Entre les mondes
Sous les yeux de Silyen, la fille aux cheveux roux était en train de changer d’apparence. Sa peau, déjà pâle, s’éclaircissait encore davantage. Elle devenait plus grande et ses yeux viraient du vert au gris. Sa chevelure rousse se transforma en une cascade de cheveux rouge vif, brillants et ondoyants. Silyen n’avait jamais été attiré par la gent féminine mais il ne put empêcher son coeur de faire une embardée. Cette fille surpassait feu Bodina Matravers, pourtant réputée pour être le canon de beauté absolu de la Grande-Bretagne. Mais autre chose fit hoqueter l’Egal. Le Don n’émanait pas de toute la jeune fille, comme c’était le cas des Egaux, mais uniquement de son poignet. Ce pouvoir s’affaiblissait à toute vitesse. Rougeoyant comme une braise à l’agonie, il s’éteignit d’un coup.
Consternée, la jeune fille ferma les yeux et proféra ce qui semblait être un chapelet d’injures exotiques.
Puis un bruit résonna.
Des pas.
Silyen les avait capté grâce à son ouïe douée. Il n’aurait pas le temps de faire sortir la fille de là et préférait en savoir plus avant de songer à la faire évader. Il avait du mal à se concentrer, tant il était excité. Il n’avait vu qu’un Don disparaître: celui de Tatie Terpy, qu’il avait lui-même absorbé. Mais là, le pouvoir de cette fille semblait s’être volatilisé dans le néant. Il sentait que ce phénomène avait un lien avec la question qui l’avait poussé à se rendre dans ce monde.
Soudain, la porte s’ouvrit à la volée.
Le garde que Silyen avait endormi s’effaça pour laisser passer trois soldats et un jeune homme vêtu de pantalons bouffants, d’une tunique brodée d’or et d’argent et d’un gilet en velours. Un poignard d’apparat était passé à sa taille. Ses cheveux noirs, coupés courts, encadraient un visage bronzé aux traits fins.
– Allez, dépêchez-vous! ordonna-t-il d’une voix impatiente pendant que le premier homme se penchait sur la cellule ou se trouvait la fille. Il rajouta à mi-voix: Et ces crétins de gardes qui s’endorment…
L’air nerveux, l’homme tourna la clé dans la serrure, puis recula respectueusement contre le mur.
Le jeune homme prit une des torches fichées dans le mur et entra.
Il poussa aussitôt une exclamation de surprise:
– Toi! Non, ce n’est pas possible!
Il ressorti comme un ouragan, foudroya les soldats du regard et leur hurla de l’attendre dehors.
Parfait, songea Silyen. Il saisit l’occasion pour se rapprocher à nouveau des barreaux.
Dans la cellule, le jeune homme avait approché sa torche de la prisonnière pour mieux voir ses traits. Celle-ci le regarda droit dans les yeux, d’un air de défi. Elle le laissa prendre une des mèches et la faire rouler entre ses doigts sans réagir. Il éclata soudain de rire:
– Je renonce à comprendre. Où est passée celle qui se trouvait ici?
Voyant que la fille ne semblait pas vouloir répondre, il continua pour lui même en commençant à faire les cent pas.
– Dire que je n’ai jamais cru à toutes ces fadaises sur les reines de Naïtika… Les rumeurs vous attribuent toutes sortes de pouvoirs magiques mais changer d’apparence… ça dépasse l’entendement… Pourtant, j’aurais dû reconnaître ta morgue avant de te jeter ici, Sélénia.
Il se rapprocha et s’accroupit à côté de la prisonnière et lui caressa la joue. La jeune fille détourna la tête, se mordant les lèvres jusqu’au sang. Un filet rouge vif coula le long de son menton.
– Tu es devenue splendide, princesse. Aussi sublime que ta mère avant toi. Rien à voir avec la petite peste que je poursuivais dans les couloirs d’Eryan.
La jeune fille eu un sourire forcé:
– Tu as bien changé toi aussi, Karim.
Il sourit à son tour:
– En bien, j’espère. Mais trêve de bavardage, qu’est-ce que tu fais là?
La fille eut un petit rire incrédule:
– Tu m’as emprisonnée, si mes souvenirs sont bons. Tout ça parce que je me suis défendue lorsque tu as voulu me mettre dans ton lit.
Le sourire du dénommé Karim s’élargit encore.
– Allons, tu sais de quoi je parle. Pourquoi es-tu venue dans mon palais?
Ah, un prince ou même le roi en personne, songea Silyen, qui ne perdait pas une miette de la conversation, toujours tapi derrière les barreaux.
La jeune fille se redressa.
– Tu connais déjà l’histoire. Tes soldats m’ont capturées alors que je voyageais paisiblement et on jugé que je serais un bon ornement pour ton harem.
– Bien essayé. Mais tu me caches quelque chose, je le sens. La Sélénia que je connaissais aurait été bien trop intelligente pour se laisser bêtement capturer. Tu es forcément ici dans ton but.
Le prince ne se trompait pas, estima Silyen. La jeune fille cachait effectivement quelque chose, même si elle mentait presque à la perfection.
– Je ne vois pas de quoi tu parles. J’essaie simplement de survivre. Au cas où ça t’aurait échappé, mes parents ont été renversés, alors je veux simplement passer inaperçue. Que crois-tu que Ranor Kral me ferait si je tombais entre ses mains? Et maintenant, fais-moi sortir de là.
Le prince accrocha sa torche dans un des supports fixés au mur puis s’assit devant celle qu’il appelait Sélénia, le menton dans la main, une lueur prédatrice dans le regard. Il ne semblait pas décidé à la laisser partir si facilement.
– Dis-moi la vérité et je te laisse partir.
Sa prisonnière ne peut réprimer un mouvement d’agacement, qui n’échappa pas à Silyen.
– Je t’ai dit la vérité.
– Non, contredit le prince. Il y a autre chose d’étrange: pourquoi ne m’as-tu pas dit qui tu étais quand tu es arrivée ici?
– Qu’est-ce que tu crois? Je voulais garder mon pouvoir secret. C’est mon devoir, en tant que princesse héritière.
– Mmmh. Admettons.
Karim a se laissa aller vers l’arrière, s’étirant comme un chat, puis se rapprocha à nouveau de Sélénia et se pencha vers son oreille. Silyen n’entendit pas ce qu’ils se dirent. En revanche, il vit le jeune homme enlacer la prétendue princesse en fuite. Celle-ci se débattit violemment.
– Arrête ça tout de suite! cria-t-elle.
Le jeune homme, goguenard, s’enhardit.
– Allons Sélénia, ne sois pas si farouche.
Elle lui cracha au visage.
Cela ne parut pas décourager le prince.
Silyen assistait, un peu écoeuré, au spectacle. Il ne se demanda pas une minute s’il devait intervenir: il préférait voir où tout cela mènerait. Il avait déjà recueilli des informations intéressantes, comme l’allusion aux pouvoirs des reines de Naïtika, une référence claire au Don. Mais il n’avait toujours pas découvert pourquoi ce pouvoir avait soudainement disparu juste avant l’arrivée du prince.
En attendant, la messe semblait dite dans la cellule: il y eut un hurlement de douleur, puis, l’air furieux, le jeune homme en sortit et claqua violemment la porte. Se massant l’épaule, l’air d’avoir été mordu par la fille, il cria aux gardes de revenir. Deux d’entre eux traînèrent la prisonnière dans la cellule d’en face. L’Egal se glissa sans bruit à leur suite. Il réussit à passer le battant de justesse et manqua d’entrer en collision avec une des torche. Luke aurait été beaucoup mieux placé pour jouer les cascadeurs, songea Silyen, en bénissant ses réflexes Doués.
– Tu as dit quelque chose? marmonna un soldat à un autre.
– Non, rien pourquoi?
– J’ai cru.
Aïe. Silyen avait peut-être respiré un peu trop fort. Il fit plus attention, s’immobilisa tout à fait en respirant aussi silencieusement que possible. Il s’aperçu qu’il n’était pas arrivé dans une cellule mais dans une salle de torture. Le chevalet au centre de la pièce ne trompait pas, pas plus que les instruments disposés sur une table. L’un des gardes entreprit d’allumer un feu dans un brasero, tandis que les deux autres attachaient la jeune fille, qui résistait de toute ses forces. En expédiant un coup de pied bien placé à l’un d’eux, elle réussit à sa dégager. Elle courut à toute vitesse jusqu’à la porte. Mais elle se fit violemment tirer en arrière lorsqu’elle atteignit le battant. Elle reçut un gifle magistrale et, étourdie, se retrouva attachée malgré elle. Le prince se plaça devant elle, goguenard:
– Dans ces conditions, tu accepteras peut-être de me parler et de m’en dire plus sur ce « pouvoir secret »?
La jeune fille lui cracha au visage.
– Jamais!
– Ton courage t’honore, Sélénia, mais il ne te sauvera pas la vie, soupira le prince.
Il se tourna vers le soldat occupé à tisonner les braises.
– Commencez.
L’autre plongea une barre en fer dans le tisonnier puis se dirigea vers la jeune fille. Celle-ci se mordit les lèvres, réussit à ne pas crier.
Bon, c’était assez, estima Silyen.
La fille n’allait apparemment pas en dire plus avant un moment et il n’avait pas la patience d’attendre des aveux qui ne viendraient peut-être jamais.
Il redevint visible, projetant une aura de Don tout autour de lui de manière à devenir aussi aveuglant qu’un soleil.
– Bonsoir messieurs, dit-il en écartant les mains.
Les trois gardes et le prince avaient enfoui leur tête dans leurs mains, momentanément aveuglés. Mais ils n’allaient pas tarder à se reprendre. Silyen agit à toute vitesse, il appliqua ses doigts à chacune des quatre tempes, expédiant les hommes dans l’inconscience, puis se dirigea tranquillement vers la princesse, qui le regardait avec une expression oscillant entre la stupéfaction absolue et la terreur. Il lui plaqua à son tour une main sur sa tempe. Cependant, une surprise l’attendait. Une puissante protection entourait son esprit. Ce n’était pas le Don mais ce phénomène y était lié: Silyen décelait les mêmes propriétés que les Réserves qui se transmettaient de génération en génération. Une défense héréditaire. Remarquable. Il hésita à forcer cette muraille puis renonça. La manoeuvre risquait d’endommager l’esprit de cette fille et de détruire les informations dont il avait besoin.
Il finit par reculer:
– Bonjour votre Altesse, la salua-t-il en faisant un simulacre de référence.
– Qu-qui êtes-vous? balbutia-t-elle.
– La cavalerie.
– La quoi?
Silyen fit un geste impatient de la main:
– Aucune importance. Je vous propose un marché. Je vous fais sortir d’ici, comme vous semblez ardemment le désirer, et en échange, vous me parlez de ce pouvoir qui vous permet de changer d’apparence.
La fille s’agita et ses longs cheveux rouges suivirent le mouvement, ondoyant autour d’elle. Avisant sa tenue en lambeaux, Silyen lui sortit la couverture de son sac et lui en couvrit les épaules.
– Vous… vous devriez le savoir si vous manipulez la magie… finit-elle par dire.
– Il existe plusieurs types de magie, voyez-vous. Mais vous n’avez pas répondu à mon offre, poursuivit l’Egal. Ou vous partez avec moi, ce qui sera d’un jeu d’enfant, ou je vous laisse ici en compagnie de ces charmants soldats. C’est vous qui voyez.
– Pourquoi voulez-vous m’aider? Qui vous envoie?
Silyen commençait à perdre patience. Cette fille était-elle moins intelligente qu’il ne l’aurait cru?
– Je me suis envoyé moi-même et comme je vous l’ai dit, je cherche des réponses sur la magie et je pense que vous pouvez m’aider à les obtenir. C’est tout ce qui m’intéresse.
La fille sembla ravaler sa peur. Elle serra les lèvres, parut réfléchir à toute vitesse en jetant un coup d’oeil nerveux autour d’elle.
– Je ne trahirai pas plus mes secrets pour vous que pour eux. Mais je peux vous conduire aux monts Cithrils. On raconte qu’on y trouve la source de la magie. Vous devriez y trouver vos réponses.
Voilà qui était intéressant.
– Et où se trouvent ces monts Cithrils?
– A environ un mois de voyage. Je peux vous y conduire.
– Marché conclu.
– Il y a une condition.
Cette fille était peut-être vraiment maligne après tout.
– Je vous écoute, fit Silyen en inclinant la tête.
– Aidez-moi à retrouver mon compagnon, qui va lui aussi aux monts Cithrils.
Les gens s’obstinaient décidément à le prendre pou une base de recherche sur les personnes disparues, soupira intérieurement l’Egal.
– Très bien, lâcha-t-il néanmoins. Maintenant, promettez-moi de m’obéir en tous points.
La fille n’eut même pas le temps de protester. Silyen déverrouilla les menottes avec une simple étincelle de Don. Engourdie, la princesse lui tomba dans les bras. Il la soutint du mieux qu’il put et ouvrit une porte au milieu de la salle.
– Quoi? hoqueta la fille, incrédule.
– Notre porte de sortie, lui répondit Silyen.
– Pas question que j’entre là-dedans.
L’Egal soupira. Il aurait pu se lancer dans de grandes explications mais tout bien considéré, il préférait la solution rapide, maintenant qu’il avait l’information la plus importante. Il appliqua ses doigts contre la tempe de la jeune fille, força, réussit à pénétrer ses défenses et eu la satisfaction de la voir s’évanouir.
Restait une dernière chose à faire. Il s’approcha des hommes inconscients et leur appliqua un Silence. Puis il ouvrit la porte, souleva la princesse et revint à Far Carr.