Entre les mondes

Chapitre 52 : LUKE

2934 mots, Catégorie: M

Dernière mise à jour 18/02/2022 19:21

Tout avait l’air si normal: le bruissement des conversations, le roulis des roues du train sur les rails, les vitres embuées, les emballages traînant sur les sièges et l’odeur de sueur qui flottait dans l'air - vestiges de l’heure de pointe. Dans le train qui reliait le petit village le plus proche de Far Carr à Londres, les gens étaient emmitouflés dans des manteaux pour se protéger des frimas de l’automne. Ils avaient les yeux rivés sur leur téléphone portable. Tout le monde avait désormais le droit d’avoir un modèle des Etats Confédérés.

  Luke détourna les yeux, évitant de dévisager trop longtemps les autres passagers. Il aurait tellement voulu être l’un d’eux. Un adolescent banal dont la seule préoccupation aurait été de rentrer chez lui après une journée bien remplie. Mais non. Il vérifia pour la millième fois que sa capuche couvrait bien son visage. Il était à trente minutes d’atteindre Londres. Ce trajet lui rappelait beaucoup trop celui qu’il avait fait trois mois auparavant pour tenter de sauver Abi de la Foire du Sang. Chaque minute était passée avec une insupportable lenteur.

  Il avait hésité à appeler sa soeur dès qu’il avait rencontré des gens, après sa marche forcée depuis Far Carr jusqu’à la civilisation, quand il avait découvert que la ligne fixe du manoir ne fonctionnait plus. Mais le risque que la conversation soit enregistrée, au cas où Abi était sur écoute, était trop grand. Il devait lui parler en face.

  Soudain, une vague de douleur surgit de nulle part.

  Luke eut l’impression qu’on lui tranchait le dos de part en part.

  Il lâcha un cri.

  Une nouvelle lame de souffrance le plia en deux.

  Il eut vaguement conscience que les autres passagers tournaient la tête vers lui, et que certains demandaient ce qui se passait. Des larmes plein les yeux, il ne put que se recroqueviller de plus belle.

  Quelqu’un lui enleva sa capuche.

– Mais c’est Luke Hadley!

  Les voix enflèrent, prenant des accents d’excitation.

  Il rassembla ses forces pour redresser la tête.

 Devant lui se trouvait un homme d’une cinquantaine d’années, grand et sec, les cheveux noirs, avec des lunettes à fine monture noire. Il était entouré d’une multitude d’autres visages: le reste des passagers , dont les expressions allaient de la sidération à l’inquiétude en passant par la peur.

– Qu’est-ce qui vous arrive? Que peut-on faire? demandait l’homme.

  Tant pis pour la prudence.

– J’ai besoin parler de ma soeur, Abigail Hadley, articula Luke péniblement. (Il retint son souffle tandis qu’un nouveau spasme de souffrance le traversait et réussit à ne pas vomir.) Quelqu’un peut-il me prêter son téléphone?

   Luke se félicita d’avoir appris le numéro par coeur.

  Des murmures s’élevèrent aussitôt. « Mon dieu, c’est bien lui! Je crois que je vais m’évanouir », crut-il entendre.

  Super.

– Vous devez plutôt aller à l’hôpital. Je ne sais pas ce qui se passe mais ça a l’air grave. Est-ce qu’il y a un médecin dans ce wagon? demanda l’homme à la cantonade, le front plissé, l’air de se demander si Luke avait toute sa santé mentale.

  Le jeune homme le comprenait. Il n’y avait aucune trace de sang, rien qui indique qu’il soit blessé. Et bien évidemment, il ne pouvait pas parler du lien, d’où lui venaient ces horribles sensations. A la pensée de ce que Silyen était en train subir, Luke faillit se ruer sur l’une des personnes qu’il avait vue avec son téléphone portable pour lui arracher l’objet de force.

 Il tenta de maîtriser son souffle. Il devait faire semblant d’aller mieux, sinon il était bon pour un arrêt d’urgence du train et une ambulance, alors qu’il n’avait pas de temps à gaspiller.

– Je vous en prie. Quelqu’un a-t-il un téléphone? répéta-t-il.

  Un nouveau visage apparu, celui de la fille qui avait couiné tout à l’heure. Elle brandissait un smartphone argenté. L’homme aux cheveux noir tenta de l’écarter en protestant mais Luke réussit tout de même à s’emparer de l’objet.

  La fille eut l’air aux anges, comme si son voeu le plus cher venait de se réaliser:

– Quand je raconterai ça à mes copines. Monsieur Hadley, je suis votre plus grande fan, je n’arrive pas à croire que vous êtes là…

  Mais Luke n’écoutait pas ce bavardage. Il était déjà en train de composer le numéro de sa soeur.


Abi était sur le quai quand le train arriva en gare de Liverpool Street, en plein quartier financier de Londres. Luke avait réussi à éviter l’ambulance en racontant aux autres passagers qu’il s’agissait d’une grosse crise d’angoisse. La douleur avait cessé comme par miracle une dizaine de minutes avant leur arrivée. Les bourreaux de Silyen faisaient probablement une pause.

– Luke!

  Abi se tenait sur la pointe des pieds, pour être sûre qu’il ne la manque pas. Elle avait les yeux brillants, comme si elle se retenait de pleurer. Elle hésita quelques secondes, se tordant les mains au milieu du torrent de passagers qui la contournaient, pressés de rentrer chez eux. Elle courut finalement vers lui et le serra à l’étouffer.

– J’ai eu tellement peur. Pour l’amour du ciel, où étais-tu passé? Tu vas bien? J’ai prévenu maman et Daisy, elles sont au moins aussi soulagées que moi. Maman voulait même venir directement ici.

  Elle desserra son étreinte et lui posa les mains sur les épaules, comme pour vérifier s’il était bien réel.

  Luke n’en menait pas large. Il luttait pour ne pas céder à l’émotion. Il ne s’était pas aperçu à quel point sa soeur lui avait manqué. Puis un nouvel éclair de souffrance lui arracha un cri.

  Abi s’affola.

– Tout va bien, réussit à marmonner Luke en lui saisissant le poignet, réfrénant l’envie de se rouler en boule sur le sol.

– Qu’est-ce qui t’arrive?

– Je t’expliquerai. Il faut qu’on aille dans un endroit sûr. Je dois te parler. C’est urgent.

  Abi avait recommencé à se tordre les mains, jetant des coups d’oeils paniqués autour d’elle. Pour ne rien arranger, des adolescents les reconnurent et dégainèrent leur portable pour les mitrailler de photos.

  La jeune fille tira Luke, qui grimaçait de plus belle, et l’entraîna vers la sortie. Là, elle le dirigea vers sa voiture de fonction, une mercedes noire.

– J’aurais préféré trouver plus discret, s’excusa-t-elle.

  Sur le trajet, Luke essaya de garder les yeux ouverts et de se concentrer sur la route, mais des spasmes le secouaient régulièrement et il dut se mordre les lèvres pour s’empêcher de crier. Il percevait la douleur de Silyen comme s’il était à sa place et eut envie d’étrangler Bouda, Astrid et tous leurs sbires. Sa seule consolation était que sa mère et Daisy allaient bien, selon Abi. Puis ils arrivèrent enfin à l’appartement de sa soeur.

– Il vaudrait mieux qu’on aille à l’hôpital, répéta pour la énième fois Abi.

– Non, fais-moi confiance, ça ne servirait à rien. Aïe.

  Luke se plia en deux et mit un long moment avant de retrouver son souffle.

  Quand il se releva, il vit qu’Abi composait un numéro.

– Qu’est-ce que tu fais?

– J’appelle au moins mon médec…

  Luke lui arracha le téléphone des mains, furieux.

– Je t’ai dit que ça ne servirait à rien. C’est une question de vie ou de mort Abi!

– Mais tu perds la tête?

– Où est-ce qu’on peut discuter?

– Rends-moi mon téléphone!

– Si tu promets de m’écouter avant de faire quoi que ce soit.

– Et après je peux t’amener à l’hôpital? Je… Qu’est-ce qui t’arrive Luke?

  Luke s’appuya contre le mur de l’immeuble qui lui faisait face, tous les muscles contractés.

– S’il-te-plaît, murmura-t-il.

  Abi avait l’air furieuse. Elle ouvrit la bouche, la referma puis déverrouilla violemment sa porte d’entrée. Luke la suivit.

  L’appartement était à l’image de sa soeur: lumineux, sobre et parfaitement rangé. Il se laissa tomber sur l’un des fauteuils, tandis que sa soeur disait avec impatience:

– Bon, là, nous sommes tranquilles. Qu’est-ce que tu as à me dire?

  Luke ramena ses genoux contre lui. Il serra un coussin jusqu’à ce que la jointure de ses mains devienne blanche, attendit que la douleur due au nouveau coup de fouet fantôme s’estompe.

– J’ai été enlevé par Astrid et Bouda. Elles m’ont retenu prisonnier jusqu’à ce que… quelqu’un me fasse évader. Mais celui qui m’a aidé est toujours là-bas. Nous devons aller le chercher!

– Astrid et Bouda? répéta Abi, incrédule. Ce n’étaient pas des Egaux chinois?

– Ils sont complices mais… Quoi? Comment tu es au courant?

– Enya. La fille qui t’a sauvé avant de te perdre dans une chambre d’hôtel. Elle… Elle m’a tout raconté.

   Eh bien.

  Luke digérerait cette information plus tard. Il retenait simplement qu’Enya ne lui avait pas menti: elle connaissait effectivement sa soeur.

– Et pourquoi Astrid et Bouda t’auraient enlevé?

– Elles voulaient des informations.

– Sur quoi?

– Ce qui s’est passé dans le sous-sol d’Astrid.

– Mais elles y étaient…

– Elle pensent que je sais quelque chose.

– Toi? Oh mais c’est absurde Luke, qu’est-ce que tu pourrais savoir de plus qu’elles? (Puis Abi s’interrompit, comme si elle venait de réaliser quelque chose de terrible. Elle devint blanche comme un linge.) Elles t’ont fait du mal?

  Luke inspira brusquement, la gorge soudain brûlante. Il battit frénétiquement des paupières, incapable de parler.

  Abi était totalement figée. Soudain, elle se leva et éclata:

– Maudites garces! Ce qui est déjà arrivé à notre famille n’était pas suffisant?!

  Elle frappa le mur de toutes ses forces et se retourna vers Luke, l’air bouleversée. Celui-ci la prit par les épaules et la regarda droit dans les yeux:

– Ce n’est pas grave Abi. Je m’en suis sorti. L’important, c’est qu’une deuxième personne ne subisse pas la même chose, d’accord?

  Il voulut sourire mais la décharge de douleur qui l’assaillit fut si violente qu’il dut se ruer à la salle de bain pour vomir. Tremblant, il se rinça la bouche et aperçut son reflet du coin de l’oeil. Avec son teint livide, ses cheveux poisseux de sueur et ses yeux écarquillés, il avait l’air un fou. Il se foudroya du regard. Entretemps, Abi avait posé la main sur son épaule.

– Qu’est-ce que je peux faire?

  Luke se retourna, s’appuyant contre le lavabo pour ne pas s’effondrer:

– Il faut arrêter Astrid et Bouda.

– Oui, mais pour te soulager toi?

– Je… commença Luke, avant de s’interrompre.

  Il avait beau essayer, la Réserve ne lui permettait pas de parler du lien. Il fallait trouver autre chose.

– C’est comme si elles me torturaient à distance grâce au Don des Egaux chinois, tenta-t-il. C’est uniquement psychologique, c’est pour ça qu’on ne peut rien faire.

– Quoi? Mais pourquoi?

– Pour faire parler celui qu’elles retiennent prisonnier.

  Abi se prit la tête entre les mains:

– Et qui est-ce? Je le connais?

  A nouveau, Luke n’eut d’autre choix que de rester muet.

– Tu ne veux pas me dire?

– Non, ce n’est pas ça. Je ne peux pas. Ecoute, si on les arrête, ma douleur cessera. C’est tout ce qu’il y a à comprendre.

– Luke, arrête. Est-ce que tu te rends comptes de ce que tu me racontes?

– Je sais que c’est dur à croire mais il faut que tu me fasses confiance.

  Abi inspira un grand coup. Un éclat d’incertitude dansait encore dans son regard.

– S’il-te-plaît, insista Luke.

– Bon, d’accord.

  Abi ne perdit pas son temps. Elle appela Rebecca Dawson et faillit lâcher le combiné lorsqu’un torrents de phrases enthousiastes en surgit. Luke capta quelques mots, dont « guerre », « espoir » et « Chris Grailingstream » - un nom qui lui semblait familier sans qu’il ne puisse dire pourquoi. Lui-même respirait à nouveau. Depuis quelques minutes, il sentait une vague de bien-être l’envahir, comme un baume rafraîchissant que l’on appliquerait sur une brûlure. Le Doué chinois devait être en train de guérir Sil pour pouvoir le préparer à une nouvelle séance. Luke avait beau savoir que ce répit n’était que temporaire, il s’en réjouissait.

  Puis Abi se tourna vers lui.

– Rebecca Dawson n’a pas vu Bouda depuis deux jours. Officiellement, elle serait malade, ce qui est assez malvenu au moment où nos relations avec les Etats-Confédérés deviennent de plus en plus délicates. Est-ce que tu sais où ton… ami est emprisonné?

  Là, au moins, Luke avait la réponse. Il demanda à Abi si elle avait un ordinateur et passa de longues minutes à scruter des vues aériennes de Londres sur Google maps. Espérant que l'intuition que Bouda se terrait dans la capitale était juste, il laissa le lien le guider. Il pointa finalement du doigt sur un pâté d’immeubles au nord.

  Ensuite, tout alla très vite. Abi alerta Enya, qui arriva bientôt dans l’appartement. La jeune femme portait sa veste de cuir cintrée noire, un pantalon sombre et des bottes en cuir brun. Un casque de motard pendait au bout de ses doigts. Elle prit Luke par surprise en se ruant sur lui pour le serrer dans ses bras.

– Je n’arrive pas à y croire! Je pensais que tu étais en Chine, lâcha-t-elle.

  A moitié étouffé, Luke ne put que répondre d’une voix mal assurée qu’il allait bientôt manquer d’air. L’étreinte se relâcha et une senteur de pin, de rose et d’herbe fraîche lui chatouilla les narines.

Abi prit alors le contrôle des opérations. Elle expliqua la situation en quelques mots et Enya hocha la tête. Elle se tourna vers Luke:

– L’ami que tu cherches, c’est bien celui auquel je pense?

  Luke hocha la tête, content que la Réserve ne l’ai pas empêché de faire ce mouvement.

  Enya parut satisfaite.

  Elle se pencha sur l’écran d’ordinateur et enclencha la fonction Google Street View pour regarder l’immeuble depuis en bas. 

– Cette vue est certainement obsolète. Luke, est-ce que tu as vu des dispositifs de défense sur place?

Le jeune homme s’apprêtait à répondre lorsqu’une nouvelle vague de douleur le percuta de plein fouet. C’était si soudain, si inattendu qu’un voile noir lui tomba devant les yeux.

  Le temps qu’il se réveille, il était allongé dans un lit. Abi et Enya le regardaient d’un air inquiet.

– Tout va bien, croassa-t-il d’une voix si faible qu’il s’en étonna lui-même.

  Il aurait mieux fait de se taire. Maintenant, les deux filles avaient l’air encore plus inquiètes. Il se hâta donc d’expliquer ce qu’il s’avait de l’immeuble. Enya posa quelques questions et Luke y répondit du mieux qu’il put.

– Bon, j’y vais, décida-t-elle.

Luke voulut se lever comme un ressort. Il réussit à se redresser d’à peine quelques centimètres.

– Je t’accompagne! s’exclama-t-il néanmoins.

– Tu n’as pas en état d’aller ou que ce soit, répliqua sa soeur avec fermeté. Tu vas te reposer et attendre avec moi qu’Enya nous donne des nouvelles. Elle a l’air de savoir ce qu’elle fait.

  Luke s’apprêtait à protester lorsqu’un nouveau coup de fouet immatériel le fit se cambrer. Abi avait raison. ll ne servirait à rien dans cet état.

  Il capta alors le chuchotement d’Enya, qui soufflait à Abi qu’elle ne pouvait pas garantir qu’il n’y ait pas de morts. Sa soeur serra les lèvres puis finit par hocher la tête à regret.

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