Entre les mondes
Luke jeta un coup d’oeil vers le lit, se demandant ce qu’il avait fait de mal. Puis il secoua Silyen, dont les yeux révulsés étaient effrayants. Ils lui rappelaient vaguement quelque chose. Bon sang, bien sûr! C’était quand il était allé dans le Selbst-Welt de Coira. Est-ce que Sil était en ce moment dans son propre esprit? Il sentait une peur et une confusion inexplicable monter en lui, puis comprit que les émotions venaient de l’Egal et qu’il les percevait à travers le lien.
Il se mit à faire les cent pas dans la pièce, n’arrivant pas à savoir ce qu’il convenait de faire. Attendre semblait être la meilleure option. Mais dans ce cas, il espérait avoir vu juste avec le Selbst-Welt, parce que si Silyen était en train de faire une sorte de crise et qu’il avait besoin de soins…
Enfin, l’Egal bougea légèrement. Il cligna plusieurs fois des yeux, comme une chouette.
– Voilà qui est embarrassant, commenta-t-il.
Pour une fois, son regard avait perdu son habituel mélange de curiosité et de dédain. Il avait l’air beaucoup plus jeune. Et complètement perdu. L’inquiétude de Luke monta d’un cran:
– Qu’est-ce qui s’est passé? Tu vas bien? J’ai fait quelque chose de mal?
Sil détourna les yeux.
– Tu n’as rien à te reprocher. J’ai cru avoir réglé un problème alors que ce n’était pas le cas. Je viens de m’en assurer.
– Tu étais dans ton Selbst-Welt, c’est ça?
Sil fronça les sourcils et passa la main dans ses cheveux.
– J’avais pourtant réparé les dégâts, marmonna-t-il pour lui-même. Ce n’était pas parfait, mais ça aurait dû fonctionner.
– Est-ce que je peux faire quelque chose? insista Luke, qui ne comprenait rien à ce charabia. (Comme Silyen ne répondait pas, il poursuivit.) Je vais aller te faire un thé. Tu verras, tu te sentiras mieux après. Promets-moi juste que tu ne vas pas t’enfuir.
Lorsque l’Egal eut hoché la tête d’un air absent, il s’empressa de descendre l’escalier en colimaçon, récupéra sa chemise sur la table du salon et l’enfila nerveusement. Il fouilla les meubles de la cuisine et en tira une bouilloire ainsi qu’une petite boîte en bois remplie de sachets de thé et de café. Il choisit l’infusion à la verveine, qui avait toujours eu de bons effets selon sa mère, et sortit une tasse du placard. Ses mains tremblaient tellement qu’il dut s’y prendre à trois fois pour déchirer le sachet. Quel imbécile il faisait! Silyen et lui ne s’étaient retrouvés depuis quelques jours et ils venaient de subir un enfer. Qu’est-ce qui lui avait pris de lui sauter dessus comme ça? Il s’imaginait la mine scandalisée qu’aurait eue Abi s’il lui avait parlé de l’incident.
Lorsqu’il revint dans la chambre, le soleil entrait toujours à flots dans la pièce. Silyen était toujours recroquevillé dans son coin. Il avait à nouveau les yeux révulsés. Se résolvant à attendre à nouveau, Luke posa la tasse fumante sur la table de nuit et redescendit chercher la chemise de l’Egal, qu’il posa à côté de lui. Il s’était rarement senti aussi désemparé. Si seulement Sil lui expliquait ce qui lui arrivait.
Enfin, l’Egal sortit de sa transe. Il ignora le thé, se leva, remit sa chemise, qu’il boutonna soigneusement. Il grimpa ensuite sur le lit, où il s’assit, ramenant ses cheveux devant son visage.
Luke se hissa à son niveau.
– Je suis désolé. Je n’arrête pas d’être à côté de la plaque ces temps, pas vrai? dit-il doucement.
Silyen ne réagit pas.
Luke écarta le rideau de cheveux bouclés. L’Egal lui lança un regard en biais.
– Parle-moi, Sil. Qu’est-ce qui t’arrive?
– J’ai besoin de réfléchir, Hadley. Laisse-moi.
Il écarta sa main d’un geste impatient, à nouveau caché par ses cheveux.
– Non. Je resterai ici jusqu’à ce que tu me dises ce qui se passe.
– Ne m’oblige pas à créer une porte jusqu’à Far Carr et à te laisser là.
– C’est en rapport avec ce que Bouda et Astrid t’ont fait?
A ces mots, les épaules de Silyen se tendirent.
Luke sentit un gouffre s’ouvrir en lui. Il avait refusé d’envisager cette possibilité…
Non!
– Dis-moi qu’elles n’ont pas… dit-il d’une voix blanche.
– Ça ne te concerne pas, aboya Silyen, qui se leva comme un ressort.
Luke réussit à lui agripper le bras de justesse, juste avant qu’il ne saute du lit, et le força à se rassoir. Il savait que l’Egal aurait pu se dégager sans peine. Il prenait sur lui.
– Non, écoute-moi. Je ne savais pas. Je n’avais pas le moindre idée de ce qu’elles… Je suis tellement désolé. J’aurais dû t’écouter, j’aurais dû être beaucoup plus prudent. C’est entièrement de ma faute.
Silyen paraissait avoir perdu toute substance. Sa peau était plus pâle que jamais et même ses yeux dorés semblaient se ternir.
– Ça prouve que tu n’as rien compris du tout. Ne dis pas de bêtises, murmura-t-il.
Il écarta de lui-même ses cheveux et regarda Luke.
– Là-bas, ce n’était que mon corps, pas mon esprit, poursuivit-il doucement. Il en aurait fallu beaucoup plus pour me briser…
Il n’alla pas plus loin.
Luke serra si fort les poings que ses jointures devinrent blanches. Un terrible accès de rage impuissante le submergea.
– Je suis désolé. Je suis tellement désolé, murmura-t-il en prenant Silyen dans ses bras.
De manière surprenante, celui-ci ne s’écarta pas. Ses épaules tressautèrent et Luke comprit qu’il luttait pour ne pas pleurer. La rage reflua. Il se rappela une des phrases préférées de sa mère: « Avec des « si », on aurait pu changer le monde.» Il songea que s'il n’était pas retourné à Manchester pour se faire capturer, tout aurait pu se terminer autrement. Des images de Silyen forcé à des actes innommables l’assaillirent. Il n’en avait rien su, car l’Egal avait réussi à couper le lien. Mais maintenant, il ressentait toute la détresse qu’il essayait de cacher.
Se cramponnant à lui, l’Egal lui demanda ce que lui-même avait subi.
– J’ai besoin de savoir. Ça me tue, d’imaginer le pire, lâcha-t-il.
Luke ne voulait surtout pas revivre les horreurs de la chambre de torture, alors en parler… Comment cette matinée, qui avait si bien commencé, avait pu dérailler ainsi?
– Je t’en prie, insista Sil.
Allez, s’encouragea Luke. Il se força à raconter, comme si quelqu’un d’autre qui parlait et qu’il n’était que spectateur. Il trembla si fort, lorsqu’il arriva à la fin, qu’il dut s’interrompre pour ne pas éclater en sanglots.
– Si tu ne m’avais pas imposé la Réserve, je crois que je leur aurais tout dit, Sil. Je pensais que j’aurais la force de résister, mais sur le moment, j’aurais tout donné pour que ça s’arrête. Je ne sais pas comment tu as fait.
– Tu te rappelles quand je t’ai dit que tu ne pouvais pas sauver tout le monde? finit par répondre l’Egal. Je pourrais te répéter la même chose dans ce cas: parfois, la volonté se heurte à la réalité.
Ils restèrent un long moment enlacés, aucun ne voulant se détacher de l’autre, observant à travers le lien leur angoisse se calmer progressivement.
Ils passèrent le reste de la journée entre le jacuzzi, la piscine et la terrasse, s’adressant la parole avec une sorte de politesse gênée. La magie de la veille s’était rompue. Silyen finit par confirmer qu’il s’était rendu dans son Selbst-Welt et qu’il l’avait trouvé aussi dévasté qu’avant qu’il ne le remette en ordre.
– Je ne comprends pas. C’est comme si je n’avais rien fait du tout. Je pense que je dois chercher la cause ailleurs.
– Et si tu essayais de t’en sortir sans ton Don? suggéra Luke.
Silyen ricana.
L’Egal finit par conclure qu’il fallait trouver comment éviter la formation de la tornade dans son Selbst-Welt. Il passa au peigne fin les notes du Roi Merveilleux, qu’il connaissait pourtant par coeur selon ses dires. Puis il fit les cent pas en parlant tout seul, tandis que Luke observait le scintillement de la mer, au loin.
Puis en fin d’après-midi, Silyen s’accroupit à côté de la piscine où se prélassait Luke. Il regarda d’abord devant lui sans rien dire, l’air étrangement hésitant. Il ressemblait à un oiseau prêt à s’envoler.
– Je ne t’ai jamais remercié d’être venu à mon secours.
Luke s’agita, mal à l’aise. Il n’avait jamais reçu de remerciements de la part d’Egaux, mis à part de Doc Jackson.
– N’importe qui l’aurait fait.
– Tu te trompes. Je… Je voulais te dire que ça m’a touché.
– Je croyais que tu ne ressentais pas d’émotions.
– Mais des sentiments, oui. Je te l’ai déjà dit. (Il hésita à nouveau.) J’ai aussi pu réfléchir dans cette charmante cellule. J’ai besoin de toi, Luke.
Luke se retourna tout à fait et dévisagea l’Egal, dont le teint avait viré au rose. Il n’était pas certain de vouloir lire entre les lignes, mais en même temps, il en mourait d’envie. Son coeur fit une embardée.
– Sil… commença-t-il, sans savoir ce qu’il voulait vraiment dire.
L’Egal le coupa pour dire très vite:
– La journée d'hier. J’ai beaucoup apprécié aussi. Je tenais à te le dire.
– Moi aussi.
Luke pianota nerveusement des doigts, certain qu’il allait dire une bêtise, puis effleura du bout des doigts la joue de l’Egal, qui tressaillit:
– J’aimerais que tous les jours puissent ressembler à celui d’hier. Et je voulais aussi te remercier pour ce voyage. La Grèce est aussi fabuleuse que je l’imaginais.
Puis il se hissa à la force sur le bord de la piscine et effleura la bouche de l’Egal.
– Je peux? murmura-t-il.
– Bien sûr. Tant qu’on s’en tient à ça, ironisa Sil.
Ils s’embrassèrent avec le désespoir qu’ils avaient ressenti tout à l’heure, puis avec beaucoup de douceur. Le pétillement familier qui envahit Luke s’adoucit, se transforma en une onde de chaleur tiède. Il recula, prit la main de Sil et la serra fort dans la sienne.
Puis il jaillit hors de la piscine.
– Attends là, lança-t-il.
Sans prêter attention à la traînée d’humidité qu’il laissait derrière lui, il fouilla dans la valise et se redressa triomphalement.
Puis, rouge tomate, il redescendit et déposa sa trouvaille dans la main de Sil.
– Un bateau? demanda l’Egal en faisant tourner entre ses doigts un minuscule voilier en bois peint en bleu et blanc.
La voile était un bout de filet décoré de coquillages. C’était une petite chose toute délicate.
– Ça m’a rappelé… une de nos soirées. Comme ça on est à égalité, fit Luke en désignant son pendentif.
Sil eut alors une curieuse expression. Il serra brusquement les lèvres comme s’il voulait les empêcher de trembler. Puis il effleura le menton de Luke.
– Merci. (Il fronça les sourcils.) Quand est-ce que tu as eu le temps d’acheter ça?
– Tu te souviens le moment où tu es tombé en admiration devant cette colonne corynto-machin-chose?
Silyen sourit pour la première fois depuis tout à l’heure.
Luke pensait être arrivé au bout des émotions qu’il pourrait ressentir dans une journée, mais c’était sans compter sur une brusque cacophonie. Des exclamations de surprise s’élevèrent de l’autre côté de l’hôtel, où passait la rue principale, comme si une foule s’était rassemblée là. Le jeune homme alla voir et s’aperçut que les cris provenaient de passants qui s’étaient arrêtés sur place, les yeux braqués sur leur téléphone portable. Beaucoup parlaient très vite entre eux.
Du balcon où il s’était penché, Luke sentit son ventre se nouer.
Que se passait-il?
Il n’eut pas à attendre longtemps. À peine revenu dans la chambre, il entendit la sonnerie de son téléphone portable. Silyen le lui tendit sans un mot.
Le dialogue fut bref.
Luke n’eut pas la force d’émettre le moindre son. Il raccrocha comme un automate.
Ce n’était pas possible. Ça ne s’arrêterait donc jamais?
Il se mordit très fort la langue pour ne pas crier et se prit la tête dans les mains. Une immense pression enflait en lui. Il avait envie de frapper quelque chose, de hurler ou d’éclater en sanglots. Mais avec un gros effort, il se calma.
– Ce ne sont pas des bonnes nouvelles, à voir ta tête.
Silyen.
Le jeune homme lui mit la main sur l’épaule et le fit assoir sur un des canapés.
Luke resta assis là, de longues secondes, à respirer à grands coups.
Puis l’air absent, il se dirigea vers le gigantesque écran de télévision incrusté dans le mur, qu’il alluma. Des visions d’horreur apparurent. Des bateaux de guerre fendant les flots. L’image était floue et tremblante, comme si un cameraman amateur filmait la scène - et pour ce que Luke en savait, c’était probablement le cas. Puis d’autres images, montrant une foule en train de se réfugier dans de vieux abris antiatomiques.
Il se retourna vers Silyen, qui se rongeait nerveusement un ongle.
– C’était Abi, lâcha-t-il d’une voix blanche. Les Etats-Confédérés viennent de déclarer la guerre à la Grande-Bretagne. Elle nous demande de revenir immédiatement.
À sa grande surprise, l’Egal eut un sourire amusé:
– Je l’avais prévenue. Rien de ce qu’aurait pu dire Chris Grailingstream n’aurait pu calmer son père. Au moins c’est officiel maintenant, ce vieux renard de Spencer a enfin décidé de jouer franc jeu.
Luke dut se retenir pour ne pas secouer le jeune homme comme un prunier. Dans quel monde vivait-il? On aurait dit qu’il ne saisissait pas tout ce qu’une guerre impliquait. Il respira à nouveau profondément jusqu’à être en mesure de parler calmement:
– Bon, on va boucler nos bagages et ensuite, tu vas nous ouvrir une porte jusque chez ma soeur. Elle a dit qu’elle nous attendra là-bas. On verra ensemble comment on peut défendre la Grande-Bretagne.
Silyen rit doucement:
– Tu vas un peu vite en besogne Luke. Je ne vois pas en quoi cette guerre nous concerne.
– Quoi? Tu oublies que mes deux soeurs, ma mère et ta mère sont là-bas. Nous devons les mettre à l’abri. Et il y a aussi Gavar et Libby, si cela veut encore dire quelque chose pour toi.
– D’accord, d’accord, abdiqua Sil en levant les mains. Je vais m’assurer que tout le monde soit en sécurité, puis nous allons nous concentrer sur le monde d’Enya.
Luke secoua énergiquement la tête. Ses mains se crispèrent sur le fauteuil:
– Tu ne comprends pas! Abi demande notre aide. Sans nous, sans toi, la Grande-Bretagne n’a aucune chance.
– Ainsi va le monde. Ce ne sera ni la première, ni la dernière guerre.
– Arrête avec tes grandes phrases! C’est une question de vie ou de mort, Sil! Tu as compris ce que je t’ai dit? Sans Don, notre pays est sans défense!!!
– Tu oublies que j’ai justement provoqué le retour du Don. J’ai fait en sorte que la Grande-Bretagne ait de quoi se défendre le moment venu. Ce sera d’ailleurs un spectacle très intéressant.
Luke sentit que la tête lui tournait. La réapparition du Don, le refus de Silyen de répondre aux questions d’Abi, c’était donc ça. Il s’imaginait vraiment qu’une poignée de débutants pourrait vaincre une force armée telle que celle des Etats-Confédérés?
– Ils auront un guide, dit Silyen, comme s’il devinait les réflexions de Luke. J’ai redonné son Don à Gavar.
– Ah ouais, Gavar est de nouveau Doué, ça règle donc la question. Sérieusement, Sil, je pensais que tu étais plus intelligent.
Cette fois, Silyen l’agrippa par le col:
– Ecoute, j’ai fait mon possible. Tu ne t’attendais quand même pas à ce que je me débarrasse de tout mon Don? J’ai même rendu son pouvoir à Chris Grailingstream, alors ta soeur ne peut pas attendre plus de moi.
– Nous n’avons pas le choix, répliqua Luke en se dégageant brusquement.
L’Egal lâcha un petit rire en secouant la tête.
– Qu’est-ce qu’il y a de drôle?
– Tes efforts pour me convaincre sont touchants. Mais tu ne peux pas me contrôler Luke.
Luke sentit le noeud qui nouait son ventre se serrer encore davantage. Il craignait qu’à tout moment, exaspéré par la conversation, Sil ne se lève, ouvre une porte et le plante ici. Que pouvait-il dire pour faire pencher la balance? Il commençait à bien connaître l’Egal et c’était ce qui lui faisait peur. Tant que celui-ci n’aurait pas vu un avantage pour lui-même ou pour ses recherches, il n’en ferait qu’à sa tête.
– Ton Don, lâcha-t-il, désespéré. Tu pourras tester toutes ses possibilités. Quoi de mieux qu’une guerre pour ça? Tu n’auras qu’à changer d’apparence, personne ne te reconnaîtra.
– Bien essayé Hadley. Mais je ne compte pas mettre ta vie - et la mienne - en danger. Je veux bien mettre nos familles à l’abri, ça n’ira pas plus loin.
– Ah oui, et où les emmèneras-tu? Les Etats-Confédérés se sont retournés contre nous, la Chine semble remplie de psychopathes Doués et je ne pense pas que les autres pays s’impliquent dans cette guerre en donnant l’asile. Far Carr n’est pas une option, si tu veux que tout le monde continue à oublier ton existence.
– Je trouverai. Pour un esprit aussi brillant que le mien, ça ne sera pas compliqué.
Furieux, Luke se leva et marcha jusqu’à la fenêtre, où il respira un grand coup. Il finit par se retourner et par regarder Silyen, immobile sur le fauteuil, si ce n’étaient ses doigts qui tambourinaient sur son genou. Il s’imagina partir à la guerre sans lui, parce qu’il était sûr que c’était ce qu’il allait faire, et se représenta Manchester dévastée sous les bombes et le Don des Etats-Confédérés. Il pensa à Abi, à Daisy, à sa mère, à Renie, au Club de jeux de Millmoor, à Armeria Tresco et même à Gavar et à Libby Jardine. Avec Silyen, ils pourraient peut-être trouver une solution pour eux tous, mais il y avait des milliers d’autres habitants, des innocents qui ne méritaient pas de mourir.
– Est-ce que tu m’aimes? se résolut-il à demander.
Sa voix tremblait, mais il réussit à la raffermir un peu, tandis que Silyen semblait plus insondable que jamais.
– Si c’est le cas, fais-le pour moi, poursuivit-il. Je t’ai suivi dans les mondes, je suis resté avec toi alors que j’aurais pu repartir à Highwithel. Je t’en prie. Je t’en supplie.
Les doigts de Silyen cessèrent de tambouriner. Il se leva à son tour du fauteuil et s’approcha de Luke jusqu’à se trouver à sa hauteur..
– J’avais cru mieux te connaître, finit-il par dire à voix basse. Que Bouda utilise mes sentiments pour tenter de me briser, passe encore, mais venant de toi…
– Eh bien, les gens changent. Ne me demande pas de choisir entre toi et ma famille. Tu ne vois pas le mal que tu me fais?
Luke n’eut pas à se forcer pour que les larmes lui montent aux yeux. Son ventre n’était plus qu’un étau de douleur et sa gorge le brûlait comme si on y avait versé un saut d’eau bouillante. Silyen eut soudain l’air incertain. Il papillonna des paupières.
– Tu m’en demandes trop, Luke.
Luke sentit son corps le lâcher. Il s’affaissa doucement contre le mur, envahi par la tristesse et l’impuissance. Tout ce qu’ils s’étaient dits tout à l’heure… Ce n’était que du vent, des paroles en l’air. Et pourtant, il avait tellement espéré. Tellement espéré. Une lame de souffrance le submergea. Il savait qu’il devait lutter, résister, mais il en était incapable.
À travers sa vision brouillée par les larmes, il vit Silyen créer une porte.
L’ouvrir.
ça ne pouvait pas se finir comme ça.
– Très bien! Donne-moi ce foutu Don!
Les mots étaient sortis tout seuls. Mais Luke n’avait plus le choix.