Entre les mondes
La cellule était si froide que Silyen n’arrêtait pas de frissonner. Bouda avait dû couper le chauffage à dessein, à moins que ce ne soit l’idée d’Astrid. L’Egal retira ses doigts glacés du sol et les ramena contre sa poitrine pour tenter de les réchauffer. Les colliers de gruach ne se limitaient pas à lui interdire d’utiliser son Don. Ils le privaient aussi de sa force et de ses sens d’Egaux, tout comme de la douce chaleur qu’il éprouvait en permanence. Devenir un roturier était encore bien pire qu’il ne l’avait imaginé. C’était tout simplement abominable.
Mais il ne laissa rien paraître.
Pas tant qu’il ne s’était pas assuré qu’il n’y avait pas de caméras de surveillance, et sans sa vision douée, il en était réduit à attendre de s’accoutumer à la pénombre ambiante. Il connaissait assez Bouda pour savoir qu’elle serait ravie de le voir craquer. Il ne comptait pas lui donner ce plaisir.
Il bougea de quelques centimètres et le regretta aussitôt. Astrid avait vraiment fait du beau travail. Il regrettait que sa petite ruse sur le serment doué n’ait pas fonctionné: il n’avait pas été entièrement sûr de ce qu’il avançait, même s’il s’était énormément intéressés aux recherches menées par le Shaolin, étant donné qu’elles portaient sur le Don. Mais tout à l'heure, Bouda n’était apparemment pas arrivée aux même conclusions car elle était revenue quelques minutes plus tard en compagnie du Tiāncái et avait ordonné à Astrid de poursuivre la séance. Elle s’imaginait peut-être qu’elle arriverait éviter des mauvaises surprises? Silyen était prêt à parier le contraire. Le Tiāncái attendait simplement de recueillir assez de renseignement pour prendre le contrôle de la situation: il était le seul Doué présent, il écraserait littéralement les autres. Que sa belle-soeur ne veuille pas envisager cette possibilité était inquiétant, car elle était loin d’être stupide. Cela voulait dire qu’elle était prête à tout pour récupérer son Don, même à prendre des risques inconsidérés.
A quel moment avait-il laissé la situation lui échapper à ce point?
Lorsqu’il s’était entiché de Luke?
Lorsqu’il l’avait laissé repartir?
Il n’aurait dû jamais se précipiter tête baissée. Il aurait dû deviner le piège.
Silyen avait pourtant imposé un Silence à Bouda, à Astrid et à ce roturier doucereux, Faiers. Sa belle-soeur avait dû trouver un moyen de le contourner; elle avait probablement consigné ou enregistré ses souvenirs à quelque part, il ne voyait pas d’autre explication. Il n’aurait jamais dû sous-estimer la jeune femme à ce point. Cependant, il gardait un atout dans sa manche. Car Bouda avait peut-être pensé aux colliers mais elle avait oublié un détail.
C’est alors que la porte de la cellule s’ouvrit.
Le Tiāncái se tenait sur le seuil. Silyen pinça les lèvres et prit une grande inspiration. Il s’attendait à cette visite depuis qu’il avait tué son compagnon, c’était d’ailleurs pour ça qu’il avait titillé Bouda. Mais son stratagème avait échoué.
L’homme créa une boule lumineuse qui créa des ombres tremblotantes sur les murs et referma la porte sans bruit.
– Vous revoilà déjà ? Je vous manq…
Silyen n’arriva pas à articuler une syllabe de plus. Il eut l’impression qu’on venait de le bâillonner. C’était la première fois qu’il sentait le Don d’une autre personne à l’oeuvre sur lui depuis son enfance - où son père s’en était joyeusement servi pour lui apprendre ce qu’il appelait « le respect » - et il détesta aussitôt le sentiment d’impuissance qui l’envahit. Il afficha son rictus le plus méprisant.
Le Tiāncái tourna autour de lui, puis sans crier gare, le roua de coups. Silyen tenta d’esquiver les premiers puis n’eut d’autre choix que de se rouler en boule pour tenter de se protéger. La douleur était aussi scandaleuse que tout à l’heure et chaque nouvelle coup ravivait ses blessures. Enfin, le déchaînement de violence s’arrêta et l’Egal sentit qu’on le tournait sur le dos. Il tenta de bouger mais il était comme paralysé. Encore le Don. L’autre était en train de le forcer à obéir et c’était extrêmement désagréable. Le Tiāncái se pencha jusqu’à ce que son visage soit à quelques centimètres du sien:
– Tu vas payer pour Akira. Et tu vas me dire comment tu as retiré le Don d’un pays entier, gronda-t-il.
Silyen tenta de réfréner la stupide terreur qu’il sentait monter en lui, sentant l’autre lui caresser le visage puis les lèvres, avant de le gifler violemment.
Il reprit ses esprits. Il lui suffisait de compartimenter sa conscience, comme il avait essayé de le faire tout à l’heure, sans succès, étant donné son état de faiblesse. Tout ce qu’il avait réussi à accomplir, c’était de couper le lien afin d’épargner à Luke de ressentir ses souffrances. Il espérait avoir regagné suffisamment de forces depuis. Sauf qu’il se heurta au Don de l’autre, qui avait prévu sa manoeuvre.
Le Tiāncái eut un sourire narquois. Il se releva et se débarrassa de sa chemise, qu’il laissa négligemment tomber par terre, puis de son pantalon.
– Les coups, ce n’était qu’un avant-goût… souffla-t-il avec un sourire mauvais.