Entre les mondes
Bouda avait encore du mal à y croire. Pourtant, c’était bien Silyen Jardine qui était attaché à l’une des chaises métalliques d’Astrid. L’ex-Egale n’avait voulu prendre aucun risque et avait demandé à ce qu’on passe des colliers de Gruach autour du cou, des poignets, et des chevilles de l’Egal. L’injection d’anesthésique représentait une sécurité supplémentaire et semblait fonctionner car Silyen n’avait pas encore émergé de son sommeil artificiel. Le liquide était censé fonctionner au moins cinq heures, mais Bouda avait demandé à ce qu’on le lui réinjecte toutes les heures.
Avoir deviné que son beau-frère était vivant était une chose, songea l’ex-Egale. En avoir la confirmation avait tout de même été un choc. Tout comme la porte surgie du néant. Bouda avait beau réfléchir, elle n’avait jamais entendu parler d’un Egal capable d’un tel exploit. Cadmus Jardine y était peut-être parvenu à son époque mais aucun livre d’histoire n’en faisait mention. Il y avait aussi eu la guérison éclair du roturier. Bouda savait que la blessure était mortelle. Personne n’aurait dû réussir à la soigner. D’où les colliers, qu’elle avait bien fait de prévoir.
Elle songea qu’Akira avait réagi à la perfection. S’il n’avait pas poignardé Luke, Bouda était persuadée que Silyen l’aurait simplement tué et serait reparti avec le roturier sans que personne ne puisse l’en empêcher. Ce geste leur avait permis de gagner les quelques secondes nécessaires à déclencher le mécanisme du filet. Elle eut soudain l’impression d’avoir avalé quelque chose d’aigre. Elle n’aurait jamais pensé qu’un Egal puisse mourir aujourd’hui, et elle n’avait pas encore déterminé la façon dont elle allait présenter les choses aux siens.
Enfin, elle avait au moins réussi à empêcher Nao de tuer Silyen sur-le-champ. Le Tiāncái était finalement parti se calmer puis avait consenti à revenir quelques heures plus tard pour inspecter Silyen, toujours évanoui, et essayer de lire ses souvenirs. Il en avait été pour ses frais. Une barrière mentale défendait l’esprit de l'Egal. Nao avait affirmé que le problème ne venait pas des colliers de gruach, qui fonctionnaient. La défense avait été érigée plusieurs semaines en arrière et restait active même si leur prisonnier était privé de son Don. Les soupçons de Bouda étaient montés d’un cran. Encore un mystère qui la dépassait. Par contre, les colliers avaient désactivé les défenses physiques.
Ce qui ramenait Bouda à sa question initiale.
Que s’était-il passé lorsque le roturier avait poignardé Silyen?
Manifestement, son beau-frère possédait encore le Don, et celui-ci semblait désormais dépasser tout ce que Bouda avait jamais connu - mais était-ce possible? L’Egal avait toujours été secret, mystérieux. Il n’avait peut-être jamais révélé l’étendue de sa puissance par crainte de devenir une cible… Après tout, il avait bien reconstruit Orpen Mote et l’aile Est de Kyneston. Mais là… Il avait semblé surgir d’un autre lieu. Guettant derrière une vitre teintée, Bouda n’avait vu l’endroit qui se trouvait derrière la porte qu’une fraction de secondes. Elle avait distingué des vieilles pierres, un sol en terre battue…
Elle comptait bien apprendre tout ce que cela voulait dire.
Sapere audes.
Ose savoir. La devise des Parva allait bientôt se retourner contre Silyen. Astrid et elle avaient discuté des méthodes qui amèneraient le plus rapidement des résultats. Cela n’aurait rien de facile. Elle estimait que la résistance physique et mentale de Silyen serait autrement plus impressionnante que celle de Luke - qui avait déjà tenu au-delà de ce qu’elle prévoyait - mais peut-être grâce à la Réserve.
Scrutant à nouveau l’Egal évanoui, elle écarta quelques mèches sombre de ses paupières et ne vit aucune différence par rapport au garçon qu’elle avait connu. Même teint blafard, même maigreur, mêmes cheveux décoiffés. Il ne manquait que son habituel sourire suffisant. En plus des colliers de gruach, il était attaché par des menottes en acier et des sangles, qui maintenaient son corps plaqué à la chaise.
Bouda inspira, expira lentement.
Bientôt elle récupérerait son Don.
Avec une telle puissance, il était impensable que Silyen soit incapable de le lui rendre.
Le jeune homme remua dans son sommeil. Ses roulèrent dans ses orbites mais ses paupières restèrent closes.
Bouda lui posa une main sur la joue, d’un geste presque maternel, avant de crisper les doigts. Elle n’avait pas cru pouvoir haïr quelqu’un plus que Whittam Jardine et son ex-époux Gavar mais Silyen avait délibérément choisi de disparaître, alors qu’il aurait pu les aider à rétablir le Don. Un bruit interrompit soudain ses réflexions.
Astrid arrivait avec son charriot métallique rempli d'objets tranchants. Nao était derrière elle.
D’un simple effleurement du Don, le Tiāncái réveilla Silyen, qui prit une grande inspiration.
Il s’agita et constata qu’il était attaché.
La jeune femme expira. Aucune manifestation du Don. Les colliers devaient effectivement faire leur effet.
– Ravi de te revoir Bouda, lança Silyen avec jovialité.
Il tourna la tête et la regarda, comme pour confirmer ce qu’il venait de dire.
– Je n’en attendais pas moins de toi, poursuivit-il sur le ton de la conversation. Comment m’as-tu percé à jour? Et je ne savais pas que tu t’intéressais aux colliers de gruach. Nous aurions pu en parler autour d’une tasse de café.
Bouda hoqueta.
Silyen avait les yeux dorés. On aurait dit que le Don brûlait à l’intérieur de ses prunelles. Elle ravala la question qui lui brûlait les lèvres, sachant très bien qu’elle n’obtiendrait pas de réponse et reprit son sang-froid.
Silyen s’abaissait à la flatter.
Elle ne comptait pas s’y laisser prendre. Moins l’Egal en saurait, mieux cela vaudrait.
– Je préférerais que tu m’expliques ce qui est arrivé au Don. En être privée est très déplaisant, comme tu peux l’imaginer.
Silyen laissa échapper un petit rire.
– Allons Bouda, pourquoi tourner autour du pot? Viens-en au fait.
Bouda serra légèrement les poings puis se reprit. Pourquoi avait-elle l’impression qu’il lisait en elle? Pouvait-il se servir du Don malgré les colliers? Mais non, sinon il se serait déjà libéré, se répéta-t-elle.
– Très bien. Je veux récupérer mon Don. Rends-le moi et tu seras libre.
Silyen papillonna du regard et lança un coup d’oeil éloquent à Astrid.
– Astrid, vous n’avez rien à dire?
– A moi et à Astrid, se hâta de corriger Bouda, se maudissant pour son oubli.
La ridicule petite manoeuvre de Silyen l’agaçait Elle fit signe à Nao, qui envoya un décharge de Don à l’Egal. Celui-ci tressaillit. Puis il regarda le Tiāncái en haussant un sourcil interrogatif:
– Tu ne me présentes pas ton nouvel ami? lança-t-il à Bouda. Je parie qu’il n’aurait jamais été ici si toi et Astrid n’aviez pas perdu vos Dons. A moins que tu te soies lassée de ce roturier… Comment s’appelait-il déjà? Faiers?
Cette fois, Bouda n’eut même pas besoin de faire signe à Nao pour qu’il inflige une nouvelle décharge à Silyen.
– Allons, allons, inutile de s’énerver, soupira l’Egal, qui tourna à nouveau la tête vers Bouda et plongea ses yeux dans les siens. Personne n’est capable de transférer le Don, tu devrais le savoir. Crovan n’a-t-il pas échoué avec Gavar? Cela dit, je peux essayer, je serais curieux de savoir si j’en suis capable. Mais avec ces entraves, je crains d’être impuissant.
– Tu veux que je te libère pour que tu puisses t’enfuir, voire tous nous tuer? Je te pensais un peu plus subtil Silyen. Non, tu vas nous expliquer comment récupérer notre Don tout de suite.
Son beau-frère eut un petit sourire de dépit.
– Dans ce cas, je crains que ça soit impossible.
Ravalant sa fureur, Bouda se recula sur sa chaise et se força à réfléchir.
Silyen n’avait pas tort. S’il devait transférer le Don, il aurait besoin de son propre pouvoir, à moins qu’il n’explique le processus à Nao et que ce dernier puisse le faire lui-même. Mais la jeune femme doutait que son allié en ait la capacité. Et pour l’instant, elle ne pouvait pas prendre le risque d’ôter les colliers de gruach. Une impasse se dessinait.
Il valait mieux commencer par comprendre ce qui s’était passé dans le sous-sol. La raison pour laquelle ils avaient tous perdu leur Don.
Elle s’aperçut que Silyen, immobile en apparence, testait discrètement ses liens. Il devait être en train de remarquer qu’il avait perdu sa force d’Egal. Tant mieux.
Lissant son tailleur, Bouda reprit la parole d’un ton neutre:
– Explique-moi ce qui s’est passé dans le sous-sol.
– Tu es tellement prévisible Bouda. Je suis prêt à parier que ta troisième question sera: pourquoi avons-nous tous perdu notre Don. Tu sera déçue par ma réponse: je n’en sais rien. Je suppose que c’est lié à une conjonction entre la destruction de la Maison de la Lumière et votre intéressante tentative de retirer son Don à mon frère. Comment va-t-il d’ailleurs?
– Et tu n’as bien sûr rien à voir là-dedans? répliqua Bouda, sans se laisser distraire.
– Réfléchis un peu. Quel intérêt aurais-je eu à détruire le Don? Je ne vis que pour ça.
– Effectivement, mais tu es le seul Egal à avoir conservé ton Don, justement. Quelle étrange coïncidence.
Silyen lui décocha un sourire suffisant:
– Précisément. C’est pourquoi j’ai préféré disparaître. Je n’avais aucune envie de devenir une souris de laboratoire. Un couteau factice, quelques poches d’hémoglobine, un soupçon de Don et le tour était joué. Tu n’y as vu que du feu.
Bouda se retint de soupirer. Cette pièce empestait le mensonge. Silyen était peut-être habile à cacher ses motivations mais ses explications ne tenaient pas debout. Elle pointa la faille la plus évidente.
– Tu viens de te trahir. Tu viens d’avouer que tu savais que le Don allait disparaître. Sinon tu n’aurais pas prémédité ta petite mise en scène.
Silyen leva les yeux au ciel.
– Je l’ignorais. Tu as employé le mot « coïncidence » à juste titre. Tout ce que je voulais, c’était disparaître de la scène publique pour mener mes recherches en paix. Libérer les Esclaves de Far Carr m’avait exposé et je ne tenais pas particulièrement à subir les charmantes représailles de mon père. Vois-tu, à ce moment là, j’ignorais que mon frère s’était donné la peine de l’éliminer. Quant à la mise en scène… Tu connais mon sens du spectacle.
– Je constate surtout ton sens de l’imagination. Et pourquoi es-tu venu dans ce sous-sol?
– Je l’avais dit sur le moment, soupira Silyen. Arailt m’avait fait part de sa tentative de transfert de Don. Je ne pouvais évidemment pas manquer cela.
– Et par pure coïncidence également, tu arrives à ouvrir des portes donnant sur nulle part?
Silyen ferma les yeux.
Il ne dit rien pendant plusieurs secondes, à tel point que Bouda se demanda s’il ne s’était pas évanoui. Il finit par dire à voix basse:
– Je ne m’attends pas à ce que tu comprennes, mais j’en ai toujours été capable. J’ai simplement préféré garder ça pour moi. Tu comprends évidemment pourquoi. (Il s’agita sous les sangles qui le maintenaient sur la chaise.) Bon, maintenant que nous avons pu éclaircir ces points obscurs, je suggère que vous me détachiez et me laissiez m’en aller. Je ne penses pas qu’il serait très heureux qu’un des membres les plus éminents du gouvernement de transition soit appréhendé pour détention illégale de prisonnier.
A d’autres.
Ils tournaient en rond.
Bouda se leva et saisit Silyen par la mâchoire pour le forcer à la regarder. Il ne tenta même pas de se débattre. La jeune femme approcha son visage tout près du sien, afin qu’il puisse voir la colère qui flambait dans ses yeux.
– Tu n’iras nulle part tant que tu ne nous auras pas dit la vérité, cracha-t-elle. (Resserrant sa prise, elle ajouta:) Nous ne sommes pas obligés d’en arriver là, Silyen. Raconte-moi simplement ce qu’il s’est réellement passé dans ce sous-sol et comment nous pouvons récupérer notre Don, puis tu seras libre. Je m’y engage.
Le sourire suffisant de son beau-frère s’accentua.
– Haaaa… Voilà la différence entre toi et feu mon père. Lui m’aurait mis directement à la question. Hélas, je viens de te dire la vérité, navré que ce ne soit pas celle que tu aies espéré. Cela dit, ma proposition de vous aider à rétablir votre Don, à toi et à Astrid, tient toujours.
Il eut un regard éloquent vers les colliers de gruach.
Bouda le lâcha et recula.
Elle fit signe à Nao.
Silyen ne lâcha un léger cri qu’à la quatrième décharge de Don qu'il lui infligea.
Bouda se leva. Elle aurait voulu lire de la peur dans le regard de Silyen. Hélas, il n’y avait que sa suffisance habituelle.
– Alors, tu es prêt à nous parler?
Il leva les yeux au ciel.
Au moins, Bouda nota que sa voix tremblait légèrement:
– Je ne sais pas ce qui s’est passé. Ma seule certitude est que j’ai conservé mon pouvoir. Comme je l’ai déjà dit, je peux réfléchir à la manière dont le transfert de Don avorté et la destruction de la Maison de la Lumière ont provoqué le phénomène mais j’avoue qu’il m’est difficile de me concentrer dans de telles conditions.
Bouda le gifla à toute volée, contente de voir qu’une marque rouge commençait à apparaître sur la joue.
Elle fit un geste à Astrid, qui tourna vers son chariot.
– Bouda, à ta place, je me méfierais du Tiāncái, lança rapidement Silyen. Il ne va jamais garder le secret sur ce qu’il se passe ici. Je suis prêt à parier que son clan va bientôt débarquer. Après tout, je fais un trophée de choix.
Astrid suspendit son geste sur un regard de Bouda.
– Qu’est-ce que tu crois? Je lui ai fait prêter le serment doué. Il ne dira rien.
– Inutile de me parler comme à un demeuré. Mais es-tu au courant que pour les Tiāncái, ce serment n’a aucune valeur? Les recherches au Shaolin ne sont pas toute stériles, elles ont permis de trouver certains moyens de contourner le Don…. Notamment dans ce cas-là.
– Tu mens…
– Renseigne-toi, tu verras. Je te le dis pour t’aider.
Bouda se tourna vers Nao, qui était resté impassible.