Entre les mondes

Chapitre 59 : ABI

5650 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 20/04/2022 09:46

Tout s’enchaîna très vite.

  Déposée par Silyen à proximité du Parlement, Abi se rendit dans le bureau de Rebecca Dawson. On ne la questionna heureusement pas trop sur ce qui était arrivé la veille. Dans les couloirs, les gens étaient un peu mal à l’aise, comme s’ils ne savaient pas comment l’aborder. Quelques-uns la regardèrent avec surprise ou désapprobation, estimant sans doute qu’elle aurait dû être en train de se reposer.

  Rebecca Dawson, devenue entretemps Chancellière ad interim, la reçut immédiatement. Elle l’informa qu’une enquête avait été lancée et qu’elle serait interrogée par la police. Quelqu’un avait filmé Enya en pleine action, mais Abi nia avoir sur que la jeune femme était Douée. Ce que l’ex-porte-parole ignorait, c’était que Silyen avait modifié la mémoire d’un des témoins pour qu’il pense avoir vu Abi fuir juste après la mort du chauffeur, afin de rendre sa version plus plausible. Oui, l’Egal était capable de ça aussi. Abi, qui ne savait pas quoi penser de ces nouveaux pouvoirs, avait décidé qu’elle y réfléchirait une autre fois. Elle ne pouvait pas s’inquiéter de tout.

  Puis elle entra dans le vif du sujet. Ce fut aussi compliqué que prévu. Rebecca Dawson ne pouvait pas croire qu’il existe un moyen de rétablir le Don et commença par refuser tout net de laisser partir Chris Grailingstream. Car c’était bien sûr la condition qu’Abi avait fixée à Silyen. La jeune fille finit par arguer qu’il s’agissait de leur dernière chance. Au final, Rebecca Dawson demanda simplement que deux agents de sécurité servent d’escorte. Elle ne tenait pas à perdre dans la nature un de leur principaux atouts. Abi réussi à négocier, demandant plutôt un seul agent de sécurité/chauffeur.

  Chris Grailingstream rechigna tout autant. Sa seule volonté était de faire une allocution publique, où il assurerait de son soutien le gouvernement de transition et la Grande-Bretagne et dénoncerait son instrumentalisation. Il finit quand même par suivre Abi.

  Durant le trajet, la jeune fille essaya de calmer son coeur, affolé par le fait que Chris soit assis à trente centimètres d’elle, sur la banquette arrière d’une voiture de fonction. Elle regarda les immeubles du centre-ville qui défilaient derrière les vitres teintées. Puis elle se mit à consulter fébrilement ses emails. Il y en avait tant qu’elle faillit être découragée d’emblée. Elle se reprit et commença à trier méthodiquement, ne sélectionnant que les communications internes du gouvernement de transition. Elle put ainsi se faire une idée plus précise de la situation. Les demandes d’interviews et les questions des médias internationaux continuaient à fuser à propos de la réapparition du Don. Elle apprit qu’une cellule de communication de crise avait été mise en place afin de laisser à Rebecca Dawson le temps de préparer la succession de Bouda. Puis elle parcourut les nouvelles sur un site d’informations en ligne. Les nations roturières commençaient à se demander si le Don n’allait pas réapparaître chez elle aussi, tandis que les pays Doués avaient peur qu’on leur enlève le Don. Rebecca Dawson avait tenté de contrer ces craintes en assurant que le Don avait surgi de manière spontanée, et en rappelant qu’une enquête était en cours.

  Aucun mail interne ne mentionnait les nouveaux Doués de Grande-Bretagne mais Abi avait appris tout à l’heure qu’ils avaient été mis en lieu sûr. Il s’agissait de quatre couples et de deux personnes, qui étaient soit terrifiés, soit euphoriques, avec le point commun de ne pas comprendre ce qui leur était arrivé. Des scientifiques les soumettaient à une batterie de tests pour tenter de comprendre le phénomène. Abi leur souhaitait bonne chance.

  Puis la jeune fille s’intéressa aux nouvelles économiques. Les mails quotidiens qu’ils recevaient sur les résultats de la Bourse de Londres étaient inquiétants: le cours, déjà mauvais depuis la chute du régime, était en chute libre. Des nations avaient suspendu leurs relations commerciales en attendant d’en savoir plus, et les Etats-Confédérés semblaient plus menaçant que jamais. La rébellion avait profité du tumulte pour mettre à sac quatre maisons d’Ex-Egaux au nord du pays. La jeune femme gémit intérieurement: la fragile économie qu’ils avaient eu tant de mal à relancer n’avait pas besoin de ce nouveau coup dur. La famine guettait.

– Ta proposition est liée à la réapparition du Don en Grande-Bretagne? Le gouvernement de transition dit pourtant qu’il ne contrôle pas ce phénomène.

  Avec un temps de retard, Abi se rendit compte que Chris Graillingstream venait de lui parler. Elle pria pour ne pas rougir.

– Le gouvernement a dit la vérité.

– Mais tu en fais partie, non?

– Oui, en tant qu’assistante de Rebecca Dawson. Vous comprendrez sur place.

  Chris Grailingstream se pencha en avant:

– Tu peux me tutoyer, tu sais. On doit avoir pratiquement le même âge. (Puis il se rembrunit.) Personne n’a jamais réussi à transmettre le Don. Les meilleurs scientifiques des Etats-Confédérés ont essayé de rétablir le mien. Et toi, tu te pointes et tu me dis que c’est possible? N’oublie pas qui je suis et n’oublie pas que j’essaie de vous aider. Parce que pour l’instant, tout ça ressemble à une mauvaise blague ou à un piège. Je sais qu’en bon petit soldat, tu dois suivre les ordres. Mais si tu sais quoi que ce soit, tu dois me le dire.

  Pourquoi ne pouvait-il pas simplement la croire? se demanda Abi. Mais elle ne pouvait pas lui reprocher sa méfiance, elle aurait réagit de la même manière si elle avait été à sa place. Et il y avait quelque chose dans sa voix… Abi se rendit soudain compte que le jeune homme devait être mort de peur, seul en territoire a priori hostile.

– Je comprends vos… euh… tes inquiétudes mais je te peux que te demander de me faire confiance.

  Le fils du président haussa les sourcils puis laissa son regard se perdre par la fenêtre.

– Je suppose que si quelqu’un avait voulu me tuer, je serais déjà mort depuis longtemps, commenta-t-il.

  Abi était déchirée. Elle comprenait désormais mieux son petit frère. Mais la Réserve ne lui permettait pas de parler.

  Une fois arrivés dans la forêt sécurisée par Silyen, à proximité de Londres, Abi dut utiliser sa voix la plus autoritaire pour convaincre le chauffeur de quitter la route et de s’engager entre les arbres. Le terrain était inégal, entre trous, bosses, rochers et branches. L’habitacle fut secoué en tous sens. Puis une dizaine de mètres plus loin, au milieu d’une clairière, Abi fut soulagée de voir que l’Egal et Luke étaient au rendez-vous.

    Silyen ne perdit pas son temps: il leva les mains dès que le chauffeur, ébahi, coupa les clés du moteur. Ce dernier s’affaissa sur le volant, profondément endormi. L’Egal se déplaça à une vitesse impossible, ouvrit la portière, plaqua deux doigts sur sa tempe. Un Silence. Comme convenu. Ils ne pouvaient prendre aucun risque. Il y eut un petit bruit étouffé. Abi, qui était descendue, vit Chris Grailingstream hoqueter de stupeur à côté d’elle. Il essayait de comprendre ce qu’il voyait. Ses yeux s’agrandirent à tel point que la jeune fille eut peur qu’il ne fasse un malaise.

– Toi?! lança-t-il d’une voix incrédule.

  Le sourire de Silyen aurait pu faire geler une banquise.

– Moi, confirma-t-il calmement. Comment vas-tu, Chris? ça fait un moment.

  Evidemment, songea Abi. En tant qu’Egaux, les Jardine avaient dû rencontrer la famille présidentielle confédérée à plusieurs reprises, et Chris n’avait qu’un ou deux ans de plus que Silyen.

– Mais… tu n’es pas mort?

  Silyen se pinça le bras et secoua la tête.

– Apparemment pas. (Son sourire s’élargit.) Il paraît que tu as perdu ton Don? Quel effet ça fait?

  Ses doigts s’illuminèrent et des étincelles dorées voletèrent entre les branches de sapin. Chris Grailingstream était bouche bée.

– Tu n’as pas envie de me répondre? Tant pis, poursuivit Silyen en haussant les épaules. Heureusement pour toi, c’est ton jour de chance. Tu étais un Doué Elémental si je me souviens bien?

  Il retroussa ses manches et leva les mains, les agitant légèrement, comme un prestidigitateur s’apprêtant à faire un tour de magie. Sa silhouette s’illumina, entièrement enveloppée de Don. C’était si beau qu’Abi joignit inconsciemment ses deux mains, fascinée.

  L’Egal semblait intensément concentré. Il avait le regard braqué sur Chris. Soudain, un faisceau de lumière se détacha de lui pour se ficher dans le corps du jeune homme, qui poussa un cri. Ce dernier jura, recula brusquement, tentant d’échapper au rayon. Mais soudain, son expression se modifia, passant de la peur à l’incrédulité puis à la joie. Il laissa un deuxième faisceau de lumière s’arrimer à lui, puis un troisième.

  Abi n’osait presque plus respirer, saisie d’une peur quasiment religieuse. C’était donc ainsi que Silyen avait transmis le Don aux huit Britanniques. La jeune femme avait conscience d’être privilégiée. Un acte historique était en train de se dérouler ici, sous ses yeux. Elle avait vu Silyen reconstruire l’aile Est de Kyneston et Luke faire surgir une porte du néant, mais voir le Don être transmis en direct, c’était… c’était… ça dépassait l’imagination. Elle jeta un coup d’oeil à Luke, qui restait imperturbable, le regard fixé sur l’Egal. A quelles merveilles avait-il déjà assisté pour rester aussi indifférent?

  Elle s’aperçut soudain que l’intensité des rayons lumineux faiblissait. Puis le Don s’éteignit tout à fait.

  Chris fut pris d’un haut le corps.

  Il lâcha un cri, tomba par terre, commença à convulser.

  Abi et Luke se précipitèrent vers lui.

– Qu’est-ce qui lui arrive? cria-t-elle.

– Son corps s’accoutume au Don. Un simple effet secondaire, répondit Silyen, qui s’était approché à son tour et qui semblait contenir une fatigue soudaine.

  Il claqua la langue d’un air satisfait pour on ne savait qu’elle raison.

  Comme par magie, Chris Grailingstream cessa de s’agiter et sombra dans l’inconscience. Silyen s’accroupit à son tour pour lui poser les doigts sur la tempe. Abi supposa qu’il lui appliquait ce qu’il appelait une Réserve.

  Ils transportèrent ensuite le jeune homme dans la voiture et l’allongèrent sur le siège arrière. Abi nota au passage que son frère semblait avoir surmonté son état de fatigue générale. Elle ne l’avait pas vu bailler une seule fois et ses cernes avaient disparu.

– Il se réveillera dans quelques minutes, annonça Silyen, l’air assez sûr de lui.

  Il regarda Luke:

– Il est temps pour nous de prendre congé.

   L’air déchiré, celui-ci regarda Abi.

   Elle voulut dire quelque chose.

  Mais soudain, sans avertissement, Silyen leva les bras et un dôme de Don les enveloppa. C’était comme si un tissu de lumière avait surgi de nulle part, se reflétant sur les vitres de la voiture. La jeune fille recula brusquement:

– Qu’est-ce qui se passe? s’exclama-t-elle.

– Tais-toi! siffla Silyen.

– Une menace? souffla Luke en saisissant le bras de l’Egal.

– Précisément. C’est pourquoi je vous prierai de vous taire. J’ai créé un champ d’invisibilité autour de nous.

  Puis il leva les mains et une nouvelle couche de Don surgit, se superposa à la première pour se fondre dedans.

– Insonorisation, commenta l’Egal en fixant Abi.

  Celle-ci s’était instinctivement rapprochée de Luke. Ils avaient pris soin de quitter le chemin, avec la voiture, puis de se dissimuler derrière un rideau d’arbre pour ne pas être vus. Silyen avait même expliqué, à Far Carr, qu’il créerait des alarmes douées pour les prévenir en cas de danger. Eh bien, il avait apparemment réussi son coup.

  La jeune fille tourna la tête en tous sens. Mais où que son regard se pose, il se heurtait toujours aux mêmes feuillages verts, oranges, jaunes ou rouges, enveloppés de filaments de brouillards. La forêt se refermait comme un piège sur eux. La brume étouffait les sons. Rien ne bougeait. C’était justement cela qui était inquiétant. Normalement, les oiseaux auraient dû chanter, non? Le cerveau d’Abi fonctionnait à tout allure. Des Doués chinois les avaient-ils repérés? Avaient-ils été suivis sans s’en rendre compte? Mais l’agent de sécurité était censé être un expert…

  En se retournant, elle s’aperçut que Silyen, le front plissé par la concentration, semblait tenir un objet invisible. Ses doigts s’agitaient à toute allure, comme s’il tissait quelque chose. Puis il fit un noeud immatériel et laissa retomber ses mains d’un air satisfait. Qu’est-ce qu’il pouvait bien fabriquer? Abi n’eut pas vraiment le temps d’y réfléchir car un bruit de craquement la fit sursauter. Elle se retourna d’un bloc.

  Et elle vit une silhouette familière.

  Enya avait surgi sans crier gare du brouillard. Elle s’était figée, une expression interloquée sur le visage. Elle ferma les yeux, renversant la tête en arrière, avant de les rouvrir et de planter son regard dans celui d’Abi. Mais au lieu de parler, elle fronça les sourcils, puis fixa une autre direction. Ils étaient vraiment invisibles, frissonna Abi, qui sentit Luke poser un bras protecteur sur ses épaules.

– Qu’est-ce qu’elle fait là? chuchota-t-il.

– Aucune idée, souffla Abi, soulagée de voir que la jeune fille semblait aller bien.

   Enya ne portait plus sa tenue blanche. Elle l’avait troquée contre son habituelle veste en cuir, assortie d’un jean délavé et d’un T-shirt blanc. Seule une éraflure au visage témoignait de son combat contre les Doués asiatiques. Elle avança prudemment, et lorsqu’elle fut à trois centimètres de la bulle de Don, elle bifurqua, continua à marcher, jusqu’à en faire le tour. Elle s’arrêta. Ferma à nouveau les yeux. Puis au lieu de traverser le dôme, recommença à le longer. Les branches qui parsemaient le sol craquaient sous ses pas. L’odeur dorée de l’automne flottait dans l’air.

– Qu’est-ce qui se passe? souffla Abi.

– C’est pour ça que tu n’avais pas trouvé Far Carr, à l’époque. Sil avait créé la même protection.

– Sil?

– Silyen, marmonna Luke en rougissant.

  Enya parut se rendre compte que quelques chose clochait.

  Elle s’arrêta et mit les poings sur les hanches.

– Luke! Silyen! Je sais que vous êtes là!

  L’Egal eut un sourire amusé.

  Enya se mordit la lèvre puis cria:

– Montrez-vous!

  Avant que Luke ou Abi n’aient eu le temps de réagir, le dôme se dissipa. Silyen baissa les mains d’un geste théâtral.

– Inutile de hurler, nous ne sommes pas sourds. Et les gens polis commencent par se présenter.

  Enya ne se laissa pas démonter.

– Tes petits artifices doués ne m’impressionnent pas, dit-elle en croisant les bras sur sa poitrine, avant de sourire. Si tu savais depuis combien de temps je te cherche, Silyen Jardine.

– Je répète ma question, répliqua l’Egal d’un ton froid. A qui ai-je l’honneur?

  Abi se demanda si elle devait intervenir. Silyen était si imprévisible qu’il pouvait très bien s’en prendre à Enya. Puis la phrase de la jeune fille résonnait dans sa tête: « Si tu savais depuis combien de temps je te cherche ». Qu’entendait-elle par là? Elle ne lui avait jamais parlé de ça, elle avait dit vouloir combattre les Inégaux. Un doute horrible la saisit alors que les pièces du puzzle s’emboîtaient dans sa tête. Elle serra les poings.

– Tu m’as menti! explosa-t-elle.

  Elle tremblait d’indignation. Elle savait que la jeune fille lui cachait quelque chose, mais elle avait cru qu’elle lui avait tout avoué lorsqu’elle lui avait parlé de ses étranges pouvoirs. Quelle idiote elle faisait! Elle aurait dû le comprendre.

– Tu n’as jamais voulu aider le gouvernement de transition! Tu voulais simplement te rapprocher de moi pour savoir où était Silyen!

  Enya n’essaya même pas de nier. Ses lèvres étaient si serrées qu’elle ne formaient plus qu'une fine ligne. Abi aurait voulut se jeter sur elle et la secouer jusqu’à ce qu’elle s’excuse. Elle en avait plus qu’assez d’être trahie, dupée.

– Je suis désolée Abi. Je ne voyais pas d’autre moyen. Je l’ai expliqué à ton frère.

  Quoi?

– C’est vrai? demanda Abi à Luke, tremblante.

  Celui-ci n’avait plus l’air de savoir où se mettre. Abi s’apprêtait à lui demander des explications lorsqu’un calme soudain l’envahit. Son souffle s’apaisa, ses poings se desserrèrent d’eux mêmes, son front se détendit. Silyen. Elle s’apprêtait à lui crier d’arrêter. Sauf qu’une pluie de feuilles se détacha soudain des arbres. Celle-ci était si dense que le monde d’Abi se réduisit à une tempête de bruissements, d’odeur végétale et de couleurs mordorées. Elle inspira, paniquée. Des feuilles se collèrent à son nez. Elle les chassa d’un geste brusque, leva les mains pour se protéger. Mais ce n’était pas suffisant, le flot de feuilles s’intensifiait. Elle tomba à genoux. Se recroquevilla sur elle-même. Lorsque le phénomène cessa enfin, elle avait des feuilles jusqu’à la taille.

  Enya avait activé son médaillon pour se protéger, tandis que Luke… Luke n’avait aucune feuille sur lui, Silyen l’avait évidemment épargné, mais il avait au moins tenté de stopper l’Egal parce qu’il lui parlait avec colère.

    Les reproches glissèrent comme de l’eau sur les plumes d’un canard.

 Silyen souffla sur ses mains imprégnées de Don et s’avança jusqu’à toucher le médaillon d’Enya, qui semblait paralysée.

– Curieux, commenta-t-il.

  Il envoya une salve de Don qui rebondit contre le bouclier.

– Je n’aime pas me répéter, dit-il en observant la sphère bleue avec encore davantage d’intérêt. A qui ai-je l’honneur?

  Luke posa la main sur l’épaule du jeune Egal.

– Sil, dit-il, les dents serrées, il faudra qu’on reparle de ta façon d’aborder les gens. Et de ramener le calme.

– Je ne fais qu’énoncer une évidence. Je ne connais pas cette personne, j’aimerais donc savoir à qui j’ai affaire.

– Je te prie de l’excuser, fit Luke en se tournant vers Enya, qui n’avait pas bougé d’un millimètre, les yeux flamboyants. Puis son regard tomba sur Abi, à moitié ensevelie sous les feuilles.

  Il se précipita vers elle et l’aida à se relever. La jeune fille avait l’impression d’avoir été plongée dans un bain d’humus. Son tailleur, couvert de terre, allait avoir besoin d’une sérieuse lessive. Elle recracha une brindille et s’épousseta tant bien que mal, décrochant un mille-patte qui avait réussi à s’accrocher à sa blouse. Jetant un regard noir à Silyen, elle se dirigea à grandes enjambées vers la voiture.

  Tout ce qui pouvait ressembler à une surface plane, c’est à-dire le capot et le toit, étaient recouverts d’un monticule de feuilles. Abi ouvrit la portière et poussa un soupir de soulagement. Chris Grailingstream n’avait rien. Il était toujours profondément endormi, la tête posée sur son bras recroquevillé.

   De son côté, Enya s’était décidée à ouvrir la bouche, tout en laissant son bouclier actif.

– Je m’appelle Enya Stürner. Comme je te l’ai dit, je te cherchais.

– Comment savais-tu que j’étais vivant?

– Une intuition.

– Hmmm, fit Silyen en envoyant un filament de Don qui rebondit contre le bouclier. Et comment nous as-tu retrouvé?

  Enya semblait répugner à répondre. Elle finit par désigner Luke d’un geste du menton.

– Un simple logiciel espion. Indétectable même avec le Don. Je savais que tu resterais forcément près de lui.

  Le jeune homme sursauta. Il commença à s’inspecter le corps, les sourcils froncés.

– Je te l’enlèverai après. Il est immatériel, glissa Enya.

   Mais Silyen n’avait pas fini son examen. Il pencha la tête sur le côté et observa la pierre bleue autour du cou d’Enya.

– Comment maîtrises-tu l’art des Kilsaïs? Tu n’as rien à craindre, je ne te ferai pas de mal, poursuivit-il en levant les mains, comme s’il montrait qu’il était désarmé.

  Enya hésita quelques secondes.

  Puis elle dissipa son bouclier.

– Je n’ai aucune idée de qui tu parles. Je maîtrise une simple pierre imprégnée de Don, c’est tout.

   Silyen s’approcha, toucha le bijou.

– Fascinant, commenta-t-il. Ta pierre renferme une quantité de Don stupéfiante. Il faudrait que je puisse l’étudier…

  A ces mots, Enya referma brusquement sa main sur son médaillon avant de se dresser de toute sa hauteur.

– Pas avant de m’avoir aidée.

  Et elle expliqua à Silyen tout ce qu’elle avait déjà raconté à Luke. Le monde inaccessible. L’impression de danger imminent qu’il en émanait. Le pari qu’elle avait fait de le retrouver pour qu’il l’aide à aller là-bas.

– Je vous ai protégés contre les Doués asiatiques et j’ai protégé ton petit ami. Tu me dois bien ça en retour.

  L’Egal éclata d’un rire si sonore que tout le monde se regarda, l’air vaguement choqué.

– Vous êtes tous si prévisibles. Mais je ne t’ai rien demandé, Enya Stürner…

   Sauf que le Silyen qu’Abi avait connu n’aurait jamais résisté à un tel défi. C’est pourquoi elle ne fut pas surprise de l’entendre demander des détails sur ce… monde inaccessible. Elle comprit pas grand-chose à la suite des événements, et elle n’était pas sûre de le vouloir. Elle préféra rester à côté de Chris, épongeant la sueur sur son front. Puis la curiosité finit par l’emporter, comme une braise attisée par le vent.

  Silyen créa un nouveau dôme protecteur autour d’eux. Lui et Enya s’assirent en tailleur par terre. Comme il l’avait fait avec Chris Grailingstream, l’Egal posa ses doigts sur la tempe de la jeune fille et ses yeux se révulsèrent. Il tressaillit soudain.

– Il s’est connecté à son esprit pour trouver l’entrée du monde… ça risque de prendre un moment, chuchota Luke en s’asseyant contre un des pneus de la voiture.

 Elle lui jeta un coup d’oeil puis s’assit à côté de lui dans un bruissement de feuilles.

– Il y a six mois, tu serais parti en courant. Tu as l’air tellement détendu avec tout ça.

   Luke soupira.

– Enya voulait que je convainque Sil de l’aider. Et après un voyage dans le Purgatoire, plus rien ne peut t’étonner. Hé!

  Abi lui avait brusquement agrippé le poignet. Son sang palpitait à ses oreilles et son coeur battait à tout rompre:

– Qu’est-ce que tu dis?

  Une maturité et une douceur qu’elle n’avait encore jamais vues apparurent dans le regard de son frère. Il lui dit que ce que Sil avait appelé le Monde Noir, à Far Carr, était en réalité l’équivalent du Purgatoire de la Bible.

– Ceux qui ont connu une mort brutale atterrissent là-bas, avant de… de continuer. (Il avala sa salive.) Et oui, je l’ai vu là-bas… Papa… Il ne nous en veut pas. Il m’a chargé de te dire qu’il t’aime et qu’on ne devait pas culpabiliser. Je crois que… Il est en paix avec lui-même maintenant. On a essayé de le ramener, avec Sil, mais on n’a pas réussi. Je suis désolé.

  Ce fut comme si ces simples mots lui avaient enlevé un énorme poids. Ses épaules se redressèrent, ses doigts cessèrent de trembler. Abi eut les mêmes sensations: le noeud qui lui compressait la poitrine se dénoua d’un coup. Il ne nous en veut pas. On ne doit pas culpabiliser. Elle eut l’impression de plonger dans un bain d’eau chaude après avoir grelotté des mois sous la pluie.

– Je n’arrive pas à y croire, balbutia-t-elle.

  Luke la prit dans ses bras et la serra fort contre lui. Elle sentit se cheveux blonds lui chatouiller le nez et respira son odeur familière. Un sanglot la secoua tout entière. Le Purgatoire. Papa. C’était beaucoup trop. Le barrage céda et elle oublia tout, laissant libre court à ses larmes.

  Beaucoup plus tard, alors que le soleil était bas dans le ciel, Abi se dégagea de l’étreinte de Luke. Elle s’aperçut qu’elle avait froid, n’ayant que son simple chemisier et son tailleur, et qu’elle mourait de faim.

  Elle dégaina son téléphone portable. Vit cinq appels manqués de Rebecca Dawson. Elle la rassura rapidement par sms. Entretemps, Luke mit son blouson en cuir brun sur les épaules. Elle le remercia d’un petit sourire. Sa colère, son soulagement, sa tristesse l’avaient désertés. Elle se sentait vidée.

   De leur côté, Silyen et Enya semblaient patauger. Une porte était apparue mais ils n’arrivaient pas à l’ouvrir. L’Egal marmonnait, appliquait ses mains imprégnées de Don à intervalle régulier sur le bois. Enya saisit la poignée, appuya puis tira de toutes ses forces. Sans succès. Pire, elle fut projetée en arrière par une force invisible. Elle lança ses bras en arrière, fit une pirouette et atterrit sur ses pieds, soufflant les mèches qui lui tombaient sur le visage.

  Silyen essaya quelque chose à son tour. Il tissa une sphère de Don qu’il projeta sur la porte. Le résultat ne se fit pas attendre: un son si insoutenable s’élèva qu’Abi se boucha les oreille. Puis il y eut un gigantesque flash de lumière.

   Silyen créa un bouclier de Don juste à temps. La lueur s’écrasa dessus et disparut.

  La porte était toujours là. Fermée. L’Egal fit apparaître une succession d’autres portes, donnant probablement sur d’autres endroits du même monde. Toutes lui résistèrent.

   Bon. Ce petit jeu avait assez duré.

   Enya et Silyen n’arrivaient manifestement à rien et Abi doutait que cette situation change dans les prochaines minutes.

  Elle se leva. Epousseta ses vêtements. Se racla la gorge.

– Nous devons y aller.

  Silyen et Enya se retournèrent vers elle. Le premier avait son habituelle expression hautaine, la seconde semblait scandalisée.

– Nous y sommes presque, protesta-t-elle.

  Silyen eut un sourire moqueur.

– Tu es optimiste.

  Ses sourcils étaient froncés et il avait l’air d’intensément réfléchir. Finalement, Enya ne sembla plus y tenir et lança:

– Quel est le problème?

– Cette porte a été scellée grâce à un Don qui dépasse l’imagination. (Silyen secoua la tête d’un air admiratif.) J’ai besoin d’un peu de temps pour l’étudier.

– Combien de temps? gronda Enya.

– Difficile à estimer. Quelques jours à plusieurs mois. Mais je ne compte pas prendre racine ici. (Puis il regarda Luke.) Ta soeur a raison, nous devons partir.

   Enya avait la tête d’une gamine à laquelle on venait d’annoncer que le Père Noël n’existait pas. Elle se précipita vers Silyen dans l’intention de le secouer comme un prunier.

– Stop! la prévint Luke.

   En vain. Comme avec la porte, Enya fut catapultée dans les airs par les défenses de l’Egal. Elle réussit à se rétablir en vol et atterrit souplement sur l’herbe parsemée de feuilles.

   Elle avait l’air encore plus furieuse qu’avant. Puis un battement de coeur plus tard, son visage retrouva une expression neutre, comme un étang après la chute d’un caillou. Elle regarda Luke:

– Il dit la vérité?

  Le jeune homme ne put retenir un petit sourire:

– Silyen peut être toutes sortes de choses. Mais ce n’est pas un menteur. Tu peux le croire.

  L’Egal leva les yeux au ciel, marmonnant quelque chose sur le manque de confiance récurrent.

– Tu es vraiment sûr que tu ne peux rien faire là, tout de suite? Avec la quantité de Don que tu as absorbé?

– Tu dois me confondre avec un dieu, répliqua Silyen. Comme je te l’ai déjà dit, le pouvoir scellant cette porte surpasse le mien. La quantité de Doués qu’il a fallu pour accomplir cet acte est purement stupéfiante, ce qui signifie que ce qui se trouve dans ce monde doit être fascinant. (Puis l’éclat moqueur qui brillait en permanence dans ses prunelles disparut. Sa voix devint si basse qu’Abi dut tendre l’oreille.) Je le sens moi aussi. Ce danger que tu décris. C’est trop flou pour que je puisse en dire plus pour l’instant.

  Enya parut soulagée.

– J’ai aussi senti quelque chose chez toi, poursuivit Silyen en regardant attentivement Enya. Tu n’es pas Douée mais tu possèdes quelque chose de spécial. Comme si tu pouvais manier le Don présent dans l’atmosphère…

– Tu en sauras plus dès que tu auras ouvert cette porte, asséna-t-elle. Tu comprends maintenant l’enjeu, alors j’espère que tu te dépêcheras.

  Ce qui cloua momentanément le bec à l’Egal.

  Elle se dirigea ensuite vers Luke et lui demanda de remonter la manche de son T-shirt. Elle posa les doigts sur son épaule d’un geste très doux et soudain, quelque chose apparut. Une minuscule puce. Elle la reprit, matérialisa sa ceinture et la fourra dans une des sacoches qui y étaient accrochées.

– Désolée pour ça, fit-elle.

  Luke ne dit rien.

  De son côté, Silyen avait déjà créé une nouvelle porte donnant probablement sur Far Carr.

  Abi regarda Luke, à nouveau déchirée.

– On reste en contact, le rassura-t-elle brandissant son téléphone portable.

  Puis elle se rapprocha et lui chuchota à l’oreille:

– ça ne m’enchante pas de te laisser avec lui. S’il y a quoi que soit, tu m’avertis, d’accord?

  Elle se recula puis lança à Silyen:

– Prends soin de mon frère.

  Elle ne lança pas un regard à Enya quand celle-ci annonça qu’elle allait informer ses amis (de son autre monde, compléta mentalement Abi) avant de revenir vers Luke et Silyen.

   La jeune fille se planta ensuite devant Abi, qui la regarda d’un oeil noir. Ce qui n’empêcha pas la jeune fille de se pencher et de chuchoter à son oreille:

– Chien est un des chefs des Inégaux. Je l’ai appris quand la rébellion nous a capturés, Chris et moi.   

  Et aussi mystérieusement qu’elle était venue, elle s’enfonça dans la forêt.


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