Entre les mondes
Le bitume défilait si vite sous les roues de la Kawasaki H2R qu’Enya avait l’impression de voler. Et pourtant, son bolide, qui frôlait les 160 km/h, n’était pas assez rapide à son goût. Elle se coucha davantage sur le volant et dépassa une voiture qui la klaxonna. Ce n’était pas la première. Ce ne serait pas la dernière. La jeune fille avait déjà été flashée au moins trois fois et elle s’attendait à voir une voiture de police surgir d’un instant à l’autre. Il fallait espérer que les forces de l’ordre ne soient pas trop réactives. Elle avait respecté les limitations jusqu’à arriver à 30 km de Londres. Là, elle avait craqué et accéléré, en se fiant à son instinct pour éviter les voitures.
L’enjeu était de taille: elle avait une chance de mettre la main sur Luke Hadley, si les informations transmises par son capteur de mouvements étaient exactes. Elle aurait déjà dû l’intercepter il y a bien longtemps, quand elle l’avait croisé dans ce magasin de Manchester. Au lieu de ça, elle avait hésité et le garçon lui avait filé entre les doigts. Elle n’avait plus réussi à le localiser et en avait été réduite à installer ce détecteur facial chez sa mère, tout en jouant les espionnes pour Abi pour se renseigner sans en avoir l’air.
Enya pensa brièvement à ce qu’elle était censée faire ce moment-même: elle aurait dû être à Brighton afin de préparer le terrain pour une nouvelle agression - voire un meurtre d’ex-Egal. Si seulement on lui avait donné le nom de sa cible. Elle aurait pu le transmettre à Abi, qui aurait pu saboter l’opération. Mais il était trop tard pour des remords. Elle avait fait son choix.
Soudain, une voiture de flics surgit derrière elle. Elle accéléra jusqu’à atteindre les 300 km/h et réussit à les semer. L’univers devenait flou tout autour d’elle. La sortie d’autoroute pour Manchester apparut bientôt. Elle ralentit et fit à nouveau profil bas. Maintenant qu’elle touchait au but, elle ne pouvait pas se faire arrêter.
Lorsqu’elle arriva en vue de la maison des Hadley, son coeur sombra.
Elle enregistra le tableau d’un coup d’oeil: une silhouette qui ne pouvait être que Luke, était à terre au milieu d’un bosquet. Deux hommes encagoulés se penchaient sur lui et cinq autres étaient cachés dans les arbres. Elle ferma les yeux. Six autres. Elle sentait que le dernier se trouvait dans un fourgon parqué tout près. Les hommes semblaient aussi surpris qu’elle de la voir arriver.
Parfait.
Elle profita de ce flottement pour planter sur les freins de sa moto et utiliser l’élan pour faire un saut périlleux en matérialisant sa ceinture. Elle saisit le poignard qui y était accroché, enclencha la fonction paralysante.
Alors que les hommes étaient à peine en train de porter la main à leurs armes ou pressaient sur la gâchette, elle voltigea parmi eux si vite qu’ils ne devaient voir qu’un tourbillon flou vêtu de cuir noir. En trois secondes, les six hommes étaient figés. Tous avaient été effleurés par sa lame.
Elle se rua vers les deux hommes qui étaient penchés sur Luke et leva son arme.
Elle sentit une force invisible se constituer au bout des doigts d’une des deux silhouette un centième de secondes assez vite. Le pouvoir qui aurait dû l’envoyer s’écraser des mètres plus loin, voire même la tuer, s’écrasa contre le bouclier bleu translucide qui venait de se déployer autour d’elle, émis par le pendentif qu’elle portait autour du cou. Elle grogna sous l’effort. Elle aurait dû deviner que ces deux inconnus étaient des Doués. L’un d’eux ne semblait pas avoir de capacité d’attaque car il restait penché sur Luke, passant une main sur ses cheveux. Qu’est-ce qu’il faisait?
Elle devait récupérer le jeune homme et vite.
Un nouveau coup de boutoir de l’autre Doué troubla momentanément son bouclier.
Enya ferma à nouveau les yeux. Alors qu’elle coupait son bouclier, elle utilisa le q´atöy amaq pour se propulser en avant, à raz du sol. Le Doué ne s’y attendait pas. Elle lui faucha les jambes et l’effleura de son poignard. Il se figea instantanément. Puis elle roula sur le côté pour éviter l’autre Doué, qui avait sorti un pistolet. Alors qu’il la mettait en joue, elle pivota et, d’un simple mouvement du poignet, lui fit une légère entaille à la jambe. Il s’immobilisa à son tour.
Les Doués restaient décidément tous les mêmes.
Ils étaient si surpris par ses pouvoirs qu’ils en restaient incapables d’agir pendant quelques secondes.
Elle se redressa, balaya les environs du regard.
Tous les assaillants étaient à terre.
Derrière le bosquet, la maison et ses environs restaient calmes. Personne n’était sorti en courant par la porte d’entrée et aucun badaud ne regardait la scène avec des yeux ronds. Il fallait croire qu’Enya avait été suffisamment silencieuse.
La jeune fille se pencha sur le jeune homme évanoui, visière relevée, et soupira de soulagement quand elle vit qu’il s’agissait effectivement Luke Hadley. Cheveux blond sable, traits francs. Il ressemblait tellement à Hayden qu’elle ne put s’empêcher de secouer la tête.
Par contre, elle ne pouvait pas le transporter dans cet état.
Elle passa la main sur sa ceinture et matérialisa la petite trousse médicale qui y était suspendue. Elle l’ouvrit, prit une petite seringue dont elle injecta le contenu dans le bras de Luke. Le jeune homme grommela. Ses paupières papillonnèrent et il ouvrit les yeux d’un coup.
– Qu’est-ce qui s’est passé? Qui êtes-vous? s’exclama-t-il en reculant précipitamment.
Il parut sans voix lorsqu’il avisa les deux Doués, figés dans des postures grotesques.
Enya enleva son casque de moto, laissant échapper une cascade de cheveux bruns et leva les mains en signe d’apaisement:
– Luke, je ne te veux aucun mal. Ces hommes voulaient t’enlever mais je les en ai empêchés.
Les yeux de Luke passaient des Doués à elles. Tout, dans sa posture, indiquait qu’il était prêt à fuir. Il fallait trouver un argument percutant:
– Je m’appelle Enya et je suis une amie d’Abi. Je travaille avec elle. Il faut que tu me viennes avec moi, sinon tu restes en danger.
– Avec vous? répéta Luke, méfiant. Où ça? Et qui êtes-vous?
– Je m’appelle Enya et je suis une amie, répéta la jeune fille. Mais si nous attendons trop, d’autres que ceux-là vont rappliquer.
– Mais…
Luke ne finit jamais sa phrase car l’un des deux Doués réussit à surmonter l’effet paralysant et projeta un mur d’air dans leur direction. Enya réagit instinctivement. Elle redéploya son bouclier et entraîna Luke vers la moto. Un nouveau mur d’air fut stoppé net.
– Grimpe! ordonna la jeune fille en redressant la moto.
Avec Luke à protéger, elle n’était pas sûre de pouvoir vaincre l’Egal rapidement, surtout si son comparse le rejoignait. Ils devaient être puissamment doués car la paralysie était censée s’appliquer pendant au moins deux heures.
Une nouvelle bourrasque parut convaincre le jeune homme, qui grimpa à l’arrière de la moto. Enya démarra au quart de tour.
Le Doué parut comprendre que les choses étaient en train de lui échapper car il commença à créer une tornade devant eux. Impossible de partir vers l’avant. La jeune fille, entourant toujours la moto de son bouclier, partit en marche arrière et faillit percuter son adversaire, qui ne dut la vie qu’à ses réflexes. La barrière se dissipa aussitôt. La jeune fille écrasa la pédale de l’accélérateur. La moto fit un bond en avant et partit à toute allure entre les arbres. Luke émit un hurlement étranglé. Il ne risquait rien tant qu’Enya était guidée par le q´atöy amaq, mais cela, il ne le savait pas, alors la jeune fille lui cria:
– Accroche-toi bien et fais-moi confiance!
Elle surgit à tombeau ouvert sur la route.
Dans son rétroviseur se découpa soudain le Doué, qui, impuissant ne put que les regarder s’enfuir.
Enya roula longtemps, faisant des détours au cas où quelqu’un les aurait suivi, reprenant peu à peu son souffle. Elle sentait les mains de Luke crispées sur sa taille.
Puis elle se détendit et roula un peu plus lentement, prenant la direction de l’autoroute. Un long voyage les attendant jusqu’à son appartement à Londres. Au moins quatre heures. Elle repéra une patrouille de police à sa recherche et sortit de l’autoroute pour les éviter. Luke essaya de lui parler, mais le bruit du moteur couvrait ses paroles.
Ils arrivèrent en vue de Camden en début de soirée. Enya avait hésité à les conduire dans les anciennes catacombes pour les faire entrer mais la rébellion avait cessé de surveiller son appartement depuis deux semaines, la jugeant apparemment digne de confiance. Et puis, elle était censée se trouver à Brighton. En éteignant le moteur, elle laissa néanmoins son esprit se fondre dans le q´atöy amaq, ressentant chacun des êtres vivants qui se trouvaient dans les environs. Une multitude d’habitants, des commerçants, des passants mais personne n’appartenant à la résistance. Elle élargit encore sa perception, à la recherche d’éventuels appareils de surveillance mais n’en détecta aucun, à part les habituelles caméras des magasins d’une rue adjacente. Elle relâcha son souffle, capta les émotions de Luke. Elle s’aperçut qu’il s’apprêtait à fuir à toutes jambes.
– Non! cria-t-elle en lui saisissant le bras. Je vérifiais juste que la voie soit libre.
– Lâchez-moi! Ma mère se trouve toujours à Manchester! Elle est en danger! protesta-t-il en tentant de se dégager.
Enya raffermit sa prise, ayant une conscience aigüe d’être en terrain découvert. N’importe quel passant ou habitant pouvait les voir.
– C’était le moyen le plus sûr de te mettre à l’abri. Je devais t’éloigner du danger. Et ta mère ne risque rien, c’est toi qu’ils veulent.
Ses paroles parurent porter car le jeune homme cessa brusquement de se débattre.
– Moi? Pourquoi? balbutia-t-il. Et comment vous saviez où me trouver?
Enya soupira.
– C’est une longue histoire. Je te la raconterai dès que nous serons à l’abri, c’est-à-dire dès que nous aurons franchi cette porte, dit-elle en désignant l’entrée de son immeuble, qui se trouvait à quelques mètres.
Luke ne bougea pas.
– Non. Pas avant que vous ne m’ayez dit ce qui se passe. Ma mère est restée là-bas. Je veux être sûr qu’elle soit en sécurité.
Enya jeta des regards nerveux autour d’elle. Il fallait qu’ils rentrent tout de suite. Elle ne savait pas combien de personnes étaient lancées à leur poursuite et si quelqu’un les repérait…
– Je t’expliquerai tout une fois à l’abri. Suis-moi.
– Non. Tout de suite.
Ce qu’il pouvait être exaspérant… Elle le prit par le bras et le força à avancer. Il se débattit mais elle lui fit une clé de bras.
– Lâchez-moi!
Elle le bâillonna d’une main et dut utiliser toute sa force pour le traîner jusqu’à la porte de l’immeuble, qu’elle ouvrit d’un coup d’épaule. Autant pour la discrétion… C’est alors que Luke lui mordit la main. Elle la retira par réflexe. Le jeune homme en profita pour essayer de s’enfuir mais elle le tira contre elle et lui fit une prise d’étranglement. Simultanément, elle appuya sur le bouton de l’ascenseur puis le fit entrer dedans de force.
– Lâ… lâchez-moi, haleta Luke.
– Si tu promets de te tenir calme…
Elle attendit d’être entrée dans son appartement pour le relâcher.
Immédiatement, le jeune homme projeta son poing dans sa direction. Elle l’évita d’une pirouette, saisit son épaule et crocheta sa jambe pour le faire tomber sur le lit, histoire qu’il ne se fasse pas mal. Puis elle se jucha à califourchon sur lui et remit son avant-bras sur sa gorge.
– Ecoute-moi bien, Luke Hadley, souffla-t-elle, son visage à quelques centimètres de sien. Tu vas arrêter d’essayer de t’enfuir parce que c’est le meilleur moyen pour que les choses tournent mal. Nos poursuivant sont déjà à notre recherche.
Sous elle, le jeune homme devenait rouge vif. Il essayait en vain de se dégager. Elle relâcha légèrement sa prise. Soudain, une impression de danger l’assaillit.
– Qu’est-ce que… murmura-t-elle.
Enya se connecta au q´atöy amaq et envoya son esprit sonder les environs. Trois hommes étaient en train d’avancer vers l’immeuble, ayant apparemment quelque chose contre elle, si elle se fiait aux émotions qui les agitaient. Ils progressaient d’une pas rapide.
Leurs poursuivants de tout à l’heure? Ou la résistance, qui avait découvert son double jeu?
Peu importait.
Il fallait repartir.
Elle relâcha Luke et se remit sur pieds en l’aidant à se relever.
– Excuse-moi. Je n’aurais pas dû agir ainsi. Je crains que nous ne soyons repérés.
Luke la foudroya du regard en se massant la gorge:
– Comment vous le savez?
– Grâce à mes pouvoirs. Nous n’avons plus le temps de nous disputer, il faut y aller. S’il-te-plaît, ajouta Enya en le regardant avec un air implorant au fond des yeux.
– Nous disputer? répéta Luke, incrédule. Vous avez essayé de m’étrangler au moins deux fois.
– Cela s’appelle des prises d’étranglement et sert à immobiliser des gens, corrigea Enya en lui prenant le bras pour l’entraîner.
Elle prit un petit sac à dos qui trônait sur une table au passage.
Luke rechignait encore.
Elle soupira, s’arrêta, alors que le sentiment d’urgence augmentait de seconde en seconde.
– Ecoute-moi, je te jure de me croire quand je te dis que je ne te veux aucun mal. Abi m’a envoyée pour te protéger alors essaie de me faciliter la tâche.
Elle détestait dissimuler la vérité mais là, c’était un cas de force majeur, et si Abi avait été au courant du danger que son frère courait en ce moment, elle lui aurait donné sa bénédiction, Enya n’avait aucun doute sur la question.
– Abi? Pourquoi vous ne me l’avez pas dit avant? Vous avez juste expliqué que vous la connaissiez…
– On n’a pas le temps. A moins que tu ne tiennes à vivre d’atroces souffrances, si ces gens réussissent à te capturer?
Luke s’ébroua puis accepta enfin à la suivre.
Ils dévalèrent les escaliers quatre à quatre, jusqu’au sous-sol. Il y arrivèrent précisément au moment où leurs poursuivants entraient au rez-de-chaussé. Le coeur d’Enya faillit s’arrêter: elle ne pensait pas qu’ils étaient déjà là. Par chance, les inconnus ne les avaient pas remarqués. La jeune fille se baissa, forçant Luke à faire de même et lui mit un doigt sur les lèvres pour qu’il se taise. Les bruits de pas s’estompèrent.
Enya compta jusqu’à dix. Puis elle descendit silencieusement l’escalier et tira Luke jusqu’aux caves, où elle retrouva sans problème le trou qu’elle avait creusé. Elle sauta la première.
Luke, un peu perdu au milieu du bric-à-brac de la cave et de ce qu’elle prétendait être une sortie de secours, hésitait encore.
– Allez. Je te rattraperai, tu ne risques rien, l’encouragea Enya, éclairée par la lueur bleutée de son médaillon.
– C’est que ça paraît assez profond…
– Mon bouclier amortira le choc, répondit la jeune fille en tendant le bras, sur lequel une lueur bleue apparut.
Luke inspira un grand coup, regarda une dernière fois autour de lui puis se laissa glisser dans l’ouverture jusqu’à ce qu’il n’y soit plus suspendu que par le bout des doigts. Puis en serrant les dents, il se laissa tomber. Une secondes, deux secondes, trois secondes. Enya le reçut sans problème. Le bouclier le fit légèrement rebondir et il s’immobilisa entre les bras de la jeune fille. Elle sentit son souffle sur son cou et lui fit un grand sourire, s’amusant de son malaise. Puis elle le laissa glisser à terre.
– Merci, souffla-t-il.
– Pas de quoi. Contente de te voir revenir à la raison.
Elle rendit sa ceinture invisible, prit une lampe torche dans son sac et le guida à travers le dédale des catacombes qu’elle connaissait de mieux en mieux, l’avertissant à chaque obstacle. Leurs poursuivants devaient être en train de retourner son appartement. Ils n’y trouveraient rien. Tout ce qui avait de la valeur se trouvait dans son sac à dos ou sa ceinture.
Puis ils débouchèrent à Camden. Enya prit quelques secondes pour inspecter les environs à travers le q´atöy amaq puis fit signe à Luke de venir.
– Je prévois toujours une sortie de secours. Allez, monte, lui chuchota-t-elle lorsqu’ils arrivèrent en vue d’une Yamaha.