Entre les mondes
Luke passa le seuil. La moiteur des lieux l’enveloppa aussitôt. Une masse de gens anonymes s’agitaient dans la pénombre trouée de lumières fluorescentes, et la vibration des basses pulsa dans ses veines. Des flashs transformèrent soudain les lieux en fosse sous-marine, comme si tout le monde dansait au ralenti sous l’eau. La musique était bonne: Hey girl hey boy de The Chemical Brother. Elle explosait dans ses tympans, remontait le long de sa colonne vertébrale. Il entraîna Silyen, qui semblait complètement perdu, au milieu de la salle.
– C’est une très mauvaise idée, Hadley, sortons d’ici tout de suite, protesta celui-ci de sa voix traînante.
Luke rit et se laissa entraîner par le rythme hypnotique, ondulant en tous sens. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait, mais depuis qu’il avait lâché la bonde à sa détresse sur le voilier, il avait une folle envie de se défouler. Et d’arrêter de s’inquiéter pour tout le monde. Et d’oublier tout ce qui lui était arrivé dans la salle de torture d’Astrid. Puisqu’ils étaient en Grèce, autant en profiter.
L’Egal ne semblait cependant pas trouver cela drôle du tout.
– Allez Sil, c’est ici que tu apprends comment on s’amuse, lui cria Luke en se déhanchant de plus belle.
– S’amuser? Ton sens de l’humour est toujours aussi particulier. Qu’est-ce que je suis censé faire?
Luke lui prit les mains et le fit pivoter, l’entraînant vers lui, le faisant reculer:
– Tu te laisses simplement aller au son de la musique et tu essaies d’imiter mes gestes.
Une heure plus tard, après avoir descendu deux mojitos, un cocktail, trois shots cannelle, banane, crème recommandés par le barman et une tequila sunrise, que Silyen insista pour payer, tous deux étaient déchaînés. L'Egal maîtrisait apparemment assez bien une forme de hip hop qui consistait à faire des gestes saccadés. Luke ne pouvait plus arrêter de rire. Lui-même essayait des figures qu’il avait déjà vues dans des clips à la mode.
– Je peux te poser une question complètement idiote? cria-t-il alors que Right Here, Right Now de Fatboy Slim déclenchait des rugissements appréciateurs dans la foule.
– Vas-y, lui hurla Silyen en retour.
– Je… Tu… On est ensemble du coup?
L’hilarité de l’Egal éclata comme une bulle de champagne.
– Il me semble, articula-t-il entre deux éclats de rire. Enfin, si tu veux toujours de moi.
– Quelle question, répliqua Luke en lui saisissant la main et en le faisant virevolter.
Puis il prétexta qu’il devait aller aux toilettes et resta longuement dans la cabine, un grand sourire idiot sur les lèvres.
Finalement, ils rentrèrent à la fermeture de la boîte de nuit vers quatre heures du matin, vacillants.
Luke devait carrément soutenir l’Egal qui n’arrêtait pas de faire des zigzags en répétant à quel point ce monde roturier était étrange. Il tenta à une reprise de faire apparaître une porte pour leur raccourcir le trajet mais s’écroula de rire lorsque Luke le compara à un magicien faisant des tours de passe-passe. Luke commença à s’esclaffer à son tour et dut s’appuyer contre le mur d’une maison, en bordure de jetée. Il rattrapa l’Egal, dont le fou-rire menaçait dangereusement l’équilibre, et le tira contre lui pour le stabiliser.
Sil ne se débattit pas. Il se calma peu à peu et prit les mains que Luke avait posées sur son ventre pour les caresser. Puis il les porta à ses lèvres et les embrassa doucement, faisant naître un nuage de papillons dans le ventre du jeune homme, qui ne put retenir un long soupir tremblant. Il savait qu’il aurait dû relâcher Sil et qu’ils auraient dû essayer d’attraper un taxi pour rentrer chez eux - car qui savait si les rues de Santorin étaient sûres la nuit et si l’Egal était encore en état d’utiliser son Don, au cas où ils se faisaient agresser? Mais il n’y arrivait pas.
Les vagues de la Méditerranée se fracassaient l’une après l’autre sur la jetée. La lune faisait scintiller les environs.
– Cette idée de voyage était assez bonne en fin de compte… Je commence à beaucoup apprécier…, murmura Sil.
– Moi aussi, chuchota Luke en pivotant et en embrassant l’Egal dans le cou, ne revenant pas de sa propre intrépidité.
Il se dit qu’il avait beaucoup trop bu et que tout cela n’était guère raisonnable, mais il continua malgré tout, jusqu’à ce que Sil commence à frissonner contre lui.
– Ah. Ne t’arrête pas, fit-t-il lorsque Luke voulut s’écarter.
Il appuya légèrement sur les mains du jeune homme et les fit évoluer à travers son torse, frissonnant de plus belle.
– Tu as froid? s’enquit Luke.
– Au contraire, sourit Silyen en posant la main sur la nuque de Luke pour attirer son visage vers le sien.
Il lui donna un long baiser, doux et tendre. Le jeune homme répondit, cherchant sa langue, plaquant ses mains sur son dos. Les minutes se transformèrent en heures, il n’avait plus conscience du temps qui passait, juste des lèvres de Silyen contre les siennes. Puis les mains habiles de l’Egal commencèrent à lui caresser le torse à travers sa chemise de coton, suivant les contours de chaque muscle. Luke se laissa faire, parcouru de langues de feu. Son souffle se fit plus saccadé, mais lorsque les mains de Sil repassèrent sur ses hanches et s’aventurèrent à l’arrière de son jean, il s’écarta brusquement.
– Non! haleta-t-il.
L’Egal cligna des yeux, comme s’il se réveillait d’un rêve. Il secoua la tête.
– Désolé, lâcha-t-il, le souffle tout aussi court.
Luke le reprit contre lui, levant la tête pour le regarder dans les yeux, puis l’embrassa à nouveau avant de dire:
– Tenons-nous en à ça.
Sauf que le mal était fait. Une fois qu’ils furent rentrés à l’hôtel en taxi, Luke passa une nuit brûlante à se retourner dans tous les sens. Il avait insisté pour laisser le lit de la mezzanine à Sil, mais l'Egal l’y avait mis de force, prenant le canapé du salon. Et depuis, le jeune homme avait dormi par à-coup. C’était comme si une digue s’était rompue, comme si les mains de Silyen avaient réveillé quelque chose. Pire encore, les images torrides du monde noir, qu’il avait réussi à chasser de ses souvenirs jusque-là, n’arrêtaient pas de lui revenir, tout comme les sensations. Il avait les nerfs à vif, le corps en feu, et n’avait qu’une idée: que Silyen soit contre lui, dans le lit.
Il finit par se réveiller le lendemain en sueur. Il regarda la mer clapotante au loin pour calmer les battements de son coeur, mais la sensation brûlante refusait de s’en aller. A croire que son étreinte alcoolisée de la veille avait déclenché une sorte de processus irréversible. D’ailleurs, les cocktails ingurgités avaient pour effet une monumentale migraine… Il faudrait qu’il demande à l’Egal s’il pouvait arranger ça, mais à cette seule pensée, il se sentit redevenir moite. Il se réprimanda mentalement. ça ne restait que Silyen. Pourquoi diable lui ferait-il plus d’effet que d’habitude? Il tenta de se recoucher un moment en espérant que son désir passe, mais à chaque fois qu’il refermait les yeux, les images revenaient. Il finit par pousser un cri de dépit. Le monde noir voulait-il sa peau? Au moins, ce n’étaient plus les cauchemars habituels, mais quand même!
Finalement, la voix de l’Egal résonna en bas de la mezzanine:
– Luke? Tout va bien? Il est 15h. Je veux bien que tu sois en train de décuver mais quand même…
Quinze heures? Le jeune homme n’avait pas le souvenir d’avoir dormi si tard, sauf peut-être un week-end où il aurait abusé des jeux vidéos. Il tenta de maîtriser les frissons qui l’avaient saisi dès qu’il avait entendu la voix de Silyen et répondit:
– Donne-moi une minute.
Plus facile à dire qu’à faire. Il se brossa les dents, prit une douche froide dans la salle de bain attenante, ce qui sembla calmer ses ardeurs et choisit une tenue neutre: chemise blanche et jean, puis inspira profondément à plusieurs reprises. Cette situation était totalement ridicule. On aurait eu l’impression qu’il devait se rendre à un premier rendez-vous ou passer d’importants examens à l’école. Or, il aurait largement préféré ces deux possibilités, car voir Sil lui semblait insurmontable. Il le fallait, cependant. Il n’allait quand même pas rester enfermé dans sa chambre jusqu’à la fin des temps.
Il descendit les marches, se dirigea comme un somnambule vers la table, qui débordait de victuailles. Silyen était affalé sur une chaise, une énorme assiette devant lui. Ses cheveux décoiffés étaient dressés en tous sens autour de sa tête et il avait nonchalamment laissé le haut de sa chemise déboutonné. A croire qu’il le faisait exprès.
– Désolé, j’ai déjà commencé, dit-il sans sembler désolé du tout. Je ne savais pas à quelle heure tu te lèverais. Ce service d’étage est vraiment digne d’un cinq étoile, figure-toi qu’ils ont même du caviar à la carte. Et je t’ai aussi pris des macarons. Par contre, j’ai préféré éviter le champagne, je crois que nous avons déjà assez bu hier soir. Je dois d’ailleurs avouer que ce matin j’avais une bonne… comment on appelle ça déjà? Une gueule de bois? Bref, ce truc… quelle sensation bizarre…
Il s’interrompit lorsqu’il regarda Luke, qui devint rouge tomate.
Aïe, ça ne s’améliorait pas, se fustigea le jeune homme, en réalisant que l’Egal le détaillait attentivement de la tête aux pieds.
– ça va? Tu as l’air bizarre. Tu me regardais d’un air étrange, j’ai presque cru…
Luke traîna les pieds jusqu’à la table, mais il était si tendu qu’il se dit qu’il ne tiendrait pas une minute de plus. Il avait l’impression d’avoir été installé par erreur sur un bûcher de sorcière. Son ventre était tellement noué qu’il ne se voyait pas avaler quoi que ce soit. Son regard revint sur le col de la chemise de Sil. Il s’imagina en train de dégrafer les boutons, de passer ses doigts sur la peau ivoire. Il commença à trembler de tout son corps.
Il reporta son attention sur la table. Émietta méticuleusement un croissant. Avala une rasade d’eau. Les tremblements ne se calmaient pas.
Alors, il prit sa décision.
Autant prendre le taureau par les cornes.
Il se rua sur Silyen, qu’il commença à embrasser férocement en s’installant à califourchon sur ses genoux. L’Egal fut si surpris qu’il ne songea même pas à répondre au baiser. Il finit par le repousser fermement par les épaules:
– Hé! Qu’est-ce qui t’arrive?
– Rien, ou plutôt tout, répondit Luke en respirant par à coup. Disons que j’ai changé d’avis par rapport à hier soir.
Il avait conscience de se comporter de manière absurde, mais maintenant qu’il était lancé, il sentait qu’il ne pouvait plus s’arrêter. Il voulut embrasser Silyen, qui le retint encore une fois:
– Comment peux-tu avoir changé d’avis en une nuit? demanda-t-il sévèrement.
Luke était si exaspéré qu’il en leva les yeux au ciel. Après l’avoir asticoté pendant des mois et enseveli de sous-entendus, Silyen Jardine voulait se soustraire à lui?
– Luke?
– Ok. Je pense que notre petite embrassade d’hier m’a fait un tel effet que je n’arrive plus à m’en débarrasser, si tu veux tout savoir. Alors j’ai pensé que le meilleur moyen serait peut-être (sa voix dérailla) de passer à l’acte.
Silyen le regardait toujours avec des yeux ronds, comme s’il avait été foudroyé.
– Passer à l’acte? répéta-t-il bêtement. Mais je croyais que tu voulais…
– Oublie ce que j’ai dit, l’interrompit Luke, en plaquant les mains de l’Egal contre son siège pour l’empêcher de le retenir encore une fois et l’embrassant derechef.
Cette fois, Sil se laissa faire. Puis alors que Luke s’attaquait à son cou, qu’il couvrit de baiser, il dit d’une voix faible:
– Tu es sûr de toi? Tu ne vas pas le regretter? On pourrait attendre tu sais… C’est un peu rapide…
Quoi? L’Egal était bouché ou quoi? Luke le regarda droit dans les yeux où dansait une étincelle d’incertitude.
Et il comprit tout à coup. Mais était-ce seulement possible?
Silyen avait peur. Il n’avait pourtant jamais vu l’Egal craindre quoi que ce soit, même lorsqu’ils étaient entrés dans le monde noir. Il fallait tirer cela au clair.
– Sil, qu’est-ce qu’il y a? Tu n’en as pas envie? dit-il en lui effleurant la mâchoire.
L’Egal détourna le regard.
– Bien sûr que j’en ai envie, comment peux-tu poser une question pareille? C’est juste que.. Je ne veux pas le faire à la va-vite, sur un coup de tête. (Il plongea ses yeux dans ceux de Luke.) Tu comprends ce que je veux dire? ça a une signification pour moi.
Luke en était abasourdi. C’était comme si l’Egal lui parlait une autre langue. Il avait toujours cru qu’il lui sauterait dessus dès qu’il déclarerait qu’il serait prêt. Il s’était apparemment trompé. Mais il y avait autre chose. Pour une fois, il était celui des deux qui semblait détenir le pouvoir. Silyen avait l’air si vulnérable en cet instant qu’il aurait pu le réduire en miettes d’une phrase s’il le souhaitait. Évidemment, il chassa cette idée.
– Je pense comme toi, murmura-t-il. Ce n’était peut-être pas le cadre que tu avais imaginé mais… j’ai envie de toi et je crois que je suis prêt. C’est ce qui compte, non? Que nous soyons tous les deux prêts.
Sil eut un rire nerveux.
– N’importe quel cadre ferait l’affaire, lâcha-t-il, et un hôtel cinq étoiles à Santorin me semble très bien convenir. Tu me promets que… tu n’es pas en train de te forcer?
– Non, Sil, répondit patiemment Luke. Je te promets aussi que je ne te laisserai pas tomber après, si c’est ce que tu crains.
Cette fois, ce fut le baiser de l’Egal qui le prit par surprise. Il mit quelques secondes à s’en remettre et répondit avec fougue. Il passa ses doigts dans ses cheveux, caressa sa mâchoire puis s’attaqua à sa chemise déjà à moitié ouverte, sentant des ondes de chaleur lui traverser le corps lorsque les mains de Sil lui effleurèrent le dos, les épaules et les bras, aussi légères que des plumes. Enfin, Luke parvint au dernier bouton, fit glisser les manches le long des bras de l’Egal et laissa tomber le vêtement à terre. Ce simple geste le fit trembler.
Son excitation devait être partagée par le seigneur de Far Carr car Luke sentit son corps se tendre sous le sien. Il plaça les mains de l’Egal sur sa propre taille et commença à frissonner lorsqu’elles caressèrent sa peau avec douceur.
Enfin, il se recula et laissa Sil lui déboutonner sa chemise avec des doigts légèrement tremblants.
– Est-ce que je t’ai déjà dit à quel point tu es magnifique? murmura ce dernier en admirant son torse.
Luke lui répondit par un baiser et laissa les mains de l’Egal s’aventurer sur ses pectoraux, ses abdominaux, son dos. C’était bon. C’était même merveilleux. Il sentit le désir monter et se dit qu’il devait calmer son excitation s’il ne voulait pas que cela aille trop vite.
– On va…dans la chambre…? haleta-t-il.
Tout aussi haletant, Sil opina. Il souleva Luke et, une fois parvenu devant le lit, il le renversa dessus. Puis il entreprit de le couvrir de baisers, lentement et tendrement. C’était encore plus incroyable que les sensations dans le monde noir. Luke se demanda pourquoi il avait eu peur de ce qu’il ressentait à l’égard de Silyen. Il n’y avait rien de gênant ou d’affreux, au contraire. Lorsque l’Egal remonta de la base de son cou à ses oreilles et commença à lui mordiller le lobe, il gémit.
– Tu te sers de ton Don ou quoi? parvint-il à articuler.
Sil s’écarta:
– Non pourquoi?
– On dirait. Si tu savais l’effet que tu me fais…
Sil inspecta Luke de la tête aux pieds puis sourit.
– J’en ai une petite idée. Et c’est du 100% naturel ne t’inquiète pas, promit-il, taquin.
Soudain, la peau de l'Egal s’illumina. Elle projetait une faible brume lumineuse, exactement comme lorsqu’il avait réparé le mur de Far Carr.
– Tout va bien? s’inquiéta Luke.
– Oui, répondit Sil en fixant les veines de son poignet, brillantes. Je suppose que ce phénomène est lié aux expériences agréables.
Une réparation de mur était donc une expérience agréable, nota Luke, qui s’amusa à plonger sa main dans la lumière en suivant le contour de la mâchoire de Silyen. Sauf que le jeune homme happa ses doigts entre ses dents, et, taquin, les titilla de sa langue. Luke ne put retenir un petit cri. Les vagues de chaleurs revinrent, de plus en plus fortes.
Sans réfléchir, Luke tira l’Egal sur lui. Il se demanda vaguement comment il osait faire ça, puis oublia sa question lorsqu’il entendit Silyen gémir contre ses lèvres, des gouttelettes de sueur se détachant de ses cheveux bouclés. Haletant, Luke glissa les mains sous son jean….
... Et se sentit projeté sur le côté.
Sil avait bondi du lit pour se réfugier de l’autre côté de la pièce, tout près de la fenêtre.
L’Egal leva une main, haletant, comme pour lui dire de ne pas approcher.
Puis ses yeux se révulsèrent.
– Sil! cria Luke, se précipitant vers lui.
Affolé, il secoua l’Egal qui ne réagit pas, comme en transe.
Que se passait-il?