Entre les mondes
Silyen émergea de son sommeil avec l’impression d’avoir dormi plusieurs jours. C’était peut-être le cas car une lueur pâle filtrait à travers les fenêtres, dont il n’avait pas songé à fermer les rideaux. Une brume épaisse enveloppait le domaine de Far Carr. Seule la lueur du soleil, fantomatique, émettait une touche de chaleur dans cet univers de solitude.
L’estomac de l’Egal gronda.
Il espérait aussi trouver de quoi se nourrir dans ses placards. C’est alors qu’il flaira l’odeur la plus délicieuse qui soit, après celle de Luke. Quelqu’un était en train de préparer un café. Puis des éclats de voix lui parvinrent:
– Luke, tout ça nous dépasse. Tu vas finir par y laisser ta peau un jour ou l’autre, alors viens avec moi. Maman et Daisy ont besoin de toi. Moi aussi, j’ai besoin de toi.
Abigail ne perdait apparemment pas son temps. Sil avait su que cette fille serait une source d’ennui à la minute même où il avait constaté que Luke l’avait amenée à Far Carr. Il enfila un jean et un sweat shirt à la hâte.
Puis les voix se turent brusquement.
L’Egal remarqua que quelque chose n’allait pas dès qu’il entra dans la cuisine. Son regard tomba d’abord sur Abi, figée devant la machine à café. Puis Luke, qui s’était recroquevillé dans un coin de la pièce et qui semblait en pleine crise d’angoisse. Il respirait par à coup, le visage terrifié. Devant lui se trouvait un smartphone - probablement celui de sa soeur. L’Egal reconstitua instantanément ce qui s’était passé en voyant que l’écran du téléphone diffusait des images de l’immeuble calciné de Bouda. Ce devait être un quelconque reportage n’ayant rien de mieux à faire que de montrer ce lieu sordide. Luke était tombé dessus et il avait craqué.
Déjà, Abi se précipitait vers son frère pour tenter de le rassurer. Mais le regard de Luke semblait être fixé sur quelque chose que seul lui voyait. Silyen accourut à son tour, posa ses doigts sur la tempe du jeune homme et lui transmit une vague d’apaisement. Celui-ci se détendit et s’affaissa, profondément endormi. Sil referma ses bras sur lui pour l’empêcher de glisser sur le sol.
– C’est la première fois? demanda-t-il.
Abi secoua la tête.
– Non, ça lui est aussi arrivé il y a quelques jours à cause d’un bruit de pétard. Qu’est-ce que tu lui as fait?
Elle avait les yeux brillants.
– Je l’ai simplement apaisé. Il dort.
Si Silyen n’avait pas déjà tué Bouda et ses sbires, il l’aurait fait à la seconde même. Pas étonnant que Luke soit dans cet état après ce qu’il avait subi. Et Sil ignorait toujours ce qui s’était produit quand il s’était retrouvé face aux dix Tiāncái. L’Egal supposait qu’il devait déjà s’estimer heureux que le jeune homme ne soit pas devenu fou. Il le cala un peu mieux contre lui.
– Tu peux faire quelque chose? interrogea Abi, anxieuse.
Sans répondre, Silyen posa ses doigts contre la tempe de Luke et ferma les yeux, le visage concentré.
Après un long moment, il rouvrit les yeux.
– Je pense.
– Alors fais-le, reprit Abi.
– Ce n’est pas si simple. Il me faudra du temps. La guérison de l’esprit est un art délicat.
– Ce sera sans danger?
La moindre fausse manoeuvre pouvait causer des dommages irréparables, et s’introduire trop longtemps dans une conscience abîmait le cerveau. Mais Abi n’avait pas besoin de le savoir. L’Egal fronça les sourcils. Il faudrait qu’il s’occupe de lui aussi. Il avait cru que les manigances de Bouda n’avaient pas eu d’effet mais il avait eu tort. La simple question de Luke, hier soir, avait fait remonter des sensations si désagréables que l’Egal en avait été tétanisé.
Silyen se racla les gorge. Il regarda attentivement Abi:
– Il doit rester ici, si tu veux que je fasse quelque chose. Il a besoin d’un lieu tranquille.
Comme les choses avaient changé. Avant, il n’aurait eu qu’à ordonner.
Abi se leva en soupirant, se mit à marcher en rond dans le salon.
– Le problème, c’est que je ne fais absolument pas confiance, lâcha-t-elle.
Silyen allongea délicatement Luke sur un fauteuil, se releva souplement et prit le café qu’Abi avait laissé sous la machine.
– Oh, tu devrais pourtant. N’oublie pas que j’ai sauvé la vie de ton frère dans le monde noir.
– Jenner avait aussi essayé de m’aider, quand on a dû quitter Kyneston. Il n’a pas hésité à me trahir plus tard.
– Parce qu’il cherchait désespérément à obtenir le Don.
– Quelle est la différence? Ton Don passera toujours avant mon frère.
Cette fille voyait loin. Il l’avait déjà remarqué à Kyneston et elle semblait partager l’habileté de Luke à trouver ses points sensibles. Il but une gorgée de liquide brûlant.
– Je te poserai une simple question Abigail: pourquoi aurais-je fait tant d’effort pour savoir comment transférer le Don si je ne tenais pas à Luke?
Ce qui laissa la jeune fille momentanément sa voix.
Elle serra les poings, se ressaisit:
– Tu veux offrir le Don à mon frère?
– Evidemment. Tu ne te rends pas compte à quel point vous êtes vulnérables, sans pouvoir. Le plus compliqué sera de le persuader.
– Tu penses qu’il refusera?
– Je commence à croire que vous n’avez pas grandi ensemble, s’impatienta Silyen. Tu le connais? Par contre, tu pourrais essayer de le convaincre.
Cette fois, la jeune femme baissa les yeux et réajusta nerveusement une mèche blonde derrière son oreille. Parler avec un Jardine, dont elle avait jadis était l’esclave, devait lui coûter, même si elle essayait de le cacher.
– Luke n’en fait qu’à sa tête.
– Il t’écoute plus que tu ne le crois.
– Mais jamais j’apprends que tu lui as fait du mal… Tu n’es peut-être pas au courant mais il semble déterminé à te suivre aveuglément. Il n’avait qu’une idée en tête lorsqu’il est arrivé à Londres: te sauver.
Silyen eut un pâle sourire. Ce brave Luke.
– Je tiens à ton frère autant que toi. Si je voulais le blesser, le tuer ou le soumettre, je l’aurais déjà fait depuis longtemps, assura-t-il à voix basse.
Alors, Abi lui tendit enfin la main.
Puis elle la retira à la dernière seconde.
– J’ai une condition.