elle aussi? tenta-t-il néanmoins.

– Pour qu’elle fasse une crise cardiaque?

  Puis un cliquetis se fit entendre dans la serrure de la porte de la chambre. Le personnel de l’hôtel devait avoir donné la clé, songea Luke.

  L’Egal avait raison, ils n’avaient plus le temps. Il attrapa Silyen et ils allèrent se réfugier à l’étage. Le lit à moitié défait, éclaboussé par des flaques de soleil apparut dans son champ de vision. Il se concentra sur une petite portion de parquet.

– Connecte-toi à moi à travers le lien. Je vais t’indiquer la signature du monde, fit Silyen.

   Luke s’exécuta. Il retrouva dans la personnalité familière de l’Egal, et sentit que Sil lui montrait quelque chose à travers son esprit. Il suivit la direction, et fut assailli par une horde d’impressions en provenance du monde des Kilsaï. Sans plus réfléchir, il pensa simplement à une porte. Il avait vaguement conscience du son d’une poignée qui s’abaissait, au rez-de-chaussée.

 La porte apparut.

 Silyen l’ouvrit et franchit le seuil. Il se retrouva dans une forêt touffue.

– Je t’appellerai à travers le lien, quand j’aurais trouvé comment récupérer mon Don.

  Une impression d’absurdité submergea Luke. ça ne pouvait pas se terminer si vite. Mille phrases s’entrechoquaient derrière ses lèvres mais aucune ne voulaient en sortir. Il aurait voulu que Sil éclate soudain de rire et lui dise que tout ça n’était qu’une blague, qu’il savait parfaitement comment récupérer son Don. Parce que pour le moment Luke, avait l’impression d’être un enfant qu’on aurait projeté dans une piscine pour lui apprendre à nager. Des voix montaient maintenant depuis en bas. Les policiers allaient les découvrir d’un instant à l’autre.

– Attends! Comment est-ce que je fais pour utiliser le Don?! chuchota-t-il juste avant que Sil ne rentre entièrement dans le monde des Kilsaïl.

  L’Egal leva les yeux au ciel, retourna dans la chambre, plongea la main dans son sac à dos de voyage et en sortit un cahier qu’il tendit à Luke.

– Un condensé du carnet du Roi Merveilleux avec mes propres observations. Surtout ne le perd pas. Mais tu sais déjà tout ce qu’il faut, sans quoi tu n’aurais jamais réussi à ouvrir cette porte.

– Quoi?!! Qu’est-ce que tu veux dire?

  Une vague de colère en provenance du lien fit tressaillir Luke.

– Tu le sais très bien. Oh, et à ta place, je changerais d’apparence, si tu veux protéger ta chère famille.

  Puis Sil retourna dans le monde de Kilsaï et poussa le battant. La porte se referma aussi légèrement qu’une plume tombant au sol.


  Luke resta les bras ballants. Il aurait voulu pouvoir embrasser l’Egal une dernière fois, ou au moins lui dire quelque chose. Mais son ouïe capta des pas qui montaient l’escalier.

  Il savait ce qui lui restait à faire.

 Il empoigna leurs bagages, à lui et à Silyen, histoire de laisser le moins d’indices possibles, créa une porte jusqu’à Manchester et la franchit. Il ne vit évidemment pas les images que continuait à diffuser la télévision, alors que la police grecque découvrait une mezzanine mystérieusement vide. Sur l’écran, la caméra avait brusquement zoomé sur deux personnes qui se dressaient bien droite sur la côte, le nez en l’air, face à un escadron d’avions de chasse confédéré. Toutes les deux levèrent les bras en même temps et une halo doré enveloppa leurs mains. Quatre avions furent brutalement projetés en arrière, s’abîmant dans l’océan. Puis une énorme vague surgit et engloutit les trois derniers appareils dans un rugissement de fin du monde. Le duo baissa les mains. L’homme avait la peau claire et les cheveux couleur bronze. Massif, il portait une veste en cuir. Gavar Jardine. Quant à la fille à côté de lui, elle n’avait pas l’air d’avoir quinze ans. Elle était menue, et ses longs cheveux noirs, balayés par le vent, engloutissaient son visage. C’était Daisy Hadley.

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