Entre les mondes
Silyen tira sur sa tunique argentée. Apparemment, son statut lui donnait droit à une tenue spéciale: une chemise blanche d’un tissu si fluide qu’elle semblait être faite d’eau, retenue à la taille par une épaisse ceinture de cuir brodée de motifs végétaux. Des protège-poignets de cuir souple couvraient ses avants-bras. Quant au pantalon, il était tout aussi confortable. L’Egal avait par contre gardé ses vieilles bottes d’équitation, peu intéressé par les sortes de sandales argentées qu’on avait voulu lui faire essayer.
La vue était vertigineuse depuis le balcon blanc de la chambre que les Kilsaïs lui avaient attribuée. Le nez balayé par les courants ascendants et les mains appuyées sur la rambarde de marbre blanc, Silyen voyait des centaines de rochers flottant dans les airs, abritant tantôt des forêts, tantôt des champs, tantôt des habitations. Il avait tout de suite questionné sur l’approvisionnement en eau la Kilsaï qui l’avait guidé à sa chambre. Cette dernière avait ri - alors qu’il n’y avait rien de drôle - et indiqué que les Aqueux se chargeaient de la tirer de la terre ferme et de l’amener sur les différentes plate-formes. Elle ne mentait pas. Silyen avait pu observer à plusieurs reprises des colonnes d’eau s’élever depuis le contrebas, et remplir des fontaines ou d’immenses bassins. Cette civilisation était absolument fascinante. Chacun avait un pouvoir précis: maîtrise de l’eau, du feu, de l’air ou de la terre, de la météorologie ou encore de la guérison, et l’exerçait pour garantir l’équilibre de ce fragile microcosme. Certains faisaient pousser les récoltes, d’autres les ramassaient lorsqu’elles étaient mûres, d’autres les transformaient. Et ce n’était qu’un des nombreux exemples. Si seulement la Grande-Bretagne ressemblait à cela…
Ses questions avaient trouvé ici d’autres questions. La veille, Nevë, l’avait emmené dans un bâtiment renfermant des milliers de livres et d’archives soigneusement stockées, et Silyen avait dû se faire violence pour ne pas passer la journée à déchiffrer ces trésors. Ils étaient entrée dans une petite pièce défendue par un maillage de Don, qui destinait certainement le lieu aux conversations confidentielles. Là, Sil avait appris que selon les croyances de ce monde, il était un « énaël ». Un Doué maniant l’heikan, le Don, sans avoir besoin d’objet conducteur, comme les pierres que tout le monde semblait utiliser ici. Nevë lui avait expliqué que les anciennes légendes parlaient de tels êtres - un peu comme les contes de Grande-Bretagne avaient renfermé quelques bribes de l’histoire du Roi Merveilleux. Mais le vieil homme s’était refermé lorsque Silyen avait voulu en savoir plus, se bornant à dire qu’une prophétie, conservée depuis plusieurs siècles, concernait un enaël. Puis il avait ordonné à la Kilsaïl de conduire Silyen à sa chambre.
Tout cela était intéressant. Seulement, l’Egal savait qu’il n’était pas le seul de son espèce. Il pouvait donc s’agit d’une coïncidence. En attendant, le plus intelligent à faire était d’utiliser la sorte de respect sacré qu’il inspirait pour arriver à ses fins. Il avait évidemment demandé à Nevë s’il connaissait un moyen de transmettre l’heikan à un non Doué - le but de sa venue dans ce monde. Car le vigoureux passage dans le monde noir avait fait réaliser à Silyen que Luke devait devenir doué. La réponse avait été décevante: les Kilsaïs ne pouvaient transmettre le Don qu’aux pierres. Or, l'Egal ne voulait pas que Luke soit dépendant d’une pierre pouvant se vider à tous moments. Il avait demandé à pouvoir assister à une telle transmission, et le Cerclier n’avait pas répondu.
Soudain, quelqu’un frappa à la porte. Quelques minutes plus tard, Silyen s’élançait dans les airs aux côtés de gardes dont les pierres leur permettaient de voler. C’étaient encore une fois des labradorites, remarqua Sil. Et c’étaient encore une fois des cuirasses argentées. Chaque classe de la cité suspendue semblait avoir sa propre couleur.
Le vent aurait dû être extrêmement violent à cette altitude mais curieusement, seule une petite brise soufflait. Un coup des Doués Elementaux, soupçonnait Silyen, qui jeta un coup d’oeil intéressé aux kilomètres de vide qui s’ouvraient en contrebas. Bien loin sous les îles flottantes, une immense étendue bleue était enchâssée dans le sol aride, comme une goutte d’eau dans un lit de sable. Certainement le lac dont les Kilsaïls tiraient leur eau. Il obliqua vers la droite pour éviter une énorme île suspendue couverte de vertigineuses constructions en marbre blanc. Il aperçut du coin de l’oeil des jardins soignés et une profusion d’arbres chargés de fruits. Voler était aussi naturel que respirer et, à son grand soulagement, Silyen n’éprouvait aucun mal des transports, juste une incroyable sensation de liberté. Il fut soudain déporté par une rafale, manqua d’entrer en collision avec un des gardes. Il corrigea de justesse sa trajectoire en envoyant une étincelle de Don, puis il se força à se concentrer sur les vents.
Les gardes continuaient à monter. Alors que les pierres qu’ils portaient à leur cou s’illuminaient, ils passèrent à travers trois impressionnants maillages de Don qui protégeaient les dix îles les plus hautes. Celles-ci abritaient tantôt des bois et des parcs, tantôt de magnifiques demeures que mère se serait bien appropriée si elle avait pu, songea Silyen. Un énorme palais occupait presque toute la surface de l’avant-dernière île, qui était la plus vaste. L’Egal s’interrogeait depuis la veille sur la façon dont la cité était gouvernée. Il avait parié sur l’existence d’un roi ou d’un empereur, et ce qu’il voyait semblait confirmer sa théorie. Il se demanda pourquoi le monarque n’était pas venu les rencontrer en personne, Sélénia et lui. Puis il scruta le palais plus attentivement, n’aperçut ni mur crénelé, ni tour défensive. Cet édifice avait été bâti pour procurer un maximum de confort à ses habitants et rappela à Sil les palais de la Renaissance qu’il avait visités en Italie, tout en colonnades, coupoles, fresques dorées, fontaines et délicates sculptures. Aucune passerelle n’y menait. Les invités devaient certainement se servir de leurs pierres douées pour y accéder. Cependant, ce spectacle ne retint pas l’attention de Sil plus de trois secondes. Il avait les yeux braqués sur la dernière île, qui détonnait en comparaison avec les splendeurs qu’ils venaient de voir. Elle était envahie par une jungle inextricable. Les racines des arbres perçaient le rocher qui les soutenait et pendaient mollement dans vide. Où que le regard porte on ne voyait qu’un enchevêtrement verdâtre. Et pourtant, il en émanait tant de pouvoir que Sil, ébloui, ferma les yeux lorsqu’il passa à la vision claire-obscure du Don. La jungle, le rocher, tout avait disparu. L’île était devenue entièrement dorée. Il n’y avait aucun doute, c’était la source pouvoir qu’il avait senti la veille.
Il n’avait encore posé aucune question à ce sujet, préférant garder quelques cartes dans sa manche. Moins les Kilsaïs en savaient sur ses capacités, mieux cela valait.
L’Egal retint son souffle en discernant une nouvelle muraille immatérielle. Le maillage était différent: c’était un tissage dessinant d’étranges motifs sinueux. Cette fois, les gardes ne passèrent pas à travers. Ils s’arrêtèrent devant et attendirent. Curieux, l’Egal en profita pour tendre la main et effleurer le tissage irridescent. Il retira aussitôt les doigts, qu’une décharge d’énergie venait de traverser.
– Restez tranquille, s’il-vous-plaît, lui demanda un des gardes.
Silyen lui jeta un coup méprisant, mais ne tenta plus de toucher la barrière, préférant l’analyser à travers sa vision Douée. Ces motifs ne lui évoquaient toujours rien. Avec un peu de temps peut-être… Un mouvement le tira de ses pensées. Un groupe de cinq personnes était sorti de la jungle. Parmi eux, l’Egal reconnu Nevë, dans la même tenue que la veille. Le vieil homme leva les bras, et sous les yeux de Silyen, une ouverture apparut dans la muraille de Don. Un des gardes pointa sa lance vers l’avant, tâtonna dans le vide. Il ne voyait pas le mur, uniquement visible dans le monde clair-obscur du Don. Enfin, il trouva le trou et fit signe à Silyen de s’y engouffrer. Ce dernier ne se fit pas prier, puis toucha terre en douceur, constatant que les gardes ne l’avaient pas accompagné. Par contre, ceux qui se tenaient à côté de Nevë étaient lourdement armés.
– Décidément, vous êtes partout, plaisanta l’Egal.
Le vieil homme n'eut même pas un sourire.
– Tu as demandé à voir une transmission du Don, enaël, répondit-il avec gravité. Dans notre société, c’est ma classe, celle de Gardiens, qui gèrent tout ce qui concerne l’heikan.
Une sorte d’ordre religieux, donc, en déduisit Silyen. L’Egal se fraya un chemin dans la jungle aux côtés du Cerclier et de ses gardes du corps. Chaque arbre et plante semblait déterminée à le piquer, à le fouetter, à le faire trébucher ou à l’empaler. Une simple étincelle de Don aurait remédié à cette fâcheuse situation mais là encore, Sil préféra rester discret. Il maudit la chaleur moite, qui le faisait ruisseler de sueur, et aspira de grandes bouffées d’air poisseux, imprégné d’odeur de terre et de végétation en décomposition. Une sorte de toucan multicolore vint voir ce qui se passait et s’envola en poussant un cri strident.
Ils arrivèrent dans une minuscule clairière. La clarté du Don, provenant de la pierre de Nevë troua la pénombre. Soudain, Sil faillit perdre l’équilibre. La terre s’était mise à bouger. L’Egal recula vivement, regardant, fasciné, une partie du sol s’enfoncer. Une cavité noire et circulaire apparut. Le Cerclier s’engouffra sans hésitation à l’intérieur, empruntant un escalier plongé dans l’obscurité. Sa pierre continuait à émettre une lueur dorée, minuscule halo de lumière, qui dessinait des ombres fantomatiques sur la paroi. En descendant entre deux gardes, Silyen fut heureux de pouvoir compter sur sa vision Douée lui permettant de voir comme en plein jour. La jungle fut remplacée par un environnement frais et minéral. L’endroit avaient manifestement été créés avec le Don: personne n’aurait réussi à tailler les marches de pierre avec une telle perfection, nota Sil, qui regarda avec fascination les motifs abstraits, tracés au millimètre, qui s’entrelaçaient sur les parois. Etait-ce une langue? De simples décorations? Autre chose? Il effleura la paroi du doigt. Tressaillit. Il n’avait pas encore appris à déterminer avec précision l’ancienneté d’un objet imprégné de Don, mais il sentait que ce tunnel était extrêmement vieux. Il remontait peut-être à des millénaires en arrière. Un des gardes se racla la gorge et Silyen enleva sa main.
Au fur et à mesure de leur descente, les parois s’illuminèrent, comme si des milliers des cristaux y avaient été enchâssées. Mais ce n’était que l’humidité qui suintait des murs et qui reflétait la lueur projetée par Nevë. Puis le petit groupe s’arrêta.
Silyen mit un moment à comprendre ce qu’il y avait devant lui. Quelque chose de bleu et de sombre, qui palpitait, barrait le tunnel. Ce n’était pas le boyau qui se refermait. C’était de l’eau. Un frisson d’excitation parcourut l’Egal. Il était prêt à parier que ceux qui avaient conçu les lieux étaient aussi à l’origine de cette prouesse. Leur pouvoir était fabuleux pour que l’enchantement se maintienne aussi longtemps - à moins que quelqu’un ne l’entretienne, comme le Roi Merveilleux le faisait avec l’Oubli. Reste qu’on ne parlait plus d’une simple paroi de pierre. On parlait d’une énorme masse d’eau suspendue dans le vide - une sécurité supplémentaire pour défendre ce qui se trouvait au bout du tunnel, quoi que cela puisse être. La source du Don que percevait Sil était désormais devenue si intense qu’elle lui coupait quasiment le souffle. Il aurait eu envie de foncer en avant tant le curiosité le dévorait. Mais il laissa Nevë utiliser le pouvoir de sa pierre. Une bulle protectrice apparut, et le vieil homme fit signe à Silyen de le rejoindre à l’intérieur.
– Cerclier… intervint un garde, qui se tut lorsque le vieil homme haussa les sourcils.
On lui faisait donc confiance, se réjouit Silyen, qui pénétra dans la sphère dorée. Une étrange chaleur le parcourut puis le déserta aussitôt.
– Vous ne craignez rien. Ce bouclier va nous aider à traverser, le rassura le vieil homme.
– S’agit-il d’eau? interrogea Silyen.
Le Cerclier ne répondit rien mais eut une expression condescendante. L’Egal se serait attendu à davantage de respect de sa part, ce qui l’intrigua. Le vieil homme ne pensait manifestement pas qu’il soit ce fameux énaël concerné par la prophétie, simplement un candidat potentiel. Tant mieux. Les croyances des autres mondes ne faisaient pas partie des priorités de Sil.
– Allez-y, l'incita Nevë.
Sil s’exécuta.
Il eut l’impression d’être revenu dans le fond de la piscine de Far Carr lorsqu’il avait créé la bulle d’air pour Luke. Sauf que le liquide qui l’environnait était sombre et bien plus menaçant. Les gardes s’engouffrèrent à leur suite, protégés eux aussi par une sphère dorée. Les bottes de Sil piétinèrent des flaques d’eau sur ce qui lui sembla être une quinzaine de mètres. Soudain l’Egal s’arrêta net. Son Don lui indiquait ce qui se trouvait à quelques mètres, caché par l’eau opaque: le vide. Un nouveau piège.
Ils traversèrent en volant, grâce aux pierres des gardes, sortirent de la poche d’eau, puis arrivèrent dans un nouveau boyau.
Après quelques minutes, ils pénétrèrent dans une caverne défendue par une triple enceinte, uniquement visible dans le monde du Don. Le dispositif était aussi impressionnant que la barrière extérieure. Le Don était tissé de manière si fine qu’il faisait passer l’Oubli dont Sil avait clôturé la Grande-Bretagne pour du travail d’amateur. Il défendait le Saint des Saints de Kils: une énorme caverne de pierre brute illuminée par une petite ouverture qui donnait sur le vide extérieur, défendue par une barrière douée d'une épaisseur impressionnante.
Mais rien de tout ça ne retint l’attention de Sil, dont le coeur faillit s’arrêter.
Il n’aurait jamais pensé trouver une autre Maison de la Lumière.
Et pourtant… C’était exactement le même phénomène. Au milieu d’une caverne de pierre brute suintante de mousse se trouvait un grand miroir. Mais au lieu de refléter l’intérieur de la cavité, il donnait sur un autre monde. Un univers entièrement composé de Don, dans lequel évoluaient des ombres floues, semblant se mouvoir aléatoirement. Voilà pourquoi l’objet émettait un rayonnement doué si puissant.
Le coeur de Silyen repartit et battit si fort que c’en était presque douloureux. En Grande-Bretagne, il n’avait jamais pensé sérieusement à l’existence de milliers de mondes, et n’avait donc jamais eu l’idée de passer à travers les fenêtres du Parlement. Mais maintenant… Si ce miroir n’était qu’une porte, qui lui permettrait de répondre à la question qu’il se posait depuis toujours: d’où venait le Don?
Le souffle court, il avança comme un automate. Des exclamations s’élevèrent derrière lui mais il ne les entendit pas. Seul le miroir et son éclat doré importaient.
Soudain, une étincelle de Don jaillit du miroir, flotta au-dessus du sol de pierre. Les exclamations s’arrêtèrent. Le temps s’étira. Silyen regarda la minuscule boule de lumière se figer dans les airs. Puis elle repartit en arrière et se fondit à nouveau dans le miroir. L’Egal se souvint d’un spectacle quasiment identique, lorsqu’il avait été nommé héritier de Far Carr à la Maison de la Lumière. Une flèche de Don s’étaient détachée des murs en verre du bâtiment et s’était plantée dans son coeur.
Jetant un coup d’oeil en arrière, il vit que les trois gardes avaient l’air choqués. Nevë, qui était toujours resté de marbre, semblait stupéfait. Mais ils allaient bientôt se reprendre. Sil avança à nouveau vers le miroir. Trois pas, un pas. Il leva le pied pour passer à travers.