Entre les mondes
Luke s’immergea avec délice dans l’eau chaude. Un grondement commença à s’élever, puis un geyser surgit au centre du jacuzzi, les bulles remontant des profondeurs à gros bouillons pour former une mousse nacrée à la surface.
Après avoir appelé sa mère, le jeune homme était redescendu et avait surpris Sil en plein expérimentation sur les suspensions temporelles. Il alors commis l’erreur de demander comment cela marchait.
Les explications avaient démarré et les sourcils de Luke s’étaient haussés si hauts qu’il en avait eu mal au front. Le jeune homme avait atteint la limite de ce qu’il pouvait emmagasiner pour aujourd’hui. Il avait réalisé avec effroi que Silyen semblait bien décidé à lui débiter dans les moindres détails la façon dont le temps fonctionnait, ce qui aurait pris, selon la pire hypothèse de Luke, au moins une semaine.
– Et si on parlait d’autre chose? Ou si on faisait quelque chose de… euh… normal, avait-il proposé.
Cela avait eu le mérite de couper Silyen en plein élan. Il avait cligné des yeux et plongé son regard doré dans celui de Luke:
– Quelque chose de normal? avait-il répété. Qu’est-ce que tu proposes?
Luke aurait pu tout bêtement répondre: manger, étant donné qu’il était près de midi, mais il n’avait pas vraiment faim. De plus, il avait une conscience aigüe de la séparation prochaine avec Silyen et cette idée le rendait plus triste qu’il ne voulait se l’avouer. Il s’était creusé la tête, passant en revue les différentes pièces de Farr Carr lorsqu’il avait songé au jacuzzi. Rougissant, il avait donc fini dans l’eau chaude en slip, n’ayant pas emporté de maillot de bain avec lui.
Il n’en revenait pas de l’audace dont il avait fait preuve. Dormir avec Silyen était une chose. Plonger dans un jacuzzi quasiment nu avec lui en était une autre.
Pour dissiper sa gêne, immergé jusqu’au cou dans l’eau chaude, il contempla la pièce aux murs blancs et au sol dallé. Une piscine créait des éclats ondoyants sur le plafond et deux chaises longues invitaient à la sieste dans un coin, garnies de linges et de coussins moelleux. Un immense lustre pendait au plafond.
– Je ne te savais pas si amateur de luxe, lança Luke en évitant de regarder Silyen, qui était en train d’enlever sa veste d’équitation.
– Oh. Ce vieux Rix était un cachottier, je n’ai fait que moderniser ses thermes privés. Mais ce n’est pas pour moi. C’est pour toi. Je ne voulais pas que tu t’ennuies.
Luke mit quelques secondes à essayer de savoir si Silyen se payait de sa tête ou pas.
– C’est la vérité, rit le jeune homme, qui semblait lire dans ses pensées. Est-ce que tu me vois barboter dans une piscine alors que le Don offre tant de possibles?
– Mais… protesta Luke. C’est un peu… extrême.
– C’est bien inférieur à ce que je devrais t’offrir, en comparaison de la valeur que tu as à mes yeux.
Luke se retrouva momentanément sans voix. Silyen pouvait se montrer si… désarmant parfois.
– Je ne me moque toujours pas de toi, Hadley.
L’Egal avait laissé tomber sa chemise par terre et se débarrassait maintenant de ses bottes maculées de terre.
– Tu sais que ma réaction pourrait être de partir en courant? Ce n’est pas ce genre de cadeau qu’on offre à quelqu’un que l’on connaît depuis moins de six mois, objecta Luke, risquant à nouveau un regard vers Silyen, qui ôtait son pantalon. Il tourna aussitôt la tête, les joues brûlantes.
Il n’entendit pas de réponse et lorsqu’il regarda du côté de l’Egal, il ne rencontra que du vide. Puis soudain, une main sur son épaule le fit sursauter. Silyen, accroupi au bord du bassin, le fit se tourner vers lui et lui dit:
– Pourtant, tu es toujours là.
Luke, tétanisé, ne sut que répondre. L’Egal n’était plus vêtu que d’un seul caleçon. Il fallait faire quelque chose, et vite, se dit Luke, qui s’était mis à trembler et qui craignait de perdre totalement le contrôle de lui-même s’il continuait à contempler Silyen. Il saisit à son tour le jeune homme par les épaules et le fit basculer dans le jacuzzi.
L’Egal tomba comme une masse.
Puis il remonta à la surface.
Il y eu un silence pesant.
Soudain, Silyen se mit à hurler de rire. C’était si contagieux que Luke s’esclaffa à son tour.
– Hadley, j’adore ton sens de l’humour! C’est la meilleure blague qu’on m’ait faite depuis longtemps!
Luke fut soulagé que la mousse ambiante ne laisse voir que le haut du corps et les cheveux désormais trempés de l’Egal. Lorsque Silyen se fut calmé, ils s’installèrent face à face.
– J’avais oublié à quel point l’eau chaude était agréable, commenta Silyen d’un ton badin en se laissant aller en arrière.
Puis il interrompit ce semblant de conversation sérieuse en éclaboussant Luke d’un grand geste enthousiaste. N’en revenant pas, le jeune homme répliqua et une bataille en règle s’engagea, jusqu’à ce que Silyen réussisse à immobiliser Luke en lui maintenant les poignets plaqués contre le corps.
– J’aime bien ton sens de l’humour aussi, souffla ce dernier en essayant vainement de se libérer.
Il arrêta sa tentative lorsque les lèvres de Silyen effleurèrent les siennes, douces et fraîches. Le baiser était agréable. Trop agréable. Il tressaillit quand le corps de Silyen se plaqua contre le sien. Chacun de ses nerfs se tendit à l’extrême lorsqu’il prit conscience du désir du jeune homme. Le coeur battant la chamade, il entrelaça ses jambes à celles de l’Egal et se laissa aller à l’ivresse qui faisait bouillir son sang.
Puis soudain le grondement cessa, le geyser se dissipa, l’eau redevint transparente et une myriade de petites perles d’eau vinrent caresser les deux garçons enlacés.
Ce brusque changement fit éclater la magie de l’instant.
Silyen s’arracha à Luke, haletant.
Il avait les yeux pétillants, un sourire ravi et le teint étonnamment rose.
Pas possible.
Luke s’approcha pour vérifier. Il attira Silyen à lui, l’embrassa passionnément, puis lui caressa la joue du bout des doigts. Les joues de l’Egal devinrent d’un rose légèrement plus soutenu.
Luke éclata de rire:
– Non?! Tu es vraiment en train de rougir?
Pour la première fois depuis qu’il le connaissait, Sil parut embarrassé. Il serra les lèvres puis prit Luke dans ses bras, qui fut si surpris qu’il n’eut même pas l’idée de se débattre. Ce dernier se retrouva bientôt hors du jacuzzi, suspendu au-dessus de la piscine.
– Non, non, non, non, protesta-t-il.
C’était tout aussi utile que de demander à Silyen de renoncer au Don. Il fut lâché sans ménagement et souleva une immense gerbe d’eau lors de l’impact. Retenant sa respiration, il se propulsa à la surface, bien décidé à se venger. Silyen riait à s’en casser les côtes, l’air très fier de lui. Luke lui agrippa le pied. Tira. Il eu l’impression de s’acharner sur une colonne en marbre. L’Egal paraissait indéboulonnable.
– Qu’est-ce que tu essaies de faire? s’étonna-t-il.
Il se dégagea d’une simple torsion et se balada d’un air narquois le long de la piscine. Avec ses cheveux plaqués sur la tête, noir d’encre d’humidité, il avait l’air plus frêle, plus jeune. Il était aussi mince que Luke l’avait imaginé, mais des muscles fins se dessinaient sur ses cuisses et ses mollets - probablement hérités de sa pratique de l’équitation. Son teint était redevenu ivoire et sa peau semblait si douce que Luke eut à nouveau envie d’y promener la main.
– Cette fois, c’est toi qui piques un fard, Hadley, se moqua l’Egal avant de prendre son élan pour plonger avec grâce dans l’eau, en soulevant à peine quelques gouttelettes.
Luke décida de le laisser remonter à la surface puis se dit qu’il était temps d’apaiser l’atmosphère. Il lui demanda où il avait appris à nager:
– Dans une de nos demeures familiales des Etats-Confédérés. Mère aimait beaucoup nous y emmener lorsque nous étions petits, Jenner et moi. Gavar était déjà un adolescent rebelle à cette époque, il préférait mener une vie de débauche à Londres. Et toi?
Luke se remémora l’époque lointaine où il avait reçu ses premiers cours de natation, à l’école primaire de Manchester. Il était l’un des meilleurs de la classes et n’avait jamais compris d’où lui venait une telle aisance dans l’eau. Peut-être des ancêtres de son père, qui avaient été marins à une époque.
– La plupart des marins ne savaient pas nager, corrigea Silyen, du ton pédant qui irritait Luke.
Les deux garçons s’étaient mis à faire des traversées en alternant brasse et crawl. Luke voyait que l’Egal se retenait car ses gestes paraissaient curieusement ralentis. S’il avait lâché la bride à son Don, il n’aurait mis que quelques centièmes de secondes à effectuer une longueur. Les lumières du lustre se réfléchissait à la surface de l’eau, comme des petites lucioles. Le flux et le reflux incessant de l’eau grondait dans les oreilles de Luke.
– Tu es toujours aussi exaspérant, tu sais.
– Tu as plutôt l’air d’aimer ça, répliqua Silyen en lui faisait un clin d’oeil puis en lui prenant la main.
Même dans ses rêves les plus fous, Luke n’aurait jamais réussi à deviner la suite.
L’Egal l’entraîna sous l’eau puis s’assit en tailleur sur le sol dallé.
Luke voulut remonter mais Silyen le tenait fermement. Ce dernier lui fit signe de se calmer et renversa la tête en arrière, les yeux clos. Une gigantesque bulle d’air apparut soudain autour d’eux.
A deux doigts de suffoquer, Luke put à nouveau respirer. Il regardait autour de lui, ébahi. C’était comme s’il s’était trouvé sur le bord de la piscine, sauf qu’ici, un toit d’eau pesait de tout son poids sur la bulle. Loin au-dessus, le plafond de la salle semblait ondoyer. Sa main se tendit, effleura la surface liquide qui l’entourait.
A côté, Silyen parut se concentrer intensément, bougea ses mains très vite et soudain, d’énormes poissons surgirent dans la piscine. D’autres, plus petits, couleur sable rayés de noir apparurent à leur tour.
– Des silures et des perches, proclama Silyen. J’aurais bien fait venir des dauphins mais ils supportent plutôt mal l’eau douce. Là, je n’ai eu qu’à enlever le chlore.
– Tu es sûr qu’on ne risque rien? s’inquiéta Luke en regardant un silure aussi grand que lui passer à côté d’eux.
Silyen lui montra en souriant le fin maillage de Don qui entourait désormais leur bulle.
– Tu ne peux pas t’en empêcher hein?
– De quoi?
– D’utiliser ton Don.
– J’adore t’impressionner.
Luke rit doucement, arquant son dos pour s’étirer, les mains posées derrière lui sur le sol, et jeta un coup d’oeil en biais à l’Egal. La tension qui l’habitait toujours lorsqu’il se trouvait à proximité de Silyen restait présente mais il arrivait désormais à la tenir à distance, quoique le voir aussi proche…
Sans réfléchir, il se rapprocha de lui, lui posa une main sur la nuque et l’embrassa doucement.
– Demain, je n’ai pas vraiment envie de partir, tu sais. Je préférerais rester ici avec toi, avoua-t-il à voix basse.
Il s’aperçut que c’était vrai.
Il se sentait bien avec Silyen. Peut-être parce que ces parenthèses entre leurs excursions dans les mondes étaient devenues de plus en plus agréables et que cette nuit, il avait l’impression de se retrouver avec un adolescent normal.
Le visage à quelques centimètres du sien, Silyen leva de grands yeux, empreints d’une émotion que Luke n’arrivait pas définir. De l’émerveillement? De la joie?
– Tu n’es pas obligé de partir, murmura-t-il.
Luke détourna les yeux. Il soupira.
– ça ne fonctionne pas comme ça.
Il vit Silyen remuer à nouveau les mains et les poissons disparurent. L’eau parut se troubler, devenant plus claire, puis des poissons multicolores surgirent de toutes parts et même… un dauphin, qui semblait complètement perdu. Luke se redressa, ahuri.
– J’ai transporté un bloc d’eau de mer avec ses occupants, sourit Silyen. Tu verras, un jour je t’emmènerai là où on peut réellement voir ce genre de poissons. Hmmm, je devrais peut-être me reconvertir dans le monde du spectacle, un jour.
– Ha. Ha. Très drôle. Est-ce que tu arriverais à faire apparaître un poisson clown comme dans ce dessin animé, Nemo…
Silyen parut presque vexé par cette demande:
– Bien sûr, quelle question.
– Je n’ai pas fini, poursuivit Luke. Est-ce que tu arriverais à faire apparaître un poisson clown dans ces conditions?
Et il se jeta sur Silyen qu’il commença à chatouiller. Il découvrit avec plaisir que l’Egal était somme toute assez humain pour gigoter dans tous les sens en essayant de lui échapper. Mais Luke dut bientôt se rendre, lorsqu’il se retrouvé plaqué au sol.
– Où est le poisson clown? susurra-t-il.
– Là, marmonna Silyen en désignant le tout petit poisson qui venait d’apparaître à côté de leur bulle.
Luke éclata de rire et l’Egal le suivit bientôt, le relâchant de bonne grâce:
– J’aime quand tu es aussi normal, commenta le jeune homme.
– C’est probablement une partie de mon adolescence avortée qui est en train de ressurgir, du fait du traumatisme d’avoir un père nommé Whittam et un frère nommé Gavar. Je suppose que cela prouve que les mécanismes de défense ne sont pas éternels.
Luke devait tirer une drôle de tête car l’Egal éclata à nouveau de rire:
– Si tu te voyais. Plus sérieusement, tu provoques certaines choses en moi, Hadley.
– Je crois que ces choses s’appellent des émotions…
– Voire même des sentiments. D’où mes rougeurs de tout à l’heure. Mais nous nous aventurons en terrain glissant…. Ou voudrais-tu que je poursuive?
L’Egal, d’un geste désinvolte, renvoya l’eau et les poissons d’où ils venaient. Il créa un nuage de gouttelettes qu’il envoya se poser sur les joues cramoisies de Luke et caressa doucement le pendentif qui pendait à son cou.
– Respire, Hadley.
Le jeune homme prit une grande inspiration et chercha désespérément un moyen pour détourner la conversation. Tout allait beaucoup trop rapidement. Il eut soudain une idée et failli en lâcher une larme de soulagement:
– Je pensais que tu fuyais les émotions…
Silyen parut admiratif:
– Excellente répartie, je n’aurais pas trouvé mieux. Mais il se trouve que l’expérience est plus agréable que je ne l’imaginais et que je pense la prolonger encore…
– Vraiment, j’ai de la peine à comprendre ce que tu me trouves.
– Tu aimes poser les mêmes questions, constata Silyen. Tu as un esprit affûté, une personnalité extrêmement intéressante et un courage admirable: tu as traversé toutes les épreuves de ces derniers temps sans Don et tu y as survécu en gardant toutes tes facultés mentales et physiques. Et dois-je te rappeler que tu es magnifique? murmura encore l’Egal en suivant du bout des doigts le contour des abdominaux de Luke, qui frémit.
– Je crois surtout que tu me fais beaucoup trop d’effet…souffla-t-il en regardant la main de Silyen qui effleurait sa cuisse puis remontait le long de sa taille pour l’attirer à lui.
Lorsque la langue de l’Egal effleura la sienne, Luke faillit défaillir. Tout ce qu’il avait pensé sur sa maîtrise de lui était en train de voler en éclats.
– Euh.. Sil…? haleta-t-il, tandis que l’Egal lui embrassait lentement le cou.
– Oui?
– Je… tu… tu ne voudrais pas, t’éloigner un peu et…
– Et quoi?
– Tu sais bien…
– Il me faudrait une explication si tu veux que je comprenne, murmura Silyen d’un ton rauque.
Luke réprima un gémissement lorsque Silyen lui mordilla délicatement l’oreille. Il tenta faiblement de le repousser mais sa volonté vacillait sérieusement. Puis soudain, il n’eut plus conscience que de l’Egal, son odeur, sa chaleur, sa proximité et il le tira vers lui, tentant de le renverser en arrière. Mais le jeune homme résista. Il se dégagea avec facilité en riant. Puis il posa une main contre la tempe de Luke, qui sentit instantanément le désir le déserter.
– Tu étais si mignon, commenta l’Egal.
– Oh, toi! gronda Luke en se jetant sur lui.
S’ensuivit une lutte aussi désordonnée qu’amicale qui se prolongea dans l’eau, jusqu’à ce que, épuisé, Luke déclare forfait et se hisse hors de la piscine. Silyen téléporta une grandes serviette blanche depuis la chaise longue dont il couvrit les épaules du jeune homme.
La nuit, Luke n’arriva pas à fermer l’oeil. La joie et la légèreté de tout à l’heure s’évaporait peu à peu. Il avait un mauvais pressentiment, sans se l’expliquer et culpabilisa d’autant plus d’avoir laissé sa mère toute seule et Abi sans nouvelles. Sa famille avait besoin de lui, comment avait-il pu l’oublier? Il avait souvent pensé à ses soeurs et à sa mère lorsqu’il était dans le monde du Roi Merveilleux mais s’était toujours rassuré en se disant qu’il n’y avait plus de danger immédiat en Grande-Bretagne et qu’avec le changement de régime, tout allait forcément s’améliorer. Mais en était-il sûr? Il avait été coupé de son monde pendant plus de deux mois. Certes, Abi n’avait pas l’air d’aller trop mal, mais elle ne lui avait pas tout dit au téléphone, comme si quelque chose la retenait de parler.
Le lendemain matin, ils prirent un déjeuner rapide avec Silyen, puis Luke descendit le sac à dos qu’il avait originellement emportée pour Highwithel. Silyen, qui était resté très silencieux durant le repas, l’air renfrogné, conduisit Luke dans le salon. Là, il commença à ouvrir les bras pour faire apparaître une porte avant de se raviser.
– Quoi? fit Luke.
Silyen le regardait d’un air si intense que le jeune homme en fut mal à l’aise.
– Promets-moi de ne rien faire de dangereux, finit par lâcher l’Egal.
Luke se retint de lever les yeux au ciel:
– Depuis le monde noir, j’ai compris la leçon. Ne t’inquiète pas, cette fois, je resterai un garçon bien sage. Ce sera comme si on ne s’était jamais séparés.
– Brrr. Séparés. Je déteste ce mot. Tu me le jures?
– Oui. Si tu me fais aussi la même promesse.
Une émotion apparut dans les yeux de Silyen, si rapide que Luke n’arriva pas à la saisir.
– Je te le promets, souffla l’Egal.
Il leva à nouveau les bras mais s’interrompit une deuxième fois. L’indécision plissait son front.
– Qu’est-ce qu’il y a encore? demanda Luke.
Silyen le dévisagea avec la même intensité de toute à l’heure. Puis il répondit:
– Quelque chose me travaille depuis hier soir. Tu as changé, mais je n’arrive pas à savoir de quelle manière.
– Comment ça?
– Tu m’as d’abord repoussé puis tu es devenu beaucoup plus détendu en ma compagnie et tu as arrêté de prendre des pincettes.
– Ah bon?
Luke avait peur de savoir ce que l’Egal avait en tête.
– Tu es comme un livre ouvert Hadley, il suffit de regarder ta tête. Là, j’ai maintenant la certitude que tu me caches quelque chose.
Le jeune homme était devenu blême. Il avait espéré cacher cette information jusqu’à être prêt à la dévoiler, mais Silyen ne lui laissait pas le choix.
L’Egal resta silencieux, attendant. L’air devint si épais qu’on aurait pu le couper au couteau.
Luke inspira profondément, puis se força à regarder l’Egal droit dans les yeux, ce qui lui demanda tout son courage. Comment pouvait-il lui dire ça, surtout après ce qui s’était passé la veille? Ce serait comme lui planter un couteau dans le dos. Il eut soudain terriblement honte.
– C’est… Coira, commença-t-il.
– Evidemment.
– Ah. Bon, alors tu dois t’attendre à ce qui doit suivre. Je… Eh bien, je…
Il ne put se résoudre à aller plus loin. Surtout que le Don s’était mis à crépiter autour des mains de Silyen, menaçant. Luke était si habitué à voir l’Egal utiliser son pouvoir pour créer des portes, les défendre ou accomplir des merveilles qu’il eut un choc. Silyen parut se rendre compte que quelque chose clochait puisque le halo doré autour de ses mains reflua.
– Je t’écoute, dit-il d’un ton neutre.
Luke se jeta à l’eau. Il essaya, au fur et mesure, de trouver les meilleurs mots et de ne pas aborder les points qui pourraient potentiellement mettre l’Egal hors de lui - autant dire qu’il y en avait beaucoup. C’était comme marcher sur un champ de mines. Il raconta leur dispute avec Coira au moment du départ de son père puis la façon dont il s’étaient réconciliés.
– Quand nous étions prisonniers, à Eilean Dochais, nous nous sommes serrés les coudes et je lui ai peut-être laissé entendre… (Luke maudit ses joues qui viraient au rouge vif et sa voix qui déraillait lamentablement)… Enfin, il se peut qu’elle ait comprit que je… que j’éprouvais quelque chose pour elle… ce qui était peut-être vrai à l’époque (Il n’arrivait pas à croire qu’il disait ces mots)… Bref, un soir, j’ai été… euh… pris de pitié et je l’ai… embrassée.
Luke se souvenait de tous les détails la scène, comme si elle venait de se dérouler. C’était le soir où Coira lui avait annoncé que son père allait bientôt revenir. Luke se rappelait à quel point elle avait eu l’air fragile, et il s’était senti projeté plusieurs mois en arrière, à Eilean Dòchais, lorsqu’elle l’avait pris dans ses bras pour le consoler après la mort de Doc Jackson. Les flash s’étaient enchaînés dans sa tête comme s’il avait été assis contre sa volonté devant le film Spécial souvenirs Luke Hadley. Une certitude l’avait alors frappé. Quoiqu’il en pense, il n’avait jamais pu se détacher totalement de la jeune fille. Il avait toujours gardé l’espoir de réussir à la retrouver pour… Pour quoi au fait?
Dans le château du Roi Merveilleux, Coira lui avait alors avoué qu’elle ressentait quelque chose pour lui. Puis elle avait posé sa main sur la sienne. Avec le manque de Silyen, le coeur de Luke avait fait un bond et il s’était instinctivement penché en avant.
Sauf qu’il aurait dû penser aux conséquences de cet acte.
A Far Carr, il était maintenant incapable de regarder Silyen. Il avait le coeur au bord des lèvres et serrait convulsivement les poings, comme pour se préparer à une explosion.
Mais à la place, l’Egal parla d’un ton dangereusement calme:
– Pris de pitié, hmm? Toujours le chevalier blanc, prêt à voler au secours des autres…
– Je n’ai pas réfléchi, Sil. C’est venu tout seul. Vraiment! se défendit Luke.
– Admettons. Et ensuite?
Soulagé de ne pas avoir essuyé un déferlement de colère, le jeune homme répondit rapidement:
– Elle m’a dit qu’elle n’avait pas l’intention pas jouer les roues de secours et que si je voulais l’embrasser de nouveau, c’est parce que je voulais une histoire sérieuse avec elle. Je me suis excusé et il ne s’est rien passé de plus.
Silyen le regardait, les yeux flamboyants, sans rien dire.
Mal à l’aise, Luke rajouta:
– Je m’excuse Sil. J’aurais dû te le dire. Je…
Il ne trouva rien à rajouter.
– Tu aurais dû effectivement me le dire, dit Silyen d’un ton glacial. Sache que ta précieuse Coira a eu l’audace de me menacer, pensant que je m’étais servi du Don pour te séduire.
– Je… Quoi? Et pourquoi tu ne me l’as pas dit?
L’Egal ricana:
– Je ne voulais pas t’inquiéter et entacher l’image que tu avais de cette fille. Quelle ironie du sort.
Luke se sentait de plus en plus mal. Il saisit Silyen par les épaules et le força à le regarder:
– Hé. ça ne voulait rien dire, je te le promets. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Il faut que tu me croies.
– La confiance se mérite, dit l’Egal en se dégageant.
Comment était-il possible d’avoir l’impression simultanément que son coeur coulait dans sa poitrine et que le contenu de son estomac allait remonter d’une minute à l’autre? Il fallait trouver une solution. Tout de suite. – – – – Même lorsqu’il avait été torturé par Crovan, Luke n’avait pas eu l’impression de se souffrir à ce point-là.
– Silyen. S’il-te-plaît. Essaie de comprendre: nous ne nous sommes rien promis l’un à l’autre, toi et moi, mais…
L’Egal, qui était en train de tourner les talons, s’arrêta. C’était au moins ça. Alors Luke dit d’une traite:
– … Je te l’ai déjà dit et je te le répète: c’est toi que je veux. Il faut que tu me croies.
Silyen se retourna lentement, sa bouche ne formant plus qu’une mince ligne.
– Ce qui s’est passé hier soir… Ou la nuit des Perséides… Cela signifie quelque chose pour moi, tu n’en as pas idée. Je ne veux pas te perdre. Je ne peux pas te perdre.
Sa voix se brisa.
Il n’arriva pas à expliquer le reste. Il n’arriva pas à dire que l’espace d’un périlleux instant, juste après avoir embrassé Coira, il s’était sérieusement demandé s’il n’allait pas accepter l’offre du Roi Merveilleux et rester. Après tout, c’était l’assurance d’une vie tranquille, avec la garantie de pouvoir voir sa famille aussi souvent qu’il le souhaiterait. Il savait que Coira et lui se ressemblaient: ils avaient la même droiture, le même sens du devoir. Sans compter que cette fille était géniale et qu’elle restait l’une des personnes les plus fortes qu’il connaisse. Puis Luke avait pensé à Silyen et son ventre s’était contracté. Il savait qu’une vie auprès de Coira ne remplacerait pas quelques minutes auprès de l’Egal. Parce que Luke le veuille ou non, quelque chose s’était produit dans l’antre d’Astrid. Quelque chose de puissant, d’irrépressible. C’était complètement absurde, le jeune homme en avait conscience. Sil n’avait rien de droit et se fichait de la justice; il était sur quasiment tout les points son opposé. Mais c’était comme ça.
Il finit par lâcher un « je t’en prie » désespéré.
Silyen garda une expression indéchiffrable. Puis il se rapprocha assez de lui pour lui murmurer à l’oreille:
– Qu’est-ce que tu essaies de me dire, Hadley? C’est une déclaration?
Le noeud qui étouffait Luke se desserra d’un coup. Il avait l’impression d’être passé du fond d’un gouffre au sommet d’une haute montagne. Restait à répondre à la question: voulait-il sortir avec l’Egal le plus puissant de son monde, et peut-être de tous les mondes?
– Oui, souffla-t-il.
Silyen recula de quelques pas et l’observa, les bras croisés.
– Si c’est pour te racheter que tu me dis ça…
– Non, je suis sérieux, Sil.
– Je ne sais pas… Je ne peux pas me permettre de jouer les montagnes russes et je préfère que tu sois sûr de toi. J’avais craint que Coira n’essaie de t’attirer dans ses filets, alors si tu éprouves quoi que ce soit pour elle…
Luke reprit l’Egal par les épaules.
– Je suis sûr de moi.
– Très bien, lâcha Sil.
Et il lui saisit la nuque d’un geste possessif et l’embrassa. Luke le plaqua contre lui avec férocité.
Lorsqu’ils se séparèrent, haletants, le jeune homme laissa échapper:
– Je…
– N’en parlons plus. Considère que nous sommes désormais quittes. Après tout, tu as eu à souffrir par ma faute, à l’époque, répliqua sèchement Silyen.
Puis il créa une porte, l’ouvrit et invita Luke à la franchir.
Le jeune homme aurait eut encore mille choses à dire et tout son être lui criait de rester avec l’Egal, surtout après la déclaration qu’il venait de lui faire mais Silyen le poussa en avant.
Luke atterrit au milieu d’arbres touffus qui se serraient les uns à côtés des autres dans un petit parc jouxtant la gare de Manchester. L’endroit idéal pour quelqu’un qui chercherait à ne pas être vu. Il jeta coup d’oeil en arrière mais la porte avait déjà disparu. Son coeur le lança. Il l’ignora et, les dents serrées, se força a faire un pas, puis un deuxième.
Personne ne le vit surgir du bosquet.
Il marcha jusqu’à sa maison comme un automate, faisant semblant de ne pas entendre les personnes qui, l’ayant reconnu, le hélaient dans les rues. Puis lorsqu’il arriva devant le seuil de sa maison, un sentiment d’irréalité le saisit.
C’était comme si tout s’était inversé.
Comme si son monde, son univers se trouvait maintenant avec Silyen à Far Carr et qu’il entrait à reculons dans cet univers-ci, celui de sa famille.
Il regarda la porte peinte en blanc, le paillasson si familier et la décoration en bois souhaitant la bienvenue, inspira profondément et ouvrit la porte.
– Je suis rentré maman!
A ce moment-là, deux choses se produisirent.
Une caméra fixée dans un arbre, pratiquement invisible grâce au camouflage qui la recouvrait, retransmit l’image du jeune homme, qui arriva sur l’écran d’un homme en train de mordre dans son sandwich jambon-beurre. Ce dernier s’interrompit en pleine mastication. Il décrocha immédiatement le téléphone qui se trouvait devant lui et composa un numéro.
Une minuscule puce fixée devant l’entrée des Hadley lança un logiciel de reconnaissance faciale. Elle émit un signal qui voyagea jusqu’à la ceinture invisible qu’une jeune femme portait, bien loin de là.