Entre les mondes
Il y avait un moelleux fauteuil brun taupe où paressaient des coussins brodés de motifs floraux. Des dalles noires s’étiraient sur le sol et une table basse en ardoise reposait sur des pieds en bois. Des murs vert pâle encadraient une cheminée de pierre, éteinte. Des lampes design jaillissaient du plafond. Une vaste armoire en bois veillait un lit non moins vaste. Il y avait même une petite salle de bain avec une douche à l’italienne dans la pièce d’à côté. Chris Grailingstream connaissait cet environnement par coeur et il faisait les cent pas comme un lion en cage.
Il n’arrivait pas à comprendre comment il en était arrivé là.
Il était en train de parler avec Rebecca Dawson, une des membres-clés du gouvernement de transition, lorsqu’un homme d’une cinquantaine d’années avait surgi, l’air catastrophé. Il avait murmuré quelques mots à l’oreille de l’élue, qui avait laissé échapper un juron. Chris en avait été ébranlé. Cette femme était une politicienne avertie: il avait impressionné par son calme et sa clairvoyance quand elle avait discuté avec lui. Pourtant, durant cette brève seconde, elle avait perdu son sang-froid. Elle s’était excusée et avait immédiatement demandé à l’homme de le conduire dans cette chambre. Depuis, il faisait passer le temps en analysant la conversation et en estimant ses chances de succès. La seule chose positive était que la peur qui liquéfiait ses entrailles depuis sa fuite de Washington semblait avoir fait une pause. C’était assez paradoxal. Il restait le fils de l’homme qui menaçait la Grande-Bretagne. Rebecca Dawson aurait pu choisir de le jeter dans une quelconque prison et de se servir de lui comme monnaie d’échange. Qu’est-ce qu’il aurait donné pour avoir une mère pareille. Une femme qui faisait passer la raison avant les émotions.
Pour la énième fois, le jeune homme tenta d’ouvrir la porte, qui était toujours obstinément fermée à clé. Il hésita à pianoter sur son téléphone portable mais il n’était pas encore assez désespéré pour demander du secours à qui que ce soit. Et de toute façon, ses amis devaient déjà être de retour aux Etats-Confédérés à l’heure qu’il était. Il n’avait aucun allié ici, à part peut-être cette Abigail Hadley.
Rebecca Dawson devait avoir de bonnes raisons de l’avoir bouclé là. Il évoqua toutes sortes d’hypothèses et décida que la plus probablement était qu’un événement important devait s’être produit. Mais qu’est-ce qui pouvait être plus important que lui-même? Son père aurait-il déjà attaqué le pays? Il chassa l’image qui le hantait quasiment toutes les nuits; celle de bombes réduisant Londres en cendres.
Il finit par se laisser tomber sur le fauteuil, puis déverrouilla son smartphone et alla sur son navigateur internet. Il trouva ce qu’il cherchait en moins d’une seconde: il lui avait suffit d’écrire « Grande-Bretagne » en mot clé. S’il n’avait pas été assis, il serait tombé par terre. Le Don était donc de retour? Comment était-ce possible? Il parcourut rapidement quelques articles, puis se rendit sur les versions en ligne de journaux des Etats-Confédérés, qui évoquaient aussi cet étrange miracle et tentaient d’en analyser les conséquences.
Chris inspecta le trou béant qui lui traversait le torse depuis qu’il avait perdu son Don - enfin, c’était ainsi qu’il percevait cette sensation de vide - et banda sa volonté pour faire venir son pouvoir à lui. Evidemment, ce fut un échec. Il avait déjà essayé mille fois. Ce n’était pas parce qu’un couple avait fait un canular qu’il allait retrouver son Don.
Il soupira.
Surfant sur d’autres sites internet, il poussa soudain une exclamation étouffée. Il venait de tomber sur un article évoquant Bouda Matravers, membre du conseil de transition, qui avait été retrouvée morte dans une maison incendiée.
Il se passa la main dans les cheveux.
Qu’était-il supposé faire au milieu de ce chaos?
Il songea à Enya. Ils n’avaient pu échanger que quelques mots avant qu’Abi ne le conduise directement auprès de Rebecca Dawson, dès qu’elle avait appris son identité. Au moins la jeune fille l’avait-elle reconnu. Des souvenirs lui revinrent par flash. Des brunchs fastueux, des randonnées automnales dans les parcs nationaux ou des « salut » lorsqu’ils se croisaient à la va-vite dans l’immense appartement des Grailingstream. Il se souvint de son rire communicatif, de sa démarche souple et des éclats de douleurs dans ses yeux, les rares fois où son père s’était adressé à elle. Spencer Grailingstream n’avait jamais caché son aversion pour la jeune fille. Chris n’en avait jamais su les causes.