Entre les mondes

Chapitre 54 : LUKE

2565 mots, Catégorie: T

Dernière mise à jour 05/03/2022 10:17

Résumé du chapitre précédent (qui était de rating MA): Malgré l’interrogatoire d’Astrid, Silyen réussit à garder le silence. Il dit à Bouda que Nao, son allié doué, va la trahir, mais elle ne le croit pas. Il réussit ensuite à gagner un peu de temps, et, alors que Bouda sort de la pièce, fait appel au lien. Luke commence à lui transmettre de l’énergie par ce bais. C’est ainsi que l’Egal pourra se libérer. Mais Bouda revient à ce moment là… Elle vient de comprendre que Sil a capté tout le Don de Grande-Bretagne…




Calfeutré sous l’épais duvet du lit d’Abi, qui sentait la lessive propre, Luke sentait ses forces s’évanouir. Il agrippa un pan du drap pour se donner du courage, le regard fixé sur les rideaux de lin gris pâle de sa chambre. Le tissu devint flou. Luke se concentra et l’étoffe redevint nette. Il ne devait surtout pas perdre conscience, pas avant d’avoir pu transmettre le maximum d’énergie à Silyen. Qu’il était bête. Il aurait pu y penser lui-même en se souvenant de la tempête à Far Carr, qui lui semblait maintenant à des années lumières. Peut-être que cela suffisait à l’Egal pour qu’il se libère.

  En attendant, la désertion de son énergie était effrayante. C’était comme s’il courait, et qu’il arrivait au bout de son endurance, porté par son unique volonté. Lorsqu’il sentit qu’il ne lui restait que des miettes d’énergie, il interrompit le flux et laissa son esprit dériver vers Silyen à travers le lien.

  Ne plus penser à rien.

  Simplement se laisser aller.

  C’était si agréable.

 Mais voilà que des lueurs vives trouaient sa vision. Une multitude de sons lui agressèrent soudain les oreilles, comme s’ils provenaient d’une radio mal réglée. Mécontent, il ferma les yeux, tenta de retrouver le néant. Quelque chose lui piqua la peau, et il fut à deux doigts de se réveiller, puis une sensation de froid apaisant le parcourut et l’envoya dans un doux univers ouaté.

  Il lui sembla se réveiller plusieurs fois, mais peut-être rêvait-il encore.

  La voix d’Abi lui parvint une fois comme à travers un brouillard sonore. Elle devait parler au téléphone car il n’entendait aucune réponse audible.

– Quoi?!!! En feu?!! s’exclamait sa soeur.

  Il chercha à comprendre le sens de ces mots mais son cerveau était aussi pâteux qu’un yogourt. Il se laissa regagner par la torpeur.

  Un peu plus tard, il sentit une main fraîche se poser sur son front.

   Il finit par se réveiller pour de bon mais il s’aperçut vite que quelque chose clochait. Il ne portait plus le jean et le pull qu’il avait enfilé à la va-vite à Far Carr. Il n’avait plus que son T-shirt et son boxer. Soudain, son bras le lança et il vit un pansement.

  Le simple fait de vouloir se mettre debout lui fit tant tourner la tête qu’il retomba en arrière. Il avait l’impression d’avoir fait trois marathons à la suite puis d’avoir enchaîné avec dix journées au parc des machines de Millmoor.

– ABI! cria-t-il.

  Sa soeur accourut aussitôt.

– Luke! Tu vas bien?

  Voyant qu’il essayait à nouveau de se lever, elle ajouta très vite:

– Non, reste couché.

– Qu’est-ce que qui s’est passé? Est-ce que vous avez retrouvé… (La voix de Luke mourut d’elle-même lorsqu’il voulut prononcer « Silyen »). Et qu’est-ce que c’est que ce pansement?

  Abi tira une chaise et s’assit à son chevet.

– J’ai cru que tu allais mourir! s’exclama-t-elle. J’ai appelé une ambulance.

– Quoi?

  Abi éleva la voix:

– J’ai bien fait parce qu’à l’hôpital, ils ont dit que tu étais dans un état de fatigue extrême. Ils n’avaient jamais vu ça. Ils t’ont perfusé d’urgence de la méthylphénidate et de la cyanocobalamine et ils ont recommandé un repos total. J’ai pu te reconduire ici mais j’ai dû beaucoup insister, ils voulaient te garder en observation.

– J’ai dormi combien de temps?

– Un jour environ.

 Luke jeta un coup d’oeil par la fenêtre. Les rideaux étaient toujours fermés mais aucun lumière ne filtrait. Ce devait être la nuit. Il se laissa retomber sur les coussins, le simple fait de se redresser et de tourner la tête l’avait exténué.

– Et Enya? interrogea-t-il.

– Elle a trouvé l’immeuble. Mais quand elle est arrivée, il était en feu.

Quoi?

  Abi se mordit la lèvre:

– Je sais que ça semble invraisemblable. Et tu n’as pas encore entendu la suite… Enya est quand même entrée. Cette fille est complètement folle.

– Est-ce qu’elle t’a parlé de son bouclier?

– Non. Qu’est-ce que c’est?

– Un truc de Rawena. Et après?

  Enya avait découvert ce qui ressemblait à la cellule que Luke avait décrite mais elle était vide. Elle avait aussi trouvé des cadavres partout. Quand elle les avait inspectés, elle avait vu leur gorge tranchée. Elle avait identifié les corps de Bouda et d’Astrid à quelques mètres de la sortie de secours qui donnait sur la façade de l’immeuble. Par contre, elle n’avait trouvé aucune trace de Silyen. C’était comme s’il n’avait jamais été là.

– Elle a fouillé partout? interrogea Luke, la voix tremblante.

– Au maximum. L’immeuble était en train de s’effondrer, elle a dû sortir.

  Luke ne comprenait plus rien.

 Quelqu’un d’autre était-il venu au secours de Silyen? Ou peut-être que l’échange d’énergie avait fonctionné et que l’Egal était l’auteur de ce carnage? A cette pensée, Luke eut la nausée. Mais de toute façon, ce scénario ne collait pas. A peine sorti, Silyen serait aussitôt venu s’assurer qu’il allait bien, non?

  Réfléchir lui donnait mal à la tête et il dut fermer les yeux quelques instants. Quand il les rouvrit, il s’aperçu que ce n’était plus Abi, mais Enya qui se trouvait à son chevet.

– Tu t’es endormi, dit cette dernière, le regard soucieux.

  Elle tendit une main et posa le bout de ses doigts sur le front de Luke.

  Le garçon sursauta.

  Il avait l’impression d’être traversé par un courant qui électrisa tous ses nerfs.

– Je te transmets un peu d’énergie, expliqua Enya en retirant ses doigts.

  La jeune femme sentait le brûlé et ses cheveux, d’ordinaire impeccables, étaient emmêlés et couverts de suie.

– Merci, marmonna Luke.

– Où est Silyen? demanda la jeune femme de but en blanc.

  Oh. Luke se rappela qu’elle avait fait toute seule le lien entre l’Egal et lui-même.

– J’espérais que tu pourrais répondre à cette question.

– J’ai cherché partout dans cet immeuble. S’il a pu se libérer avant que j’arrive, ce qui m’en avait tout l’air, il aurait dû venir directement à ton chevet non?

– C’est aussi ce que je me suis dit, répondit Luke sans pouvoir dissimuler une note d’amertume.

  Il posa la main sur son ventre, là où s’étirait le lien, et sa poitrine se contracta douloureusement. Au moins, il sentait toujours que Silyen était vivant. Il essaya de le localiser via Google Maps, sans succès.

  Etait-il allé voir Sélénia et le roi?

  Ou avait-il été appelé ailleurs?

  Avait-il été capturé par quelqu’un d’autre?

  Jamais il ne s’était senti aussi impuissant. Parce que désormais, il n’avait plus la moindre piste.


  Le jour suivant, les médias se déchaînèrent. Les corps de Bouda et d’Astrid avaient été rapidement identifiés et leur mort fit la Une de tous les journaux. La chaîne nationale organisa une émission spéciale. Abi fut appelée d’urgence pour une réunion de crise du gouvernement de transition. Elle passa la journée à enchaîner les interviews tout en essayant de gérer la crise diplomatique qui était en train de secouer le pays. Car Bouda était le principal contact du président des Etats-Confédérés et ce dernier harcela le gouvernement de transition pour savoir ce qu’il se passait. Les rumeurs les plus folles se mirent à courir sur les réseaux sociaux, comme s’en aperçu Luke en pianotant sur le smartphone qu’Enya lui avait prêté. Il évitait de regarder directement les portraits de ses tortionnaires sur lesquels il n’arrêtait pas de tomber au gré des sites web. C’était triste mais ces simples images déclenchaient des frissons dans tout son corps. Beaucoup de gens se demandaient ce qui avait poussé deux Ex-Egale à se réunir dans le bâtiment. Des informations filtrèrent, notamment celle selon laquelle Bouda avait prétendu être malade. Evidemment, beaucoup de monde pointa du doigt la rébellion, qui ne fit rien pour démentir. Luke se demanda s’ils auraient le culot de revendiquer ces morts, mais le décès de dix-huit roturiers dans le drame devait leur poser problème, estima-t-il. Il savait qu’il aurait dû être bouleversé, ou au moins triste, mais en réalité, il ne ressentait rien.

   Il tomba ensuite sur une publication qui le laissa sans voix. Un tabloïd people britannique avait utilisé une photo le montrant dans la gare de Liverpool street, le regard fou, tandis qu’Abi le regardait avec inquiétude. « Luke Hadley fait un malaise dans un train » titrait le magazine en ligne. Le journaliste avait réussi à mettre la main sur un des occupants des wagons qui donnait l’explication que lui-même avait fournie: il avait fait une crise d’angoisse. Le média ne manquait ensuite pas de rappeler le meurtre du Chancelier Zelton puis l’emprisonnement à Eilean Dòchais, et spéculait sur les séquelles psychologiques que cela laissait deviner. Après cette lecture, Luke dut se concentrer plusieurs minutes sur sa respiration pour ne pas tout casser dans la chambre.

  Il tomba ensuite régulièrement endormi avant de se réveiller en sursaut, la bouche souvent grande ouverte comme s’il avait manqué d’air, le T-shirt trempé de sueur. Il ne se souvenait heureusement pas de ses cauchemars. Et invariablement, Enya déboulait dans sa chambre, alertée par ses cris, et ressortait après s’être assurée qu’il allait bien.

  Puis au cours de l’après-midi, une nouvelle encore plus incroyable supplanta la mort des deux Ex-Egales. C’était si énorme que Luke dut relire trois fois le titre de l’article en ligne qu’il avait sous les yeux pour y croire. Il relut aussi le titre du média, qui était bien l’un des plus sérieux qu’il connaisse. Et à ce qu’il sache, ce n’était pas le 1er avril…

  « Le Don réapparaît en Grande-Bretagne » proclamait l’article.

  L’illustration - une image de Londres - n’apportait rien, mais le texte était troublant.

  « La nouvelle fait l’effet d’une bombe. Le Don semble avoir réapparu en Grande-Bretagne, alors qu’il avait disparu depuis le renversement du despote Whittam Jardine. Ce pouvoir s’est manifesté ce matin chez un couple d’anciens roturiers habitant dans la banlieue de Londres, a appris le Times. « Avec ma femme, nous nous sommes réveillés dans un état étrange, ce matin. Un mélange d’euphorie et de fatigue », raconte le mari, qui a souhaité garder l’anonymat. « Et puis il y a eu plein de choses étranges. Notre vaisselle s’est mise à léviter, l’eau de la douche s’est évaporée et trois fenêtres se sont cassées toutes seules », poursuit le Londonien, qui a d’abord paniqué et hésité à appeler la police. « C’est là que j’ai vu des étincelles dorées au bout de mes doigts. Cela ressemblait beaucoup à ce que j’avais vu à la télévision, quand Bouda Matravers utilisait son Don pour éteindre les incendies dans la capitale. (Précisons qu’à l’heure où ce dernier a été joint, nous ignorions encore que Bouda Matravers était décédée ndlr). »

  Luke sauta quelques paragraphes pour arriver à la fin de l’article, où il lut: « Selon nos information, le couple, qui ignore comment et pourquoi il semble posséder le Don depuis ce matin, a été escorté par les forces armées jusqu’au siège du gouvernement de transition. Les autorités n’ont pas souhaité faire de commentaires et n’ont donné aucune information. » Une vidéo apparaissait ensuite. Il cliqua dessus et vit, fasciné, des mains (appartenant probablement à l’interviewé) le long desquelles le Don crépitait. Si c’était un montage, il était extrêmement bien réussi.

  Luke se promena sur les réseaux sociaux, ne voyant pas les heures défiler. Alors que le soir commençait à tomber, il constata qu’on ne parlait désormais que de l’article. Certains estimaient qu’il s’agissait d’une mise en scène très élaborée, d’autres se demandaient si le Don allait apparaître chez eux également ou trouvaient étrange que le couple n’ait pas appartenu à la caste des Egaux, autrefois. Quelques-uns, enfin, pensaient que le couple provenait d’une famille Douée étrangère et avait réussi à pénétrer en Grande-Bretagne où ils cherchaient à se faire mousser. Puis soudain, Luke vit que plusieurs internautes avaient partagé un article du London Gazette, mentionnant l’apparition du Don chez un autre couple. Cette fois, il y avait une photo: un homme d’une trentaine d’année au visage souriant, le teint bronzé et les cheveux noirs et bouclés, estima Luke. Il enlaçait une jeune femme blonde rayonnante qui éclatait de rire. Le cliché semblait provenir de vacances puisqu’on voyait une plage se dessiner derrière eux, tandis que l’homme portait un appareil photo en bandoulière.

  Luke n’eut pas le temps d’en savoir plus car un cri résonna soudain dans la cuisine.

  Il se rua jusqu’à la porte de sa chambre, qu’il ouvrit à la volée, puis… s’affaissa contre le montant, rattrapé par la fatigue. Il se mordit la joue jusqu’au sang pour rester éveillé.

  Devant lui se dessinait une scène plus qu’improbable.

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