Entre les mondes
Quand il ouvrit les yeux, Luke s’aperçut qu’il était étendu sur un des canapés du salon, emmitouflé dans un plaid. Il avait l’impression qu’un marteau piqueur lui perçait le cerveau. Il cligna plusieurs fois des yeux, aspira à grande bouffée l’odeur familière de Far Carr puis, après voir serré les poings très fort, autorisa ses souvenirs à remonter.
Il se redressa comme un ressort.
Puis une vague de soulagement le submergea. Abi était là, saine et sauve. Elle était sur le balcon et parlait à toute allure dans son téléphone portable. Il se demanda confusément si quelqu’un pourrait ainsi réussir à localiser le domaine puis se traita d’idiot. Lorsqu’il avait posé la question à Silyen, une éternité en arrière, l’Egal l’avait regardé comme un demeuré puis avait répondu d’un ton sec que personne ne pouvait trouver les lieux, même avec une adresse GPS.
Silyen.
Luke faillit pleurer d’émotion quand il vit l’Egal allongé dans le canapé placé devant la cheminée. Abi resterait toujours Abi: sa soeur avait pris soin d’eux. Il s’assit avec mille précautions sur le bord du fauteuil, ne voulant pas déranger Sil dans son sommeil, en espérant que ce curieux cocon de Don soit une façon magique pour lui de récupérer. Le jeune homme était toujours aussi livide mais son torse se soulevait désormais régulièrement, preuve qu’il allait mieux. Luke repoussa quelques mèches brunes poissées de sueur. Il finit par chercher la main de l’Egal, sous les couvertures, pour entrelacer ses doigts aux siens.
Soudain, les yeux de Silyen roulèrent sous leur orbite, et il s’agita, se débattant contre les couvertures.
– Non! s’exclama-t-il, tentant de repousser un ennemi imaginaire.
Ses mains commencèrent à s’illuminer sous l’effet du Don.
Luke tressaillit.
Il se reprit très vite et saisit à nouveau la main de Silyen, qu’il pressa vivement, envoyant des pensées rassurantes à travers le lien, constatant avec soulagement que l’esprit de l’Egal était à nouveau accessible. Le halo doré reflua.
Puis Luke se souvint de ce qu’il avait fait dans l’appartement d’Abi; il revit les deux plaies béantes, entendit les hurlements. Le souvenir était si insoutenable que sa bouche se remplit brusquement de bile.
Il courut jusqu’à la cuisine, se plia en deux et vomit dans le lavabo.
C’est ainsi qu’Abi le trouva: les deux mains cramponnées à l’évier, tremblant de tous ses membres, les yeux clos. Luke sentit qu’elle posait les mains sur ses épaules. Il tenta de se dégager. Mais sa soeur le força à se retourner. Le jeune homme ne s’était jamais senti aussi lamentable. Il eut un nouveau haut-le-coeur. Lutta pour le ravaler. Y réussit de justesse. Abi plongea ses yeux dans les siens jusqu’à ce qu’il la regarde à son tour.
- Tu as fait ce qu’il fallait, dit-elle d’une voix ferme.
A ces mots, Luke s’arracha à la poigne de sa soeur. Il écrasa brutalement sa main contre le mur. La douleur lui fit du bien, elle dissipa un peu la nausée qui lui tordait l’estomac. La phrase d’Abi sonnait terriblement creux. Ce n’était pas elle qui avait tué ces hommes, se dit le jeune homme, avant de s’en vouloir aussitôt. C’était de la légitime défense mais ces Doués avaient certainement eu une famille, des amis… Il se laissa glisser le long de la paroi.
Les yeux d’Abi se remplirent de compassion.
- Oh, Luke, je suis tellement désolée…
Elle s’assit par terre et le prit dans ses bras.
Il aurait voulu la repousser. Il aurait voulu pouvoir se dire qu’il était assez fort pour surmonter ça tout seul. Mais en vérité, il en était incapable.
Il s’effondra et les sanglots lui déchirèrent la gorge. Il s’aperçut que sa soeur était en larmes aussi. Il se souvint alors du chauffeur mort dans la rue et sa douleur redoubla.
Il n’aurait pas su dire combien de temps ils restèrent ainsi, mais une pensée réussit à franchir le barrage de douleur qui lui embrumait l’esprit.
- Enya! s’exclama-t-il en se recula brusquement.
Abi brandit son téléphone portable:
- Elle m’a appelé. C’était avec elle que je discutais tout à l’heure. Elle va bien…
- … Comment… ?
- Son bouclier. Il l’a protégée quand elle est tombée. Elle a essayé de nous rejoindre mais les Doués qui sont restés en bas ne l’ont pas laissée faire. Par contre, l’immeuble s’est à moitié effondré. D’après ce qu’elle m’a dit, les habitants ont pu être évacués à temps. Heureusement.
Puis Abi se mordit la lèvre. Elle lança un coup d’oeil incertain à Luke.
- Ecoute, il faut que tu me dises ce qui se passe.
Luke resta muet. Alors sa soeur enchaîna:
– Je me fais attaquer par des Doués en arrivant chez moi, je te vois utiliser le Don, sans parler de ce garçon qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Silyen Jardine… Et… On aurait pu tous mourir! Je sais que ce n’est pas le moment idéal, mais je dois comprendre! Commence peut-être par m’expliquer où nous sommes.
Abi se retenait manifestement de hurler ou de faire une crise de nerf. Luke lui en fut reconnaissant. Il ne savait pas ce qu’il aurait encore pu encaisser aujourd’hui. Le problème, c’est que la Réserve l’empêchait toujours de parler. Il recula et commença à faire les cent pas au milieu du salon, tâchant de rassembler ses idées.
- On est en sécurité, finit-il par répondre, faute de pouvoir articuler les mots Far Carr. Je… Crois-moi, je n’ai jamais voulu te cacher quoi que ce soit. C’est juste que… Rappelle-toi ce que le Don t’a fait à toi, à Kyneston, quand Bouda et Gavar s’étaient disputés.
– Le Silence?
– Exactement. Maintenant, essaie de trouver un lien logique avec moi…
– On t’a imposé un Silence?
– Hmm quelque chose d’approchant. Je ne…
A nouveau la Réserve le rendit muet. Luke pria pour qu’Abi comprenne.
Sa soeur fut à la hauteur:
– D’accord, quelque chose qui t’empêche me parler librement. C’est pour ça que tu ne m’as jamais dit ce qui s’était passé dans le sous-sol.
Luke fit un mouvement en espérant qu’Abi l’interprète comme un hochement de tête.
Abi ferma un moment les yeux et la tension qui l’habitait sembla descendre d’un cran.
- Et ce garçon… ça ne peut pas être Silyen Jardine. Je l’ai vu mort! Tout le monde l’a vu! La cérémonie a même été transmise à la télévision!
Comme si cette phrase avait eu un effet magique, il y eut un léger bruit dans le canapé. Luke arriva au moment où Sil ouvrait les yeux. L’Egal se redressa brusquement.
Et là, sans crier gare, Luke sentit une force invisible le soulever du sol puis le projeter violemment en arrière. Il fut si surpris qu’il ne pensa même pas à crier. Il s’arrêta à deux centimètres de la paroi, choqué.
Déjà, Sil était à ses côtés, l’air tout aussi sonné que lui.
– Réflexe. Désolé, marmonna-t-il en inspectant Luke sous toutes ses coutures.
Il avisa sa main ensanglantée, qu’il guérit aussitôt, puis recula et se laissa tomber sur le canapé. Luke referma enfin la bouche, qu’il avait laissée grande ouverte. Essayant de reprendre ses esprits, il s’approcha prudemment et s’assit à côté de Sil. Abi se replia au fond de la cuisine, restant prudemment hors de vue.
– Je ne m’attendais pas à être encore en vie, commenta l’Egal d’un ton faussement léger, en ajoutant: Tu as une mine affreuse.
– C’est plutôt moi qui devrais te dire ça, protesta Luke.
Un ange passa.
Luke avait espéré des retrouvailles un peu plus chaleureuses. Il en avait cruellement besoin. Mais en même temps, avec Abi à proximité, il était content que Sil ne lui ait pas sauté dessus. Il se souvint soudain qu’il avait un million de questions mais après ce genre de réaction, il ne pensait pas ce soit une bonne idée. « Qu’est-ce que Bouda t’a fait? » était par exemple à oublier. Finalement, il se rapprocha. Sil resta immobile. Puis sans crier gare, il lui tomba dans les bras, comme une poupée de chiffon.
Luke évita de regarder en direction de la cuisine et le serra contre lui.
Finalement, Silyen se recula. Il venait apparemment de s’apercevoir qu’il était à Far Carr.
- J’ai raté quelque chose? fit-il.
Bon. Il était temps de révéler la présence d’Abi.
- Nous ne sommes pas seuls, dit Luke en faisant signe à sa soeur d’approcher.
A sa vue, Silyen se raidit.
Il y un moment de flottement où le silence devint si épais qu’on aurait pu le couper au couteau.
– Silyen Jardine, revenu d’entre les morts… Même si j’ai de la peine à y croire, finit par commenter la jeune fille.
– Abigail Hadley. Bienvenue chez moi. Ne le prends pas mal, mais j’aurais préféré que tu continues à ignorer mon existence, répondit l’Egal, qui enlaça Luke, ce qui mortifia la jeune fille. Mais ton frère n’était apparemment pas du même avis. Soit dit en passant, je veux bien un récapitulatif sur la manière dont nous sommes arrivés ici. Et un café.
Ces mots faillirent faire perdre le contrôle de ses nerfs à Abi. Luke le savait parce qu’elle se mordait nerveusement les ongles, un signe qui annonçait toujours de spectaculaires explosions. Mais elle réussit à se contenir et demanda d’un ton sec si elle pouvait lui parler.
- En privé, précisa-t-elle.
Luke jeta un coup d’oeil à Sil, qui haussa les épaules, puis alla dans le couloir.
La grande-soeur qui l’avait consolé tout à l’heure avait disparu. Abi avait les bras croisé sur la poitrine et respirait fortement. Elle semblait sur le point de vouloir casser quelque chose. Ses yeux lançaient des éclairs et ses vêtements couverts de poussière blanche lui donnaient un air effrayant.
- Tu m’expliques? gronda-t-elle.
Ne sachant pas comment annoncer la nouvelle, Luke décida d’aller droit au but. Après tout, il avait déjà traversé tant d’épreuves en une journée qu’une de plus ou une de moins…
– C’est mon petit-ami. Enfin, je crois. Ce n’était pas vraiment très clair.
Luke était certain qu’on aurait pu faire cuire un oeuf au plat sur ses joues. Abi ouvrit et ferma plusieurs fois la bouche.
– Oh, fit-elle.
– Il n’est pas aussi mauvais qu’on pourrait le croire, dit Luke très vite.
– Mais il n’a rien fait pour te sortir de chez Crovan! explosa sa soeur à voix basse. Je suis désolée Luke, mais ce garçon n’a rien de normal. Il n’est peut-être pas comme son père mais on ne peut pas lui faire confiance! Imagine-toi, il a simulé sa propre mort! Et si c’est lui qui était prisonnier de Bouda et d’Astrid, il a peut-être mis le feu à l’immeuble…
Luke remercia le ciel pour sa soeur ne sache pas que c’était Silyen lui-même qui l’avait livré à Crovan. Quant à ce qui s’était passé dans l’immeuble de Bouda, il ne voulait pas le savoir. Pas avant d’avoir la force de s’en remettre.
– Apparemment, il ne se doutait pas qu’il tenait autant à moi, mais tout a changé depuis… depuis ce qui est arrivé dans le sous-sol.
– Ce que tu ne peux donc pas m’expliquer. Il ne t’a pas fait de mal au moins? C’est à cause de lui que tu t’es retrouvé chez Bouda? Que tu t’es fait torturer à distance? Et c’était avec lui que tu étais, ces trois derniers mois?
– Je ne peux pas répondre à tout, désolé. Mais je suis sûr qu’on peut lui faire confiance.
– Bordel, lâcha Abi en se mordant un ongle.
L’ancienne Abi n’aurait jamais juré de cette manière, s’inquiéta Luke. Il lui répéta que seul Silyen pouvait tout expliquer et ils finirent par revenir dans le salon, où l’Egal sembla s’amuser follement de la mine déconfite d’Abi, qui attaqua immédiatement:
– Je veux savoir ce qui t’es arrivé et ce que vous avez fait avec mon frère.
Le sourire de Sil s’élargit:
– Haaaa. La grande soeur protectrice. Mais je te rassure, la vertu de ton frère…
– Elle a droit à des explications, Sil, coupa très vite Luke, rouge tomate. Je n’ai rien pu lui dire à cause de tu sais quoi.
Silyen se laissa aller en arrière et regarda Abi à travers ses yeux mi-clos. Pendant ce temps, celle-ci tira une chaise depuis la cuisine, dans un long raclement, et s’installa en face du canapé.
– Si le régime des Egaux avait toujours été en place, tu aurais été punie pour ton insolence, Abigail. Mais je veux bien t’éclairer. Seulement, avant ça, expliquez-moi pourquoi vous êtes couverts de crépi, tous les deux. On dirait que vous venez de traverser un chantier. Et c’est sans parler de votre odeur…
Luke et Abi se regardèrent. Aucun n’avait envie de revivre la terrible scène de l’appartement alors Luke se contenta d’expliquer qu’ils avaient été attaqués par des Doués et qu’ils avaient réussi à s’échapper. Voyant Sil ouvrir la bouche, il sortit la pierre de sa poche et la lâcha d’un air dégoûté dans la paume de l’Egal.
– Voilà comment nous nous en sommes sortis, au cas où tu te poserais la question.
– Tu as réussi à l’activer? demanda fébrilement Sil.
– Oui. Et non, je ne répondrai pas aux 100 000 autres questions que tu dois avoir. Je n’ai pas envie d’en parler.
Silyen parut déçu.
– Combien étaient-ils? demanda-t-il malgré tout.
– On ne s’est pas amusés à les compter. Peut-être une dizaine. Apparemment, c’étaient toi qu’ils voulaient, répliqua Abi d’un ton cassant.
Sil parut admiratif. Puis son visage s’assombrit.
– Je suppose qu’ils parlaient chinois… marmonna-t-il.
– Dans le mille.
– Ils connaissaient les amis de Bouda? intervint Luke.
– Ils n’auraient pas dû pouvoir me retrouver, dit Silyen à voix basse.
Il n’avait pas nié. Ce qui voulait dire que Luke était dans le juste. Mais discuter du passé n’aurait rien changé et Abi semblait être sur des charbons ardents. Elle ne tarda d’ailleurs pas à reprendra la parole:
– Si nous en revenions à ce qui nous intéresse…
– Luke, pas d’objections? demanda Sil en haussant un sourcil.
Voyant que le jeune homme secouait la tête, il poursuivit en se tournant vers Abi:
– Tu dois simplement accepter de subir une Réserve en retour. Rien d’aussi brutal et douloureux que ce que t’a fait subir ma chère belle-soeur à Kyneston. Tu n’auras même pas mal. N’est-ce pas, Luke?
Abi n’avait pas l’air du même avis. Elle refusa catégoriquement à tel point que Luke, désolé pour elle, dut insister pour la convaincre. Il n’ait aucune envie d’une nouvelle chasse à l’homme, si quelqu’un apprenait l’existence de Silyen.
Puis le récit commença. A la grande surprise de Luke, l’Egal ne cacha pas avoir capté tout le pouvoir de Grande-Bretagne et être ainsi revenu à la vie. Il détailla la manière dont il l’avait envoyé chez Griff, avant de le ramener à Far Carr.
Abi restait curieusement calme mais ses joues rosissaient de minute en minute. Lorsqu’il en arriva au moment où il avait ouvert des portes sur d’autres mondes, elle se leva d’un bond.
- C’est impossible!
Ah. Elle n’avait donc pas cru Enya quand celle-lui lui avait dit qu’elle pouvait voyager entre les mondes.
Sil haussa les épaules. D’un simple claquement de doigts, il fit surgir une porte puis l’ouvrit: un désert de sable apparut, assorti d’une fournaise d’enfer. L’Egal referma la porte d’un geste élégant puis poursuivit comme si de rien n’était. Abi avait l’air en état de choc. Elle finit par se rassoir.
Silyen tut l’attaque du monstre dans le monde noir et la rencontre avec le père de Luke, ce dont le jeune homme lui fut reconnaissant. Il préférait annoncer cette nouvelle à sa soeur en privé. Il n’évoqua pas non plus les visions du monde noir, sa dispute avec Luke au sujet de Coira ou leur batifolage dans la piscine de Far Carr. Il y eut aussi une partie inédite: son évasion. L’Egal se borna simplement à dire qu’il avait été interrogé puis il ajouta qu’il avait réussi à se libérer grâce à son Don. Il avait lui-même mis le feu au bâtiment pour ne pas laisser de traces. Personne ne se hasarda à lui demander s’il avait tué les Ex-Egales.
Quand l’Egal eut fini, la grosse horloge au fond du salon indiquait une heure du matin. Luke était aussi épuisé qu’Abi. Mais sa soeur avait encore une dernière question:
– La réapparition du Don en Grande-Bretagne… Tu as quelque chose à voir là-dedans?
Luke se tourna brusquement vers Silyen. Comment n’avait-il pas fait le lien plus tôt? L’Egal semblait amusé.
– J’ai toujours su que tu étais intelligente, Abigail…
– Tu sais vraiment transmettre le Don? intervint Luke.
– Et pourquoi l’avoir transmis à ces inconnus? coupa à son tour Abi.
Silyen leva les yeux au ciel.
– Et pourquoi pas? Sur ce, vous m’excuserez, mais maintenant que je suis certain que Luke va bien, j’ai quelques petites choses à régler. Ce ne sera pas long. Et je suis sûr que vous devez avoir beaucoup de choses à vous dire. Essayez simplement de ne pas vous faire tuer et de rester ici.
Le Don crépita autour des doigts de l’Egal, qui plaqua les doigts sur la tempe d’Abi. Avec une exclamation offusquée, la jeune fille essaya de se dégager mais Sil ne broncha pas. Il avait appliqué la Réserve.
Puis avant que personne ne puisse réagir, il se leva, créa une porte et disparut de l’autre côté.
– Où est-il allé? s’exclama Abi, qui s’était à moitié levée mais qui s’était rassise en voyant la porte disparaître.
Luke lâcha un long soupir.
Il n’en avait aucune idée.
Comme c’était étonnant.
L’orage éclata juste après. A la fois à l’extérieur, où le ciel avait été envahi par de gros nuages noirs, et à l’intérieur. Abi était scandalisée que Luke ne lui ai rien dit à elle, sa soeur, qui était tout de même digne de confiance, non d’un chien. Tout ce qu’avait raconté l’Egal n’était pas protégé par la Réserve, quand même? Elle aurait pu fonder un club anti-Silyen avec Coira, se dit le jeune homme avec tristesse, qui commençait à en avoir assez du discours « Il n’est pas digne de confiance. Il t’a fait du mal, blablabla… ». Au moins, il commençait à développer un certain talent pour défendre Sil.
Puis Abi voulut rentrer à Londres. Là aussi, Luke réussit à la dissuader: il pleuvait à verse dehors et ils n’avaient aucun moyen de transport. En plus, à voir l’aspect débraillé de sa soeur, les cernes violacés sous ses yeux et les bâillements qu’elle essayait d’étouffer, elle avait surtout besoin d’une bonne nuit de sommeil, ce qu’il lui suggéra prudemment, comme s’il progressait au milieu d’un terrain rempli de mines.
C’était décidément le monde à l’envers. Depuis quand était-il celui qui donnait des conseils, dans la famille? Abi avait heureusement gardé un peu de bon sens car elle finit par se ranger à son avis et appela rapidement Rebecca Dawson pour la rassurer. Oui, elle était toujours en vie. Oui, c’était effectivement miraculeux. Non, elle n’avait pas été blessée. Oui, elle avait pu trouver refuge chez des amis et non, elle n’avait pas besoin qu’on lui envoie de garde du corps ou d’infirmiers. Non, elle ignorait qui avait mené l’attaque et pourquoi. Tout ce qu’elle savait, c’était que ses agresseurs étaient des Doués. Puis vint la dure tâche de rappeler leur mère, qui avait laissé une trentaine d’appels en absence. Abi mit le haut parleur et répéta tout ce qu’elle avait expliqué à sa patronne. Luke ajouta quelques phrases, le coeur fendu par les sanglots qu’il attendait à l’autre bout du fil.
L’appel acheva Abi. Elle demanda s’il y avait une douche à quelque part.
Silyen revint au milieu de la nuit alors que la pluie crépitait contre les carreaux des fenêtres.
Luke était à moitié endormi sur un des canapés où il s’était blotti pour attendre l’Egal. Il le sentit s’allonger à côté de lui et étendre une couverture sur eux.
– Rendors-toi… souffla Sil.
Le problème, c’était que Luke s’était instinctivement raidi, prêt à se défendre. Mais lorsque son cerveau l’eut convaincu qu’il n’était pas en danger, il se tourna et posa la tête sur le torse de l’Egal. Il sentit son souffle léger caresser son front et se détendit légèrement pour la première fois de la journée. Il avait eu le temps de réfléchir depuis tout à l’heure:
– Je suppose que tu es allé voir s’il y avait des Doués survivants… Puis tu as vérifié si ta mère était en sécurité.
Il imagina le sourire de l’Egal.
– Tu commences à bien me connaître. C’en est presque inquiétant.
– Et alors?
– Je n’ai trouvé aucun Doué. Ils avaient déjà filé et comme je n’avais aucun objet leur appartenant… Mais je suis pratiquement certain qu’ils ont été alertés par le Tiāncái - le Doué chinois - dont se servait Bouda. Ma mère allait bien, j’ai renforcé les protections que j’avais créées pour elle, sans qu’elle ne s’en aperçoive bien sûr. Elle doit continuer à me croire mort. Et tu as oublié quelque chose: j’ai ajouté quelques protections douées supplémentaires à Far Carr, histoire d’éviter que quelqu’un puisse débarquer ici sans mon autorisation.
Puis il expliqua à Luke qu’il avait créé les défenses protégeant l’appartement d’Abi lorsqu’il était venu s’assurer comment il allait:
– Tu ne t’en es pas rendu compte parce que tu dormais. Mais c’est la première chose que j’ai faite après m’être… échappé.
Luke gigota sous la couverture. Il se souvint de la main fraîche qui s’était posée sur son front, pensant que c’était celle d’Abi. Puis il interrogea l’Egal sur le cocon de Don. C’était bien une sorte de mécanisme thérapeutique d’urgence qui s’enclenchait lorsqu’un Egal était proche de la mort.
Il remonta un peu sa tête pour la caler plus confortablement sur l’épaule de Sil.
– Et le Roi Merveilleux?
– Quoi?
– Tu dois lui dire comment transmettre le Don, rappela Luke. Tu lui as juré.
– Je le ferai dès que j’en aurai le temps.
Luke émis un grognement désapprobateur.
– J’ai peut-être beaucoup de défauts, Hadley, mais je tiens parole. Tu vois, ça nous fait au moins un point en commun.
– Je me demande pourquoi j’ai du mal à te croire… En attendant, tu pourrais quand même me demander mon avis avant de partir comme ça.
Il y eut un silence. Quand Silyen répondit, il semblait sincèrement surpris.
– Pourquoi?
– Eh bien, c’est ce que font les gens, quand ils tiennent à quelqu’un. Cela évite à l’autre de se faire du souci…
Cette fois, ce fut au tour de l’Egal d’éclater de rire:
– Tu t’inquiètes beaucoup trop pour moi, Hadley. Et le plus drôle, c’est que tu es celui qui n’a pas le Don. Ton sens de l’humour m’impressionnera toujours.
Luke le repoussa à l’autre bout du canapé.
Il soupira ostensiblement quand il sentit une main se glisser sous son cou et une deuxième sur sa taille. Silyen l’attira doucement contre lui et posa ses lèvres sur sa nuque:
– Désolé. Je ne voulais pas te vexer.
Luke se demanda ce que ferait Abi si elle rentrait à cet instant précis dans le salon. Probablement une crise cardiaque. Il se demanda ce que lui-même aurait pensé s’il l’avait surprise dans le lit de Jenner et tenta aussitôt de chasser la vision qui lui était apparue. Elle fut aussitôt remplacée par celle des deux Doués qu’il avait tués. Il frissonna.
– Tu devrais peut-être aller dans ton lit, Sil. Je ne crois pas que ma soeur apprécierait de nous voir dormir ensemble.
– Tu te souviens, quand je t’ai dit que ta famille était étroite d’esprit? Eh bien, c’est encore pire que je ne l’imaginais. Au fait, Abigail me hait ou me déteste?
Luke, qui avait réussi à chasser l’horrible vision, ne se donna pas la peine d’ouvrir la bouche, sachant parfaitement que Sil se fichait de la réponse.
– Tu es vraiment remarquable, poursuivit Sil. Comment as-tu réussi à revenir dans ce monde?
– Avec l’aide d’un vieil homme et d’une fille aux cheveux rouges.
– Sélénia Kementari. Je le savais. Mais je ne pensais pas lui avoir transmis ce pouvoir, c’est étrange….
– Quoi? Comment ça?
– Que croyais-tu que j’allais faire dans cet autre monde? Du tourisme? Mais la fille n’a pas agi seule, n’est-ce pas, elle a conjugué à son pouvoir à celui de Nevë. A-t-il puisé à la source du Don?
– Je… On s’en fiche Sil. L’important, c’est que j’aie réussi à revenir. Est-ce que tu te rends seulement compte de la peur que tu m’as faite?
L’Egal ricana:
– Je te retourne le compliment. Dans cette cellule, j’ai vraiment cru que tu allais y passer. Il s’en est fallu d’un cheveu. – Comment Bouda a réussi à te mettre le grappin dessus?
Luke se referma comme une huître.
– Comme tu voudras. Mais si nous arrêtions de tourner autour du pot? Qu’est-ce qui s’est passé dans cet appartement? Seul contre dix, tu n’aurais jamais dû pouvoir t’en sortir…
Luke eut soudain l’impression d’étouffer. Il avait réussi à chasser ses souvenirs et voilà que les deux plaies béantes réapparaissaient nettement dans son esprit. Il émit un petit cri, se recroquevilla.
– Luke? insista Silyen.
Mais le jeune homme était si enfoncé en lui-même qu’il n’entendait plus rien. Son coeur battait la chamade et son front se couvrait d’une sueur glacée. De violents frissons, incontrôlables, le secouèrent. Finalement, une vague de chaleur venue du lien le submergea. Il se raccrocha à cette sensation comme à une bouée de sauvetage tandis que Sil continuait à le tenir fermement contre lui.
Il y eut un nouveau silence.
Luke en profita pour respirer profondément, comme le lui avait conseillé Abi avant tout ce cauchemar, en se concentrant sur un souvenir agréable. Un petit bateau doré qui flottait au milieu d’une chambre. La souffrance finit par desserrer son étau et les souvenirs se dissipèrent. Un épais silence régnait toujours. Le jeune homme finit par penser que Silyen s’était endormi. Mais non.
– Quand j’étais prisonnier… Je suis désolé de ne pas avoir pu couper le lien en continu. J’ai essayé, mais les colliers de gruach m’empêchaient d’accéder à mon Don.
Eh bien, Luke n’avait jamais entendu l’Egal autant s’excuser. Il décida que c’était une bonne chose.
– Je n’en suis pas mort, ne t’inquiète pas, répondit-il. (Il se tut un moment puis lança.) Si… si tu veux parler de ce qui s’est passé là-bas, je suis là.
Il sentit la main de Sil se crisper autour de sa taille.
Un lourd silence dilata l’atmosphère, se prolongea.
Puis Silyen repoussa brutalement les couvertures et se leva d’un coup. Il se dressa dans la lueur laiteuse de la lune, l’air menaçant.
- Je crois que tu as raison. Il ne faudrait pas que ta soeur nous surprenne comme ça.
Il tourna les talons et s’éloigna à grand pas avant de s’arrêter brusquement:
– ça vaut pour toi aussi, Hadley. Bouda m’a aussi raconté toutes sortes de joyeusetés, un condensé de ce qu’elle t’aurait fait subir.
Cette fois, ce fut au tour de Luke de se raidir.
Il vit l’image d’un fouet, entendit le son d’un claquement et se mit à trembler. Puis il se contraignit à se calmer.
– Ne t’en vas pas, implora-t-il.
Mais ses paroles ne rencontrèrent que le vide.
Silyen était déjà parti.